Alors que le conflit dure depuis maintenant des années, la guerre du Vietnam connaît un important tournant politique que symbolisent divers évènements dont, par exemple, la création du Gouvernement Révolutionnaire provisoire en juin, ou encore la mort du dirigeant du Nord Vietnam, début septembre. Un autre évènement va secouer en profondeur la société américaine : l’inculpation, le 5 septembre 1969, du lieutenant William Calley, pour crime de guerre. L’année précédente, en mars 1968, sous son commandement, la « compagnie Charlie » a incendié les maisons du village My Lai et, pendant une journée entière, massacré plusieurs centaines d’habitants, sans trouver ni combattants insurgés ni même d’armes. Parmi les victimes, on dénombre de nombreuses femmes (beaucoup ont été violées), des enfants et même des nourrissons. Naturellement, l’armée américaine tente de dissimuler le massacre et multiplie les manœuvres de couverture et de diversion. Trois des soldats qui s’étaient opposés aux exactions sont dénoncés comme des traîtres par certains parlementaires liés au lobby pro-guerre. Sous la pression de la presse, une enquête et des procédures judiciaires sont néanmoins lancées. Elles aboutiront à un procès en mars 1971.
Naturellement, le massacre de My Lai n’est pas la seule atrocité commise par l’armée US au Vietnam. Au cours des années, l’intervention nord-américaine a eu recours à la quasi-totalité des armes dont elle disposait, à l’exception de l’armement nucléaire : napalm, agent orange (1), bombes à billes et bombardements massifs des digues du Nord Vietnam afin de provoquer des inondations. Mais, au-delà de l’aspect purement juridique de l’affaire, la mise en accusation d’un officier témoigne des pressions qui s’exercent alors sur l’administration américaine, aussi bien au niveau international qu’au sein même de la société américaine qui est désormais profondément divisée. Le gouvernement US avait présenté son action comme une aide de courte durée au régime sud-vietnamien. Mais, en 1969, cette « aide » semble condamnée à s’éterniser. En effet, l’armée régulière sud-vietnamienne s’avère totalement incapable de résister aux troupes du FNL (2). De mois en mois, à partir de 1964, le corps expéditionnaire US devient de plus en plus important et, surtout, de plus en plus engagé en première ligne dans les combats. Conséquence inévitable : chaque semaine, des centaines de soldats américains sont tués.
La seconde guerre du Vietnam
A l’issue de la Deuxième guerre mondiale, le Vietnam a connu un premier conflit – baptisé « guerre d’Indochine » ou « première guerre du Vietnam » – opposant mouvements nationalistes et communistes vietnamiens à la puissance coloniale de l’époque, la France. Cette guerre dure une dizaine d’années et se conclut, en mai 1954, par la bataille de Dien Bien Phu : après plusieurs mois de siège, le corps expéditionnaire français est contraint de se rendre aux troupes vietnamiennes dirigées par le Général Giap. Cette victoire (3) débouche sur des négociations entre le gouvernement français et les vietnamiens, négociations qui se concluent sur les accords de Genève : le Vietnam est alors divisé en deux. Au nord du 17éme parallèle, la République Démocratique du Viet Nam (RDVN), sous la direction de Ho Chi Minh, se réclame du socialisme. Au Sud, s’établit un régime « pro-occidental », les États-Unis (USA) remplaçant rapidement la France comme puissance tutélaire.
Au Sud, les combats entre troupes gouvernementales et FNL reprennent dès 1955. Face à l’incapacité de l’armée sud-vietnamienne à endiguer le mouvement de guérilla, l’implication américaine s’intensifie : en 1961, John Kennedy augmente le nombre des « conseillers militaires » nord-américains. Par la suite, les présidents des USA (John Kennedy, puis Lyndon Johnson) autorisent les bombardements aussi bien au Sud qu’au Nord du 17éme parallèle. En 1965, les USA s’engagent totalement dans la guerre terrestre avec l’envoi d’un corps expéditionnaire qui atteint rapidement plusieurs centaines de milliers d’hommes.
