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Les services que nous rend gratuitement la nature n’ont pas de prix

A Lyon, le samedi 5 janvier 2019, mairie du 1er arrondissement accueillait le 2e forum national de la gratuité, à l’initiative de l’Observatoire Internationale de la Gratuité.

Lors de cette journée, ce sont succédés des interventions et témoignages sur la mise en pratique ou l’intérêt émancipateur de la gratuité.

« Il s’agit bien sûr d’une gratuité construite, économiquement construite, mais aussi socialement, écologiquement, anthropologiquement et bien sûr politiquement construite. Le livre-manifeste « gratuité vs capitalisme » (1) de l’Observatoire international de la gratuité rend compte de toutes les formes de gratuité existantes et à développer dans une perspective d’égalité sociale, de préservation du climat et des écosystèmes et de démocratie réelle. »

Les services que nous rend gratuitement la nature n’ont pas de prix

Intervention de Laurence Lyonnais à l’occasion du Forum National de la Gratuité,

Il existe une catégorie de services communs d’utilité et d’intérêt général mais qui ne sont le plus souvent pas reconnus comme tels, en raison de leur invisibilité générale dans l’économie de marché. Pourtant Karl Marx nous rappelait déjà que le capitalisme épuise les deux seules sources de toutes richesses : la terre et les travailleurs1.

Les écosystèmes rendent en effet gratuitement des services aux communautés humaines, services qui sont les supports et conditions indispensables à la vie humaine, et permettent non seulement la survie mais aussi l’amélioration des conditions de reproduction et d’épanouissement de la vie humaine. La bonne santé des écosystèmes et leur statut de  « communs » nous sont donc indispensables.

Ces services et « aménités » sont classés selon leur fonction, pour reprendre un terme issu du langage de l’économie de l’environnement. On peut aussi parler de valeur d’usage.

  • valeur d’usage direct ou fonction d’approvisionnement : tous les biens produits ou provenant des écosystèmes , à commencer par la nourriture mais aussi les molécules qui servent à la pharmacopée (la moitié des plantes utilisées dans les médicaments sont actuellement en voie d’extinction…), mais aussi l’eau, les fibres, minerais, ressources génétiques liées à la biodiversité

  • valeur d’usage indirect ou fonction de régulation : les crues, l’épuration et le stockage des eaux, le fonctionnement des micro climats, le rafraichissement des villes et quartiers par le petit cycle de l’eau et les îlots de verdure, la qualité de l’air, la photosynthèse… ainsi que les grandes fonctions de support et de soutien des équilibres planétaires et des cycles bio géo écologiques (stabilité des sols et du climat notamment).

  • valeur d’existence ou « aménités environnementales ».On entend par là tous les services liés aux plaisirs récréatifs, sportifs, poétiques, contemplatifs, source d’inspiration artistique (arts, contes…), supports de la pédagogie et de l’éducation scientifique à la biologie, à l’écologie, de la transmission de l’histoire et du patrimoine mais aussi d’un éveil philosophique replaçant l’individu dans la marche du monde et dans une alter-diversité source d’émerveillement et amenant à une démarche réflexive. De nombreuses études portent actuellement sur le « syndrome du manque de nature » et ont démontré que le contact avec les éléments naturels est un facteur de développement et de maintien en bonne santé des individus (tant au regard de l’exercice physique que ce contact induit que des bénéfices notamment dans la lutte contre la dépression).

Cette dernière fonction est appelée « aménités environnementales », ce qui désigne tout aspect de l’environnement appréciable et agréable pour l’humain, dont la valeur est non quantifiable et inestimable. Ce qui est « amène » est aimable, agréable, suscite le plaisir. Le Littré nous en livre la définition suivante « douceur accompagnée de grâce et de politesse ». Traiter quelqu’un ou quelque chose avec aménité, c’est le considérer avec égard, sans rudesse.

Cette fonction renvoie à une valeur d’existence : ainsi la valeur d’étendues vastes et sauvages, l’obscurité de la nuit, le silence de la montagne, l’odeur des feuilles après la pluie dans la forêt en septembre…

Dans les valeurs de non usage on peut encore distinguer des valeurs de legs et d’option, qui s’apprécient par le choix qui est fait de ne pas les utiliser afin de les transmettre aux générations futures ou de se réserver la possibilité de les utiliser ou pas en fonction des besoins.

