Plus de deux mois après l’assassinat de Masha Amini par la police iranienne, les manifestations contre le port du voile obligatoire, contre la police des mœurs et, plus généralement, contre le régime islamique, sont loin d’être terminées. Bien au contraire, malgré une répression toujours plus féroce, de larges secteurs de la population continuent à se mobiliser quotidiennement, rejoignant la lutte des femmes iraniennes et portant de nouvelles revendications qui dépassent largement le cadre de celles mises en avant dans les premiers jours du mouvement. En raison de la dégradation de la situation économique, des luttes sociales viennent s’ajouter aux mobilisations des femmes et de la jeunesse. Dans cet article, nous présentons quelques développements récents transmis par des militant-e-s iranien-ne-s.
Un mouvement qui s’étend
Pour les chiites, le deuil dure 40 jours. Des cérémonies sont organisées au 3ème, au 7ème et au 40ème jours. Des manifestations importantes, de l’ordre de plusieurs milliers de personnes se sont donc déplacées des centres des grandes villes vers les cimetières, à l’occasion des cérémonies en l’honneur des premières jeunes victimes de la répression.
Des villes comme Karadj à 40 km de Téhéran ou Foulad Shahr (Ville d’acier) aux alentours d’Ispahan qui était construite pour loger les ouvriers de l’usine de sidérurgie d’Ispahan et qui reste une ville industrielle, ont vu de grands rassemblements qui se sont terminés en affrontements avec les forces de l’ordre.
Début novembre, un tract signé « ceux qui sèment le soleil » est apparu dans les rues de Téhéran, il reprend de manière assez claire les revendications exprimées par les groupes les plus progressistes dans les manifestations : « Pourquoi nous ne voulons pas le renversement du régime, tout en étant des révolutionnaires ? Nous ne sommes pas des subversifs car renverser la République islamique ne nous suffit pas. Nous voulons que, si la République islamique est renversée, les femmes et les hommes soient égaux. Que les gens puissent vraiment décider par eux-mêmes des questions qui les concernent. La propriété privée doit être abolie et les travailleurs doivent bénéficier de leur propre travail. (…) . L’éducation, la santé et un logement convenable et gratuit doivent être accessibles à tous. Les retraités doivent pouvoir vivre confortablement. Les enseignants et les élèves devraient diriger les écoles. Nous ne voulons pas être pauvres. (…) Et nous avons bien d’autres rêves que nous ne pouvons réaliser tant que nous n’avons pas renversé la République islamique. Le renversement de la République islamique est une condition nécessaire pour réaliser les souhaits de la majorité du peuple, mais ce n’est pas une condition suffisante. Pour cette raison, nous ne sommes pas des subversifs, nous sommes des révolutionnaires, car la révolution signifie le renversement de l’ordre dominant oppressif et le changement radical au profit de la majorité des travailleurs. »
Le mouvement de résistance est particulièrement important au Kurdistan et dans la province du Sistan-et-Baloutchistan, où les revendications s’articulent également autour des questions d’oppression des minorités et d’une situation économique particulièrement difficile. Zāhedān est la capitale de la province de Sistan-et-Baloutchistan avec 700.000 habitants, majoritairement des sunnites du peuple Balouch. Les habitants de cette région frontalière du Pakistan par l’Est et bordant le Golfe Persique par le Sud sont très pauvres. Cette région comme le Kurdistan, oubliée des allocations de ressources de l’État, subsistait auparavant de la pêche, de l’élevage, de l’agriculture et marginalement de la contrebande. Mais depuis que la République Islamique a accordé le droit de pêche aux bateaux-usines chinois qui raclent le fond du golfe, les pêcheurs traditionnels voient leur revenu s’amoindrir tous les jours. Pour ce qui est de l’agriculture et de l’élevage la crise de l’eau a mis fin à toute activité. N’ayant plus de quoi vivre, les gens se voient acculer à la contrebande du pétrole et des marchandises malgré les dangers de cette activité.
A l’origine de ces importantes protestations, il y a le viol subi par une jeune fille balouch par un gradé des forces de l’ordre locales qui malgré tous leur effort pour étouffer l’affaire (la pression et même l’arrestation des membres de la famille de la fille) est rendu public par une de ses amies. A la divulgation de cette affaire, juste deux semaines après le meurtre de Mahsa, une manifestation s’est déclarée spontanément après la prière du vendredi 8 mehr 1401 (30 septembre 2022). Très vite le slogan de « Mort au dictateur ! » et » A bas la République Islamique » a pris le dessus et la manifestation a été noyée dans le sang en laissant plus d’une centaine de tués dont beaucoup d’enfants.