Le mouvement contre la guerre
Cet engagement grandissant provoque le développement d’un puissant mouvement anti-guerre, en particulier sur les campus des universités nord-américaines. Naturellement, la jeunesse étudiante directement concernée par la conscription constitue le fer de lance de ce mouvement. Mais la contestation de la politique impérialiste du gouvernement américain ne se limite pas à la jeunesse, ni aux USA. Ainsi, simultanément aux manifestations et rassemblements contre la guerre du Vietnam, on assiste à une nouvelle étape des mobilisations contre le racisme à l’encontre des Noirs et pour les droits civiques. Le champion du monde de boxe Mohamed Ali (Cassius Clay) souligne la convergence de ces deux mouvements : affirmant « aucun vietnamien ne m’a jamais traité de sale nègre », il refuse d’aller « servir » au Vietnam. Avec le retour des cercueils des soldats tués au Vietnam et les images télévisées des atrocités commises par l’armée US, c’est l’ensemble de la société américaine qui est désormais « malade » du conflit vietnamien.
En réalité, ce conflit s’est largement internationalisé, au sens où ce n’est pas seulement aux USA mais sur l’ensemble de la planète que se déroulent des manifestations anti-impérialistes et de soutien aux peuples d’Indochine. Partout, des associations, des mouvements ou des coalitions se mettent en place, pour faire connaître le conflit et dénoncer la « guerre américaine ». Ainsi, en France, outre le Mouvement de la Paix (alors lié au Parti Communiste), de nouvelles organisations voient le jour sous l’impulsion de la gauche radicale : les Comités Vietnam de base (CVB) d’inspiration maoïste et le Comité Vietnam National (CVN), à l’initiative de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR) et du Parti socialiste unifié (PSU).
L’offensive du Têt
C’est en janvier 1968 que les troupes nord-vietnamiennes et celles du FNL déclenchent une offensive politico-militaire dont l’objectif premier est de provoquer des soulèvements insurrectionnels. En pratique, elles se heurtent à une supériorité numérique et militaire écrasante des forces US et subissent des pertes importantes. D’un point de vue militaire, l’offensive est donc est échec. Mais il en va très différemment sur le plan politique. D’abord, même non victorieuse, l’offensive a montré l’inconsistance du régime fantoche (4) qui n’a dû sa survie qu’aux troupes US, ainsi que les capacités des insurgés. Ensuite, même s’il n’y a pas eu de soulèvement populaire généralisé, pendant plusieurs mois des faubourgs de Saigon et des secteurs entiers la seconde ville du Sud-Vietnam (Hué), ont vécu sur contrôle des troupes insurgées. Autant dire que le mythe du « dernier quart d’heure » et d’une fin proche du conflit que diffusent le gouvernement américain et les médias qui le soutiennent est sacrément ébranlé : malgré la disproportion évidente des forces entre la première puissance mondiale et un tout petit pays du Sud, la possibilité d’une défaite américaine gagne en crédibilité des secteurs croissants de l’opinion publique, notamment aux États-Unis eux-mêmes.
Au-delà de la dimension proprement militaire, l’offensive du Têt consacre également la mutation du Front national de libération qui passe du statut d’organisation de lutte (armée) contre le pouvoir à celui de candidat au pouvoir.
Naissance du Gouvernement révolutionnaire provisoire
Du 6 au 9 juin 1969 se tient le congrès des représentants du peuple de ce qui est alors le Sud-Vietnam. Ces représentants ont été élus dans les « territoires libérés », c’est-à-dire les zones où le gouvernement officiel du Sud-Vietnam, l’armée sud-vietnamienne et, surtout, le corps expéditionnaire nord-américain (États-Unis) ne parviennent plus à exercer leur pouvoir. Cette situation est la conséquence de l’évolution des rapports de force militaires : confrontée aux soulèvements populaires et aux opérations militaires menées par le Front national de libération, le régime ne contrôle plus l’ensemble du territoire mais uniquement les grandes villes et les principaux axes de communication. Ailleurs, un pouvoir alternatif se met en place, assurant une grande partie des tâches administratives et politiques.
