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Merci Madame…

Depuis hier et durant les jours qui vont suivre les critiques littéraires vont en parler, Annie Ernaux est prix Nobel de littérature ! Chez celles et ceux qui l’aiment, ça jubile et ça s’envoie des tweets, des SMS, des articles, et ça fait suivre et ça prend sa revanche.

C’est donc avec une grande humilité qu’à notre tour nous nous joignons aux louanges faites à cette grande autrice qu’est Annie Ernaux et plutôt qu’un commentaire littéraire (que d’autres feront bien mieux que nous), il faut voir ce qui, dans la gauche, provoque une telle joie.

Une grande écrivaine.

Ce que l’on doit retenir d’Annie Ernaux, c’est son style. « Une écriture nue » qui raconte, qui se raconte, qui nous raconte. Le choix, c’est de supprimer tout pathos. Bien sûr, cela perturbe. C’est du brut voire du brutal. On s’étonne et on se délecte. Une écriture nouvelle dans un vieux monde qui n’en finit pas de mourir.

Le choix d’Annie Ernaux est de se raconter par moments de vie, par période. En quoi est-ce politique ? Et bien parce qu’en faisant ce choix stylistique, et ce choix radical de parler de soi sans complexe, Ernaux parle de nous toutes. Mais rien là -dedans d’un égo trip. En finissant le livre (et à chaque fois ça marche !) on a appris à voir le monde différemment. Les choses banales prennent du sens. Annie Ernaux ne parle pas d’elle mais parle d’une personne qui tente de se débattre dans un monde fermé, corseté dans des oppressions, des injonctions invisibles que l’autrice met en exergue.

Cette écriture dure contraste avec la voix fluette et douce de Ernaux. Et ce contraste dit qu’il est possible qu’une femme, par son œuvre porte une parole forte. A 82 ans, Ernaux prouve que les femmes ont toujours parlé, écrit et que ce sont les autres qui ne voulaient pas entendre ou qui les faisaient taire.

Une grande féministe.

Annie Ernaux le revendique, elle est féministe. Alors en quoi et pourquoi son œuvre a marqué et marque le féminisme ? Tout d’abord parce qu’Annie Ernaux présente sa vie de femme. Point de Fantine, de Cosette ou d’Emma Bovary pour être intéressantes. Ernaux parle de la vie d’une femme dans une époque qui se dit libérée des oppressions patriarcales et qui ne l’est pas. Bien sûr, l’autrice raconte son avortement à une époque où il était interdit et c’est ce qui ressort des commentaires aujourd’hui. Mais la force de son écriture n’est pas dans ce simple fait, dans les évènements dramatiques et banals qui jalonnent la vie des femmes. Cela va bien au-delà. Ce qui fait de l’œuvre d’Annie Ernaux, une œuvre unique, c’est l’inverse, c’est sa capacité à raconter le quotidien, ces petites choses, ces renoncements. Dans « La femme gelée » par exemple, elle égraine la vie d’une jeune femme, mère de famille, et de ce que cela signifie. Elle ose dire tout haut ce que parfois nous nous interdisons même de penser. Non être avec un homme gentil et qu’on aime et qui nous aime ne suffit pas au bonheur. Non élever ses enfants ne rend pas heureuse, ou dans « Les années », Non nos enfant devenus grands ne sont pas toujours très intéressants et les recevoir pour les fêtes de famille ne comble pas de bonheur la vieille grand-mère que nous sommes devenues. Ou encore, « oui », dans un supermarché, il se passe des tas de choses passionnantes, si bien qu’on peut en faire un livre.

Bref, cette écrivaine participe à une prise de conscience pour beaucoup d’entre nous, des oppressions diffuses et invisibilisées….. ces petites choses qui font de la vie des femmes,( y compris de la vie de femmes qui se savent et se veulent féministes), un chemin de contradictions, de renoncements et de décisions…..

Une grande écrivaine de classe

L’autre point qui ponctue toute l’œuvre d’Annie Ernaux, c’est la lutte des classes.

Lutte intérieure d’abord. Transfuge, elle quitte un milieu populaire pour rejoindre « ceux d’en haut ». L’auteure nous présente avec cette froideur presque sociologique, ce que cela représente. Elle raconte la honte de là d’où on vient, la honte d’être là où on est, la honte d’avoir honte de là d’où on vient et de qui on est….. Et une fois qu’elle obtient le prix Renaudot pour « La place », elle expliquera la honte d’avoir plu à « ceux d’en haut », d’avoir étalé « ce monde d’en bas », de s’en être servi comme matériau pour son œuvre. Bref la honte ressentie d’être qui l’on est, encore et toujours.

Autre particularité, à l’opposé de l’air du temps, Ernaux évoque son parcours sans jamais glorifier le « combat ». Pas de « je me suis fait toute seule »… Bien au contraire, elle raconte à quel point les autres, l’engagement, la politique l’ont faite, dans le sens où la politique lui a permis de se construire. Pas de plus beau récit de « Mai 68 » que celui de cette auteure dans « Les années », deux pages, juste deux, et on comprend le souffle de la grande histoire qui percute l’histoire individuelle.

Lutte extérieure. Si on aime à voir ce récit de transfuge de classe, Annie Ernaux évoque en permanence sa classe. Lorsqu’elle raconte le supermarché dans « Regarde les lumières », elle présente toutes celles et ceux qui traversent ce lieu et celles et ceux qui y travaillent. Elle dit la misère d’un supermarché à Noël, où les seules illuminations sont celles du sapin de Noël du grand hall, mais aussi la beauté d’un rayon librairie à Auchan dans ce qu’il révèle de ce qu’est un livre. Elle raconte les personnes âgées, les sans emplois avec leurs horaires, leurs manies et l’envie, comme nous toutes et tous, de ne pas traîner. Sa plume est d’une bienveillance acerbe. Jamais de mépris de classe, jamais ! Et on sait à quel point il est difficile de parler des classes populaires, de « celles et ceux qui ne sont rien » sans les idéaliser et sans les mépriser. C’est cela le tour de force de son écriture !

Une grande écrivaine de notre temps.

Il est compliqué d’aborder tous les thèmes de l’œuvre d’Ernaux, parce que justement son œuvre est globale. Ce prix Nobel permet de mettre en avant une écrivaine engagée et fière de l’être. Annie Ernaux ne se cache pas, elle écrit sur et pour sa classe. Elle met fin à la petite musique des dernières décennies, qui prétendait que le temps des artistes de gauche est terminé et qu’il faut laisser la place aux autres, à ceux qui ne disent rien sur rien parce que, paraît-il, rien n’est plus intéressant pour eux que la vacuité. Foutaises que les livres d’Ernaux balaient d’un revers de main. L’artiste porte un message engagé et comme elle le dit « pour venger ma race », avec une écriture à la froide brutalité à la hauteur de la froide brutalité de notre monde. Et à l’heure où en Iran, les femmes manifestent au cri de « Femmes, vie, liberté », ce prix Nobel fait du bien. Vraiment du bien.

Manue Johsua