On pourrait aussi bien illustrer ce propos en prenant l’exemple de la forêt, qui filtre les eaux, capte et stocke le carbone, abrite faune et flore (dont des espèces elles-mêmes support pour la pollinisation par exemple), lieu de promenade et de détente, de méditation, mais aussi bien sûr lieu de production et de fourniture de bois pour la construction, l’ameublement, le chauffage. Une forêt entretenue et conservée à travers les années et les siècles en prévision d’usages futurs – usages futurs que celles et ceux qui en prennent soin dans le présent peuvent supposer ou pressentir mais dont ils n’ont aucune certitude.

De telles valeurs ne peuvent avoir de prix dans un système d’échange basé sur le profit à court terme.

Pourtant depuis la fin des années 1990, émerge le concept de services écologiques. Ainsi en 1997, un long article publié dans Nature par Robert Costanza et alii, estime à 33 000 milliards de dollars la valeur de 17 services écosystémiques ainsi évalués.

Ce travail d’évaluation a ensuite été repris par l’ONU qui publie depuis 2001 une évaluation des écosystèmes pour le millénaire.

En 2006, c’est le rapport Stern qui indique que les conséquences du dérèglement climatique coûteront entre 5% et 20% du PIB mondial (soit l’équivalent estimé de deux guerres mondiales), et conclut que ne rien faire coûtera de plus en plus cher au fur et à mesure que le temps passe.

C’est sur ces évaluations que s’appuiera la conférence de Rio+20 en 2012 pour mettre « l’économie verte » au centre des solutions pour faire face aux défis environnementaux, créant ainsi un rapport de consommateur à entreprises et introduisant une financiarisation rampante des services rendus par la nature.

En suivant les analyses du géographe d’obédience marxiste David Harvey, on peut analyser cette évolution du capitalisme comme le passage d’une phase d’exploitation de la force de travail à celle d’une phase de dépossession des biens communs impliquant la privatisation du vivant (brevets, …) et constituant une extension des champs de profits possibles.

La question que pose ces évaluations monétaires est de savoir combien vaut en euros une abeille et son service pollinisateur, ou combien vaut un hectare de zone humide.

Prenons l’exemple de la zone humide. Cette dernière rend des services indirects par les services de filtration des eaux, d’atténuation des inondations, de recharge des nappes souterraines, de rétention des polluants, de fourniture de produits (poissons, bois), de sédiments, de stock de carbone et autres gaz à effet de serre, mais aussi de pollens à travers les âges ce qui constitue une précieuse mémoire patrimoniale. Elles possèdent également un puissant pouvoir d’attraction par la beauté de leurs paysages.

L’évaluation économique doit nécessairement séparer ces différentes fonctions pour leur donner une valeur monétaire.

Or le propre de l’écosystème est précisément l’imbrication des processus qui fait l’originalité et la fonctionnalité du milieu naturel considéré. De manière pratique, on ne peut pas ôter une fonction ou l’utiliser sans déséquilibrer et remettre en cause la fonctionnalité de l’ensemble. Le fonctionnement écosystémique repose fondamentalement sur des logiques de flux et d’interactions non réductibles dans une approche par blocs d’éléments séparés à laquelle l’évaluation monétaire conduit invariablement.

Certaines évaluations ont pu conduire à montrer que la transformation des éco systèmes de manière brutale donnait un résultat négatif, y compris au plan monétaire. C’est le cas d’une étude conduite en 1991 sur une tourbière d’Ecosse qui amenait à évaluer à 445 euros par hectare la valeur de la tourbière en bon état de conservation et à – 1230 euros par hectare la valeur de la tourbière transformée en plantation standard.

Actuellement, des chiffrages du stock de carbone représenté par les tourbières en bon état de conservation (soit entre 800 et 1400 Tonnes de carbone par hectare) attise des calculs au prix de la tonne de carbone sur le marché mondial soit 146 000 euros par hectare de tourbières. De tels montants seront-ils suffisants pour empêcher les destructions de ces écosytèmes ? Toujours est-il qu’ils ne prennent alors pas en compte le rôle d’épuration, de réserve d’eau et de biodiversité du dit écosystème.

Dans le même registre, la valeur de la pollinisation réalisée par les abeilles pour 1 hectare de café a été évalué à 287 euros par hectare. Mais quid de leur remplacement par des drones comme cela est déjà expérimenté aux Etats Unis ?

On peut se trouver navré par la pauvreté scientifique et poétique de l’approche du monde que nous impose le capitalisme, incapable de penser dans leur globalité les services rendus par la nature et les écosystèmes et prisonnier d’une approche consistant à comparer les avantages à détruire ou à conserver en fonction des profits immédiats à en retirer.

