Je ne suis pas collapsologue de l’école mais enseignant à la veille de la rentrée. Depuis plusieurs années, je mène des recherches en sciences de l’éducation qui m’ont permis d’analyser les évolutions de mon métier et de l’institution scolaire. Et en ce 1er septembre 2022, j’ai l’impression d’assister à une fin de partie de « Jenga ».
Jenga vous connaissez ? Ce jeu où il faut enlever une par une les pièces en bois d’une tour qui à chaque minute se déséquilibre un peu plus. Mes élèves adorent. Surtout le moment où l’on sent qu’il ne reste plus beaucoup de temps avant l’effondrement de la tour, que la moindre pièce enlevée peut faire vaciller un édifice qui semblait si stable au départ. Cette rentrée des classes 2022 ressemble-t-elle à une fin de partie de jenga où se joue l’effondrement de l’école ?
Une partie commencée il y a 30 ans
La partie de jenga, qui vise à déstabiliser l’école et qui semble aujourd’hui si proche de la fin, a commencé alors que j’étais moi-même lycéen, dans les années 90. Devant le déclin du taylorisme, de nouveaux modes d’organisation du travail de types « néo-fordistes » apparaissent et infusent dans les services publics. Ce « nouveau management public », pour reprendre l’expression de Christopher Hood[1], qui apparaît comme une version renouvelée, dans la continuité ou le dépassement, du taylorisme, est à la source des réorganisations du travail dans le service public. Depuis plus de 30 ans, dans les établissements scolaires, ces formes de management évoluent et ébranlent le métier des professeurs des écoles. Dans d’autres secteurs d’activités, les parties de jenga sont finies depuis des années : à l’ANPE, à France Télécom, à la Poste, à la SNCF … et elles se sont toutes terminées par la privatisation de ces services. La tactique gagnante est simple. Elle consiste à importer dans les services publics des règles de fonctionnement venues du secteur privé où les normes sont mues par des logiques de concurrence, de compétitivité, de performance … souvent bien éloignées des valeurs portées par la fonction publique.
Ces valeurs ne sont pas en suspension, elles sont véhiculées par les agents du service public au travers de leur métier. C’est le métier qui cristallise des normes historiques et culturelles d’une profession. Et les chocs entre les normes venues du monde libéral et celles du service public ébranlent le métier comme une tour du jenga qui se déséquilibre à chaque fois qu’une pièce est enlevée du jeu.
Précarisation et Déqualification jouent la partie
Filons la métaphore. La partie de jenga se joue ici à 2 deux joueurs : « précarisation » et « déqualification » enlèvent une à une les pièces qui tiennent le métier en équilibre.
Player one : Précarisation. Son action vise à détériorer chaque année un peu plus les conditions de travail des professeurs des écoles et à remplacer les fonctionnaires par des contractuels. Les enseignants ont perdu entre 15 et 25 % de rémunération au cours de ces 20 dernières années et leur salaire est aujourd’hui largement en deçà de la moyenne des pays de l’OCDE[2]. Le déroulé de carrière et les droits à la formation ou à la mobilité sont rognés tandis que les conditions d’exercices dans des classes surchargées, où l’on n’est jamais remplacé, se dégradent d’année en année. Les droits syndicaux sont régulièrement attaqués, mettant en danger les CHS-CT après avoir supprimé les commissions paritaires, dans une ambiance de suspicion généralisée.
Player two : Déqualification. Ce mot emprunté à Friedmann[3], définit la logique qui vise à déposséder le travailleur de ses savoirs faire en l’éloignant au maximum des lieux où sont définis et conçus sa tâche et les outils pour la réaliser. A chaque tour de jeu, le processus de déqualification réduit un peu plus le professeur à un simple exécutant de sa tâche. Sur le terrain, cela se matérialise par toute une série de mesures inspirées des préceptes tayloriens[4], des réformes de la formation[5] aux guides de bonnes pratiques en passant par la loi Rilhac[6] ou le pilotage par les évaluations[7].
Déqualification et précarisation déséquilibrent ainsi un peu plus chaque fois la tour du métier en prolétarisant les professeurs des écoles, jusqu’à l’effondrement. Bien sûr ils ne jouent pas l’un contre l’autre, mais sont dans le même camp, celui du néolibéralisme[8].
La partie touche-t-elle à sa fin ?
