Politologue et directeur de l’excellente revue Viento Sur, Jaime Pastor tire le bilan des élections tenues tout récemment dans l’État espagnol.Dans un post-scriptum, il revient en particulier sur l’alliance nouée par la direction de Unidas Podemos, incarnée par Pablo Iglesias, et le PSOE (social-démocratie), un parti légitimement honni au moment du 15M puis de la fondation de Podemos en raison notamment de son rôle central dans l’imposition de politiques néolibérales dans l’État espagnol.
Alors que l’extrême droite progresse mais que, par ailleurs, les forces favorables à la plurinationalité de l’État espagnol se consolident, le PSOE s’est avéré incapable de tirer profit aussi bien de l’effondrement de Ciudadanos (Cs) que du recul de Unidas Podemos (UP) et a subi un échec patent dans son aspiration a obtenir une « majorité modérée ». Il est toutefois probable que Pedro Sánchez obtienne son investiture avec l’une ou l’autre variante de ses soutiens potentiels. Mais ni la gouvernabilité ni la stabilité politique ne sont garanties dans un contexte de perspectives économiques assombries, d’une urgence climatique et d’un déficit de légitimité du régime en Catalogne.
La participation électorale (69,78 %) a reculé de 6 points par rapport au précédent scrutin en avril, avec sans doute une plus forte abstention de l’électorat jeune. Tout le monde semble s’accorder sur le fait le plus important de ces élections est d’abord la progression considérable de Vox, qui obtient plus de 3,5 millions de voix, soit 14,09 % et passe de 24 à 52 sièges, mais aussi l’effondrement de Ciudadanos qui recule de 15,86 % à 6,79 % et passe de 57 à 10 sièges, ce qui a provoqué la démission de son président, Albert Rivera, et même son retrait de la politique.
Pour sa part, le Parti Populaire (PP) relève la tête, mais moins que ce qu’il espérait, passant de 16,69 % à 20,82 % et de 66 à 88 sièges (auxquels il faut ajouter les 2 de Navarra Suma). Cela confirme la radicalisation croissante de l’électorat de droite, stimulée par l’adaptation au discours de Vox aussi bien de la part du PP que, plus encore, de la part de Ciudadanos, allant jusqu’à soutenir dans l’Assemblée de la Communauté de Madrid une proposition d’interdiction des partis indépendantistes.
Face à ce pôle réactionnaire, le progrès des forces souverainistes confirme la fracture croissante nationale-territoriale qui s’étend à l’ensemble de l’État : en Catalogne, l’ERC obtient 13 sièges ; Junts per Cat, 8 sièges et la CUP, qui se présentait pour la première fois dans ce type de scrutin, 2 sièges ; en Euskal Herria, le PNV en obtient 7 et EH Bildu, 5 ; et en Galice le BNG, 1 ; en outre des forces qui n’ont pas d’extension nationale obtiennent, pour la Coalition Canaries – Nouvelle gauche, 2 sièges, pour Le Parti régionaliste de Cantabrie,1 et – une nouveauté – pour Teruel Existe, 1.
Le PSOE recule par rapport au scrutin d’avril dernier et, bien qu’en pourcentage il passe seulement de 28,67 % à 28 % et, bénéficiant du système électoral, ne perd que 3 sièges, de 123 à 120, il a perdu plus de 700 000 voix. De son côté Unidas Podemos perd environ 600 000 voix et 7 sièges, de 42 à 35.
Más País, dirigé par Iñigo Errejón et allié à Compromís dans le Pays valencien, obtient 500 000 voix et seulement 3 sièges, alors qu’un sondage lui en attribuait 15. C’est donc un échec cinglant quant à son ambition de se poser en charnière clé pour la formation d’un gouvernement avec le PSOE en acceptant des reculs programmatiques plus importants que Unidas Podemos.
LA CAMPAGNE
Il sera temps d’analyser les facteurs qui ont permis l’essor de Vox mais, suite à son entrée au Parlement en avril dernier, le processus de « normalisation » dont il a bénéficié en étant adoubé en qualité d’allié par le PP et Ciudadanos à certainement joué.
Ces deux partis ont repris à leur compte certains éléments de son discours, en particulier concernant la Catalogne, ou se sont cantonnés dans un silence significatif, voire une véritable complicité, face à ses calomnies et ses contre-vérités à propos du féminisme et de l’immigration. Cette « normalisation » était patente dans les débats télévisés où il s’est présenté comme la force la plus cohérente, avec son image d’outsider – alors même que ses principaux dirigeants proviennent du PP – et cela lui a permis de gagner une part importante de l’électorat de Ciudadanos et du PP.