Si la démarche d’évaluation monétaire des services rendus par les écosystèmes présente quelques avantages comme ceux d’améliorer la connaissance, de compléter des indicateurs, de mettre en évidence les pertes importantes (et tout autant irrémédiables), le problème est que le système ne sait que traduire en pratique cette évaluation par les instruments qu’il connaît et maitrise. Les conséquences sont donc

  • la tentation de rémunérer des pays ou territoires pour les services qu’ils conservent par compensation de ceux détruits ailleurs (ce qui constitue une aberration écologique puisqu’un écosystème détruit ne peut être remplacé),

  • la compensation par des systèmes bancaires « biobanques », de fonds de garantie, de marchés spéculatifs dont les critères n’ont plus rien à voir avec le fondement scientifique naturaliste et alimentent évidemment des profits avant de servir de levier de protection et de conservation. On parle de « réserves d’actifs naturels » depuis la loi Biodiversité de 2016 mais quid lorsque leur valeur de destruction selon les critères du marché sera supérieure à leur valeur de conservation ? Dans leur ouvrage Prédation. Nature, le nouvel eldorado de la finance, Sandrine Feydel et Christophe Bonneuil utilisent une formule éclairante : « On laisse la protection de ce que la nature a mis des millénaires à créer entre les mains d’entreprises privées qui n’ont que des objectifs de court-terme. »

  • la création de certificats, labels, permis et quotas qui supposent l’instauration d’une propriété sur les ressources naturelles pour pouvoir les échanger dans un système mondialisé reproduisant les inégalités Nord / Sud (une sorte de nouvelle exploitation coloniale), tel le marché des droits à polluer dont l’efficacité écologique est nulle et les impacts sur les bulles spéculatives réels.

Il devrait être possible de formuler « ce n’est pas parce qu’on a dit tel service vaut tant que cela autorise la transaction ». Mais l’évaluation monétaire dans le contexte capitaliste conduit inéluctablement à la marchandisation des biens communs essentiels et fondamentaux.

L’évaluation économique est –elle réellement un facteur nécessaire et suffisant pour la conservation des écosystèmes ? Cette simple réflexion oriente notre réponse : nous conservons beaucoup de choses que nous n’évaluons pas (nos liens d’amitiés, nos moments de convivialité…) et détruisons beaucoup de choses dont nous connaissons le prix….Combien de calculs faudrait-il encore pour conclure à l’évidence que la gestion pérenne des écosystèmes est bien plus rentable et profitable ?

Dès lors, l’enjeu consiste à ce que les services écosystémiques, services rendus gratuitement par la nature, soient reconnus comme des services publics universels inaliénables dont la protection et la gestion sont assurés et rémunérés par la collectivité et les systèmes redistributifs (fiscalité…) et non dans le cadre de transactions où les services environnementaux sont achetés par des clients à des fournisseurs. Se doit également d’être ouvert à cette occasion le champ de la réflexion sur les « droits de la nature » posée en filigrane par l’action collective « l’affaire du siècle » visant à intenter des procès aux Etats ne respectant pas leurs engagements en matière de lutte contre le réchauffement climatique.

Cet enjeu est une formidable occasion d’instaurer une délibération démocratique indiquant un choix politique de société : soutenir, préserver quelque chose qui n’a pas de prix suppose la définition collective de valeurs intangibles. Intégrer la nature dans notre délibération démocratique fait partie de notre évolution « naturelle » en ce sens que les valeurs de la nature et celle de notre humanité sont liées intrinsèquement et plus que jamais dans un contexte d’extinction massive des espèces et d’effondrement pronostiqué des écosystèmes.

Nous pouvons alors, comme nous y invitent des auteurEs telle Cynthia Fleury, faire œuvre d’une exigence de réconciliation, en fondant notre pacte social sur la réconciliation avec la nature et les êtres vivant qui l’habitent.

Léonard de Vinci a écrit « va prendre tes leçons dans la nature » : prendre en soin, en intelligence les services de la nature et leur fonctionnement est une source d’inspiration essentielle pour nos sociétés et les défis qu’elles ont à affronter : résilience, biomimétisme, circularité, autonomie, aménités, ouverture à l’altérité, transmission dans l’espace et le temps … autant de champs et de supports pour des communautés humaines solidaires et démocratiques.

Laurence Lyonnais

1 « Si bien que la production capitaliste ne développe la technique et la combinaison du procès de production social qu’en ruinant dans le même temps les sources vives de toute richesse : la terre et le travailleur. »

Karl Marx, Le Capital, Livre I