La principale décision du congrès des représentants du peuple est la constitution du gouvernement révolutionnaire provisoire (GRP) de la République du Sud-Vietnam, dont la principale fonction est d’assurer de manière formelle l’administration des territoires libérés. La décision a également une portée symbolique forte en termes de représentation politique de la population du Sud-Vietnam. Elle anticipe d’ailleurs le cadre qui sera celui, quelques années plus tard, des pourparlers de paix, puisque le Vietnam y sera représenté par trois délégations : le gouvernement « officiel » sud-vietnamien, le gouvernement de la RDVN et le GRP. Avant d’en arriver aux négociations de paix la guerre connaîtra d’autres développements, notamment son extension au Laos et au Cambodge.
La paix et ses lendemains amers
Des accords de paix sont signés en janvier 1973. Les États-Unis commencent à retirer leurs troupes du Vietnam. La guerre entre les différentes factions vietnamienne dure jusqu’à la chute de Saigon en avril 1976 qui marque la fin du conflit militaire. Le Gouvernement révolutionnaire provisoire devient alors le gouvernement du Sud-Vietnam jusqu’en juillet 1976 où s’opère la réunification entre le Sud et le Nord Vietnam.
Les supérieurs hiérarchiques de Calley comme l’ensemble de la hiérarchie qui a couvert le massacre et tenté de dissimuler les preuves seront acquittés. Parmi les inculpés du procès du massacre de My Lai, seul le lieutenant Calley a été condamné en mars 1971. Reconnu coupable du meurtre d’au moins une vingtaine de villageois, il est condamné à la prison à perpétuité. Quelques mois plus tard, en appel, sa peine est réduite à vingt ans de prison… qu’il n’effectuera pas ! Il continuera à « servir », en résidence surveillée dans une caserne, avant d’être libéré définitivement au bout de trois ans et demi.
En Indochine, l’enthousiasme né de la victoire et de la réunification a rapidement débouché sur de nombreuses désillusions : dès les premières années, on assiste à plusieurs vagues d’émigration (boat people). Puis c’est la découverte de la tragédie cambodgienne et la révélation du génocide commis par le régime des Khmers rouges. En décembre 1978, l’armée vietnamienne envahit le Cambodge et met fin aux massacres. En 1979, la Chine tente en vain d’envahir le Nord Vietnam. Pendant plus d’une décennie, au plan international, les États-Unis soutiennent les criminels Khmers rouges.
Mais il ne fait aucun doute que la tragédie de « l’Oradour vietnamien » a contribué à accélérer le retournement de l’opinion publique et la défaite de l’impérialisme. Malgré, les lendemains amers de cette défaite, son impact politique – et à l’échelle internationale – est considérable : la guerre de libération vietnamienne a montré que l’impérialisme, y compris le plus puissant, peut être vaincu.
François Coustal
- L’agent orange est un défoliant déversé à grande échelle par les bombardiers US afin de détruire les cultures et les forêts pour chasser les insurgés. Du fait de sa composition – notamment la présence de dioxine – les conséquences ont continué à se faire sentir bien après la fin de la guerre, notamment sous formes de cancers. L’agent orange a été produit pour le Département de la défense des USA principalement par deux multinationales criminelles : Dow Chemical et Monsanto.
- Le Front national de libération (FNL) a été fondé officiellement en décembre 1960. En lien avec la République démocratique du Vietnam (RDVN ou Nord-Vietnam), il rassemble les opposants au gouvernement sud-vietnamien et à ses « parrains » américains. Son objectif est l’indépendance et l’unité (la réunification) du Vietnam.
- Pour les anticolonialistes et les anti-impérialistes, cette défaite de l’armée coloniale française est, naturellement, une victoire…
- Pour les combattants vietnamiens et leurs soutiens à travers le monde, le terme de « régime fantoche » servait à désigner le gouvernement et l’administration sud-vietnamienne qui ne disposaient d’aucune légitimité démocratique, d’aucun soutien populaire et ne perduraient que portés à bout de bras par les États-Unis et leurs troupes.