Au 40e jour suivant le massacre de Zahedan, le 11 novembre, des appels étaient lancés au niveau des grandes villes en solidarité avec cette journée de deuil à Zahedan, où des dizaines de milliers de personnes se sont réunies malgré la répression.
Le 17 novembre 2022 dans la ville de Khomeyni-shahr la foule a mis le feu à la maison natale du fondateur de la République islamique l’Imam Khomeyni. Cette maison est située dans la ville de Khomeyn qui se trouve proche d’Ispahan dans le centre du pays. C’est une ville très religieuse de plus de 500 000 habitants dont un bon nombre des forces de l’ordre en sont originaires et qui n’avaient pas jusqu’ici participé au soulèvement. Il fallait bien mettre un point d’honneur aux deux mois de soulèvement et de protestation héroïque en Iran. Au troisième jour de grève et de manifestation appelée à l’occasion de l’anniversaire du « massacre d’Aban » survenu en novembre 2019 au cours des protestations au sujet de l’augmentation du prix de l’essence et qui a entraîné d’après les données officielles plus de 1500 morts, des milliers de personnes sont sorties dans les rues pour lancer des slogans hostiles au régime et ont fini par incendier la maison de l’Imam. Tout de suite après cet événement une rumeur s’est fait entendre, selon laquelle la prochaine cible serait le mausolée de l’imam qui se trouve à proximité de Téhéran et qui est aujourd’hui considéré comme un lieu de pèlerinage des chiites.
D’une manière générale, on assiste à des rassemblements quotidiens de protestations dans les quartiers et les universités de quasiment toutes les villes. Ces rassemblements se passent le jour au sein des universités et la soirée dans les quartiers suivis des slogans sur les toits et par les fenêtres dans les ensembles résidentiels. Ceci constitue une sorte de « bruit de fond » qui est ponctué par des manifestations plus importantes lors des dates marquantes du mouvement.
Une répression féroce
Devant l’étendue et la permanence des manifestations et des protestations, le régime islamique n’a d’autres réponses possibles qu’une répression toujours plus brutale. A la date du 13 novembre, d’après les données des organisations des droits de l’homme, on compte 326 morts en Iran dont plus de 40 enfants et une trentaine de femmes. Le nombre réel des victimes est très certainement beaucoup plus élevé.
La répression frappe d’une manière particulièrement violente les mobilisations dans les régions du Kurdistan et du Sistan-et-Baloutchistan. Les camps de réfugiés et les infrastructures des partis politiques kurdes installés en Irak ont été bombardés à plusieurs reprises depuis le mois de septembre.
Les forces de répression semblent dépassées, au point de recourir à des mercenaires étrangers, afghans ou syriens qui sont recrutés dans les rangs des basidjis (milices gouvernementales chargées du contrôle et de la répression) pour quelques centaines de dollars. L’usage de fusils de chasse, de tirs à la chevrotine contre des manifestants, avec des munitions anti-émeutes fournies par la société franco-italienne Cheddite, est largement documenté par les organisations internationales des droits de l’homme et dans un reportage visible sur le site de France 24.
Malgré les appels d’une partie des députés du Parlement iranien à renforcer la répression par tous les moyens et à appliquer la peine de mort aux manifestants arrêtés, le doute commence à s’installer dans certains secteurs des forces répressives, comme le montre une vidéo, fuitée, d’une réunion interne des basidjis : un des chefs Bassidji, Pouyane Hosseinpour, connu pour ses exploits contre le mouvement, racontait avec étonnement à ses collègues sa journée. Il expliquait avec forces de détails ce qui l’avait impressionné. Il disait qu’« à l’inverse des dernières fois où après quelques bagarres ils s’enfuyaient et qu’il nous suffisait 10 minutes pour disperser un rassemblement dans la rue, aujourd’hui on peut y passer des heures sans forcément réussir(…). Du haut des immeubles, on nous a balancé des pierres mais aussi tout ce qu’on peut imaginer, des pots de fleurs, des barriques, des chaises même des bancs …Un de nos collègues a reçu un fer à repasser !!! Vous avez vu les films qu’on a montrés. Ça n’a rien à voir, maintenant ils n’ont plus peur, ils résistent ! ».