En cette veille de rentrée, la presse révèle une situation que les cassandres syndicaux dénonçaient depuis des lustres : le manque d’effectifs[9], qui semble indiquer que la partie de jenga touche à sa fin. Les « Jobdatings », les 4000 enseignants manquant à l’appel ou l’embauche massive de contractuels montreraient que le navire fait cap sur l’iceberg. Mais il est des indicateurs silencieux qui inquiètent davantage et qui pourraient signer l’approche de la fin de la partie de jenga : les altérations de la santé des professeurs des écoles. Ceux-là même qui ont « un bon job », quasiment tout le temps en vacances, mais qui démissionnent à la pelle et saturent les permanences téléphoniques de leurs syndicats pour exprimer leur souffrance au travail. Et même si tous ne sont pas en burnout, le malaise est palpable dans toutes les salles des maîtres. Tels les animaux malades de la peste dans la fable, « Ils ne mourraient pas tous mais tous étaient touchés ».
Cette souffrance, visible lorsqu’une directrice d’école se donne la mort ou discrète lorsqu’un collègue perd sa motivation à enseigner, exprime la perte de sens dans l’activité de travail des enseignants. Elle est le symptôme d’un métier malade. Car au fond c’est bien le métier qui souffre et l’indicateur principal de son effondrement est le nombre croissant de collègue qui pâtissent, sous diverses formes, d’une mauvaise organisation de leur travail. Nous l’avons dit plus haut, le nouveau management public importe des normes de travail nouvelles qui brouillent le métier. Le sens de l’activité de travail est flouté, perdu pour certains, et on a là des enseignants qui ne peuvent trouver dans l’histoire et la culture partagée de leur profession les ressources pour agir. Jusqu’à attaquer leur santé.
La tour est toujours debout !
Précarisation et déqualification jouent au jenga du métier enseignant depuis plus de 30 ans maintenant, et l’effondrement n’a pas eu lieu. Pendant que leurs homologues ont transformé le métier de forestier en gestionnaire de bois pour permettre la privatisation de l’ONF ou qu’ils ont fait passer la tarification à l’acte à l’hôpital pour mieux le privatiser, la partie de jenga à l’école s’avère plus complexe que prévu pour les joueurs néolibéraux. Pourtant notre dernier ministre n’a pas mesuré ses efforts pour précipiter la fin de la partie. Mais la tour est toujours debout. Il faut dire que ses bases sont solides et reposent sur une longue histoire de l’école républicaine et une robuste culture professionnelle. Oui, les enseignants résistent et leur métier est une tour de jenga qui n’est pas si facile à faire vasciller.
Pour empêcher les néolibéraux de gagner la partie, il nous faudra donc, cette année encore, consolider notre métier, renforcer notre expertise professionnelle. Pour cela nos luttes doivent être dirigées à la fois contre « précarisation » en défendant nos conditions de travail, mais également tournées vers « déqualificitation » qui tente de saper notre expertise. C’est notre métier qui est attaqué, c’est lui qu’il faut défendre en assumant d’être concepteurs de nos tâches et de nos outils, en refusant le clé-en-main du ministère, ses protocoles d’exécution et autres guides de bonnes pratiques. En défendant notre liberté « dans » notre travail[10].
[1] Selon Laval, C., Vergne, F., Clément, P., & Dreux, G. (2011). La nouvelle école capitaliste. Paris : la
Découverte.p.28.
[2] https://www.senat.fr/rap/l21-163-314/l21-163-3144.html
[3] Friedmann, G. (1970). Où va le travail humain ? Saint-Amand : Gallimard
[4] https://blogs.mediapart.fr/fredgrimaud/blog/090121/lorganisation-scientifique-du-travail-enseignant-oste
[5] https://blogs.mediapart.fr/fredgrimaud/blog/060321/les-constellations-du-fordisme-au-toyotisme
[6] https://blogs.mediapart.fr/fredgrimaud/blog/300921/direction-decole-la-nouvelle-figure-du-contremaitre
[7] https://blogs.mediapart.fr/fredgrimaud/blog/180121/evaluations-l-oste-en-fonction-des-resultats-des-eleves
[8] https://blogs.mediapart.fr/fredgrimaud/blog/030221/precarisation-et-dequalification-une-double-proletarisation-au-coeur-de-l-oste
[9] https://blogs.mediapart.fr/fredgrimaud/blog/020622/le-manque-d-enseignantes-source-et-produit-de-l-oste
[10] https://travailleraufutur.fr/lecole-le-travail-et-la-liberte-2/