A cette occasion, il a également amorcé un tournant, en s’adressant aux classes populaires pour dénoncer la bureaucratie de Bruxelles et les « riches », en parfaite contradiction avec ses positions ultranéolibérales en matière de politique économique.
Nous sommes maintenant confrontés à un cas de transversalité dangereusement « virtuose » qui permet à Vox de combiner ses appuis dans les « enclaves autoritaires » (Manuel Antonio Garretón) héritées de la dictature (l’institutionnel, la mise en scène, l’éthico-symbolique et le culturel) avec de nouveaux appuis dérivés de l’exploitation de la politique du ressentiment opposant des secteurs populaires autochtones aux plus faibles et aux plus vulnérables.
Pour ce qui est du PSOE, le discours de Sánchez tout au long de la campagne a été caractérisé par un tournant à droite et toujours plus autoritaire, en offrant à l’IBEX35 des garanties de continuité en matière de politique économique (avec le choix de Nadia Calviño comme vice-présidente) et en adoptant de nouvelles mesures d’exception, tel le décret-loi numérique (aussitôt appelé « loi bâillon numérique ») et de nouvelles mesures brutales contre l’indépendantisme catalan. Ce tournant a probablement influé sur son recul électoral et, surtout, sur sa tentative avortée de mordre sur l’électorat d’Unidas Podemos.
En ce qui concerne Unidas Podemos, il faut reconnaître que son recul est moindre que ce que pronostiquaient les sondages. Le discours tenu par Iglesias dénonçant la victimisation que signifie le veto des puissances économiques à sa participation à un gouvernement avec le PSOE, insistant sur la défense et la mise en œuvre des articles de la Constitution en matière sociale et se posant en médiateur dans la question catalane, a joué dans ce sens.
Malgré tout, le fait que sa capacité de pression soit aujourd’hui amoindrie ne semble pas constituer un obstacle à la réaffirmation par le leader de cette coalition de sa volonté de participer à un gouvernement « progressiste » aux côtés de Sánchez, malgré la dérive droitière de celui-ci, dénoncée par ce même Pablo Iglesias dans la dernière phase de la campagne. C’est une hypothèse qu’il ne faut pas écarter et qui signifierait un véritable suicide de cette formation qui laisserait alors à Vox tout l’espace, en dehors de la Catalogne, d’Euskal Herria et de la Galice, pour jouer le rôle d’opposant parlementaire… et extraparlementaire.
ET MAINTENANT ?
Le nouveau rapport de forces dans un parlement plus fragmenté et un Sénat où le PSOE a perdu la majorité absolue (institution clé pour l’adoption de certaines mesures, qu’il s’agisse de l’article 155 où de toute réforme des lois organiques ou de la Constitution) met en évidence une situation où les difficultés que va rencontrer Pedro Sánchez pour obtenir l’investiture et, plus encore, pour gouverner ensuite seront plus grandes que celles qui s’annonçaient en avril.
Le soutien de Unidas Podemos et de Más País n’est pas suffisant sans celui du PNV et de l’ERC, deux formations qui ont relevé leurs exigences face à un PSOE qui a oublié ses positions fédéralistes et tient un discours criminalisant contre l’indépendantisme catalan. Parallèlement, l’hypothèse de l’abstention du PP paraît peu probable vu que cela laisserait un espace sur sa droite où alors, oui, définitivement, Vox pourrait le traiter de « droite peureuse ».
Pour autant, la pression des pouvoirs économiques face à la perspective d’une récession dans l’Union européenne et la conscience que n’existe plus la possibilité d’organiser de nouvelles élections générales sans que cela n’inflige un énorme discrédit à la « classe politique » en général, sont des raisons suffisantes pour penser que le leader du PSOE va s’efforcer de jouer dans les prochaines semaines avec les différentes options envisageables jusqu’à obtenir l’investiture, tout au moins au second tour où n’est exigée qu’une majorité simple.