La crise économique et sociale s’aggrave
L’échec des négociations avec les Américains et les Européens sur la question nucléaire (dont l’issue semble s’éloigner de plus en plus avec le mouvement populaire), la possibilité d’autres sanctions européennes, le résultat des élections midterm aux États-Unis, ont fait fortement baisser la devise iranienne. Raïssi, le président de la République actuel qui avait promis un dollar à 5000 Tomans quand le dollar était effectivement à 8000 (sous le gouvernement précédent) doit faire face aujourd’hui à 1 dollar qui s’approche de la ligne des 40.000 ce qui entraîne mécaniquement une perte effroyable du pouvoir d’achat de la population. Il faut ajouter à ces raisons de la baisse de la devise iranienne une importante fuite de capitaux causée par l’incertitude économique qui règne sur les marchés. Un des signes de cette fuite des capitaux est la mise en vente aux prix sacrifiés des villas et des appartements de luxe de la haute société iranienne. Des responsables de la République islamique et leur famille sont massivement en train de transférer de l’argent à l’étranger pour acquérir des biens immobiliers en Grèce et en Turquie, notamment, d’y investir sur les marchés et de préparer leur départ et celui de leurs familles.
Alors qu’elle affecte tous les secteurs de la société iranienne, cette crise économique et sociale voit le développement de mouvements nouveaux, comme la grève des commerçants, les « bazaris » dans la plupart des grandes villes. Pour la deuxième fois sous la République Islamique, les bazars des villes importantes ainsi que les quartiers commerçants ont entamé une grève et ont baissé leur rideau. Il faut savoir que les commerçants souffrent de plus en plus du monopole commercial exercé par les sociétés en rapport avec le « QG exécutif des ordres de l’Imam » ou « Siège de l’application de l’ordre de l’imam Khomeiny » qui tient toutes les ficelles des affaires dans le pays, qui est dispensé de nombreuses taxes, alors que les bazaris privés sont lourdement imposés.
Les grèves dans l’industrie qui semblent beaucoup plus importantes que ce qu’on entend dans les médias ont eu également de conséquences très importantes sur le ralentissement de l’économie. Sans organisations légales, les ouvriers sont obligés de trouver des voies détournées pour « se mettre en grève » de façon pratique et technique, sans le proclamer de manière ouverte. On assiste par exemple à des vagues de sabotage sur les machines, sur les camions ou sur les bus pour arrêter effectivement le travail ou créer des blocages dans la chaîne de fourniture des pièces et accessoires de travail. Il semblerait qu’un mouvement de grève chez les ouvriers des plateformes pétrolières est en train de s’installer. Le 16 novembre une partie des ouvriers des plateformes d’Assalouyé (Pars du Sud, gisement offshore très important de gaz naturel -apparemment premier mondial- appelé aussi North Field ou South Pars situé à cheval entre les eaux territoriales de l’Iran et du Qatar dans le golfe Persique) qui construisent et développent les installations exploitées au sud de l’Iran par plusieurs pays dont l’Iran, le Quatar et l’Irak) sont également entrés en grève aux côtés des sidérurgistes d’Ispahan.
Le mouvement de contestation porté par les femmes iraniennes sur leurs revendications s’est maintenant diffusé dans toutes les couches de la société iranienne. Il met en lumière les profondes divisions qui minent le régime des mollahs et les intérêts parfois divergents qui le parcourent. Si la répression la plus dure est aujourd’hui la voie perçue par le régime comme la seule issue possible à la crise, la seule garantie de la poursuite de sa mainmise idéologique et sociale, celle-ci pourrait bien être remise en cause par des secteurs entiers des forces de répression, les Pasdaran, qui sont à la tête de très importants intérêts économiques et commerciaux du pays. La résistance du mouvement, sous toutes ses formes, sa poursuite et son extension ne feront qu’approfondir les lignes de fracture du régime.
La solidarité internationaliste ne doit pas faiblir et, dans nos pays occidentaux, s’exprimer bien plus fortement qu’elle ne l’a fait ces deux derniers mois. La dénonciation de la fourniture d’armes anti-émeutes, létales, par des sociétés françaises est un exemple de ce qui peut être réalisé, comme la diffusion la plus large des informations venues d’Iran.
Mathieu Dargel