Quoi qu’il en soit, cette investiture ne sera pas aussi facile que l’avait été l’accès à la présidence du gouvernement via une motion de censure. Cela conduira maintenant Sánchez à payer un tribut important que ce soit à Unidas Podemos, au PP ou au PNV et à l’ERC (qui doit faire face, en outre, à l’échéance de prochaines élections en Catalogne). On doit donc s’attendre à connaître de nouvelles variations tactiques d’un Pedro Sánchez – toujours conseillé par son « gourou dans l’ombre » ? – qui, en bon marxiste tendance Groucho, a suffisamment prouvé qu’il n’avait ni principes ni convictions et pour seul objectif de se maintenir à la Moncloa.
Dans cette situation, face aux contradictions que créerait dans Unidas Podemos l’éventuelle participation à un gouvernement de coalition avec un PSOE majoritaire, il serait sans doute mieux qu’Unidas Podemos recherche un accord programmatique avec les forces souverainistes et indépendantistes de gauche pour mettre au défi le PSOE et exiger un changement de cap radical, tant au plan social que national-territorial, comme préalable à toute décision quant à son vote lors de l’investiture. Même si cet axe de lutte a peu de chance de succès, il servirait au moins, comme le réclamait une partie des militants du PSOE le soir du scrutin, à faire face aux pressions exercées d’en haut pour un pacte d’investiture qui garantisse la restauration du régime par la poursuite de la politique néolibérale et autoritaire.
Quelle que soit l’hypothèse qui finira par prévaloir, les fractures et la polarisation dont témoignent les résultats électoraux laissent présager des lendemains difficiles en termes de gouvernabilité et de stabilité du régime. C’est à la gauche sociale et politique qui n’est prête ni à se résigner ni à s’adapter à de nouvelles variantes de « transformisme », qu’il revient de tirer les leçons de ce qui s’est produit, de chercher à approfondir les fissures et de s’engager dans une nouvelle phase de lutte pour la défense des droits civiques, politiques et sociaux à l’échelle de l’État espagnol.
Il faudra le faire en convergence avec les révoltes qui s’étendent dans le monde entier face à un capitalisme toujours plus destructeur et autoritaire. Les prochaines mobilisations alternatives en défense de la vie à l’occasion du Sommet climatique (la COP25) qui se tiendra début décembre à Madrid devraient permettre de franchir un premier pas dans cette direction.
Jaime Pastor. 11/11/2019
Post scriptum
Mardi dernier est tombée la nouvelle inattendue d’un accord de principe entre Pedro Sánchez et Pablo Iglesias en vue de la formation d’un gouvernement de coalition pour les quatre ans à venir. Après six mois de négociations avortées et l’organisation de ces nouvelles élections qui ont été marquées par une perte de voix et de sièges pour le PSOE mais surtout pour Unidas Podemos, cet accord exprès a évidemment provoqué une surprise générale, d’autant plus que le leader du PSOE avait tout au long de sa campagne affirmé un clair virage à droite.
À le lire, cet accord de principe doit être compris comme une simple déclaration d’intentions, truffée de généralités et d’ambiguïtés, sauf en ce qui concerne deux questions centrales de la politique que devrait mener ce nouveau gouvernement. La première se réfère à la Catalogne, où, au point 5, le texte affirme : « Le gouvernement de l’Espagne aura comme priorité de garantir la coexistence en Catalogne et la normalisation de la vie politique. Dans ce but, le dialogue sera normalisé en Catalogne, en vue d’aboutir à des solutions d’ententes et de rencontre, dans le cadre strict de la Constitution. Le statut des régions autonomes sera également renforcé afin de leur garantir le bon exercice des droits et des services relevant de leur compétence. Nous garantirons l’égalité de tous les Espagnols. »
Comme on peut le voir, ce texte revient à adopter les thèses non seulement du PSOE, mais aussi du PP et de ce qu’il reste de Ciudadanos, qui stipulent que la question catalane est un conflit entre Catalans et non pas un conflit opposant une majorité de Catalans à l’État espagnol. Il n’y est question ni de plurinationalité, ni de volonté de renoncer à la judiciarisation du conflit et aux mesures répressives qui en ont résulté et en résultent toujours.
L’autre point important est le point 10. Au-delà d’une certaine ambiguïté, il se prononce pour la « justice fiscale » (comment ?), assume la discipline budgétaire de l’UE sous l’euphémisme d’ « équilibre budgétaire » : « L’évaluation et le contrôle de la dépense publique sont essentiels pour garantir un Etat-providence solide et pérenne. » En résumé, il s’agit d’accepter implicitement les contraintes austéritaires néolibérales, sans même évoquer la possibilité de déroger à l’article 135 de la Constitution dont la réforme en septembre 2011 a donné un caractère constitutionnel à la soumission à la « dettocratie ».
C’est vrai qu’il est aussi question de « lutter contre la précarité au travail » (mais sans s’engager à déroger aux deux dernières réformes adoptées dans ce domaine par le PSOE et le PP), se la consolidation des retraites, du « logement comme droit et pas simple marchandise », de la « lutte contre le changement climatique » ( même si sur ce point on parle de « consolider la croissance »), du « droit à une mort digne », de « l’Espagne comme pays de mémoire et de dignité », de « politiques féministes » ou de « soutien à l’Espagne désertifiée »… Mais, comme on peut le constater, tout cela reste virtuel (avec en outre des oublis, comme l’absence d’appel à un changement de la nécro-politique migratoire en Méditerranée), à l’opposé des points 9 et 11 évoqués ci-dessus et qui constituent le noyau dur de la politique que le PSOE entend poursuivre pour affirmer son hégémonie dans cet éventuel gouvernement, qui n’est pas encore assuré de recueillir les votes nécessaires pour son investiture, même si elle n’exige que la majorité simple au second tour.
Au vu de l’arithmétique parlementaire qui résulte de ces élections, les regards se tournent maintenant vers l’ERC, qui a manifesté sa disposition au dialogue avec le PSOE, sans résultat jusqu’ici. Mais ni la poursuite de la politique répressive, ni l’organisation probable de nouvelles élections en Catalogne au printemps prochain ne laissent beaucoup de marge de manœuvre à la direction de l’ERC, confrontée directement à Junts per Cat et à la CUP, qui sont prêtes à voter contre l’investiture.
Face à cet accord de principe, l’ERC a réagi en exigeant l’ouverture du dialogue au niveau de l’Etat sans condition préalable et la reconnaissance de ce que la question nationale est un conflit politique qui doit être résolu au niveau politique et pas au niveau judiciaire, avec la recherche de solutions qui conduisent à la libération des prisonniers politiques et le retour de ceux qui ont dû s’exiler. Toutes ces demandes, au-delà des bonnes paroles, peuvent difficilement être approuvées par Sánchez, même s’il ne faut pas exclure d’éventuels signes de conciliation lors des prochaines semaines. La pression viendra probablement du risque d’être accusé de joindre ses voix à celles de Vox, du PP et de Ciudadanos pour refuser l’investiture.
Quant au PP, qui représente la deuxième option pour obtenir l’investiture, option que soutiennent les secteurs économiques dominants et « l’État profond », sa réaction à cet accord de principe n’a rien de surprenant. Au-delà de la déclaration de leur dirigeant qui a écarté toute possibilité d’accord, le PP attend un appel de Pedro Sánchez pour se faire prier et imposer ses conditions pour obtenir son abstention et éviter de nouvelles élections, en invoquant son « sens de l’Etat ». Pour ce qui est de Vox, point besoin de s’étendre sur sa réaction, un appel à lutter contre l’alliance entre le PSOE et les forces communistes et bolivariennes…
A gauche, à l’inverse, se manifeste un sentiment de soulagement et d’espoir d’un changement face à la menace que représentent la progression de Vox et la possibilité d’un pacte avec le PP. Pourtant, ni la nature du PSOE en tant que principal parti de la coalition, ni le rapport de forces dégradé d’Unidas Podemos au sortir de ces élections ne permettent de penser que si ce gouvernement voyait le jour (la cohabitation entre les deux vice-présidents, Pablo Iglesias et Nadia Calviño, la favorite de l’UE, sera-t-elle possible ?), cela marquerait un tournant significatif permettant de répondre aux deux principaux défis du régime : la résolution démocratique du conflit catalan-espagnol et la désobéissance face aux diktats de l’autoritarisme néolibéral.
Il faudra donc suivre attentivement le cours des événements dans les prochaines semaines en veillant particulièrement aux risques que prend Unidas Podemos en entrant au gouvernement en tant que composante minoritaire, alors que sa direction impose un hyper-dirigisme croissant, et que sa force militante, considérablement affaiblie, lui permettra difficilement de s’opposer à un processus de « tranformisme » qui pourrait même s’avérer irréversible.
Jaime Pastor. Traduction de Robert March pour Contretemps.