17 mars 2020, la France connait son premier confinement lié à une crise sanitaire inédite, celle du COVID 19. Sous le choc, chacun doit rester enfermé chez soi, les liens sociaux non numériques sont coupés, la fête n’est plus à l’ordre du jour.
On constate alors assez vite les effets de l’isolement, du manque de contact humain, cette sociabilisation apportée auparavant par la fête.
Pour certain-e-s, notamment les populations queer marginalisées par la société hétéronormée, la sortie du samedi soir en club était un rituel, un moment échappatoire attendu toute la semaine1.
Du jour au lendemain, ces espaces de sociabilisation que sont les clubs se retrouvent fermés, et le manque se fait ressentir. Toutefois, cette période d’enfermement sera l’occasion de porter une réflection sur le sens de la fête : quelles valeurs porte-t-elle ? Quel est le sens de se retrouver autour d’une musique plus ou moins répétitive, pour évacuer ensemble les tensions du reste de la semaine ?
À la sortie progressive du premier confinement, à partir de mai 2020, les jeunes et moins jeunes ont toujours autant envie de faire la fête qu’avant. Mais autrement.
I) L’enjeu de liberté et d’inclusion
Ainsi, les clubs de danse, dont l’histoire riche remonte pourtant à l’après guerre autour du quartier de Montparnasse à Paris, et même au 18ème siècle avec l’invention du bal payant2, n’ont plus autant la côte au sortir du confinement.
Ceux-ci cumulent bon nombre de défauts : le prix d’entrée et des consommations est exorbitant, la sélection à l’entrée se fait parfois sur des critères excluants, envers les classes populaires, les personnes racisées et/ou queer.
Impossible donc de se rassembler tou-te-s ensemble dans ces clubs, qui accueillent majoritairement des personnes blanches et aisées.
Pour répondre à cette envie de se rassembler, la région parisienne connait le retour en force d’un phénomène sous-terrain pourtant jamais tout à fait disparu : les free-parties.
En plein coeur du bois de Vincennes, celles-ci se multiplient, on en recense même jusqu’à plusieurs dizaines certains soirs de cet été 2020.3
Illégales, réprimées par la police, ces fêtes sont l’antithèse de celles en club : elles se déroulent en plein air, l’entrée se fait sur donation (chacun-e donne ce qu’iel peut selon ses moyens), on peut y ramener ses propres boissons, chacun-e peut y participer sans distinction. On n’y croise pas de vigiles à la mine patibulaire, mais la sécurité y est assurée directement par les acteur.ices de la fête.
Si c’est en partie une découverte pour de nombreux-euses parisien.ne.s, les free-partie ne sont pourtant pas une invention récente. Apparues en Angleterre à la fin des années 80, elles sont une réaction à la restriction des fêtes au delà de 2h du matin par la sinistre Margaret Thatcher. Ces fêtes libres sont très vite réprimées à leur tour par le gouvernement britannique. En 1994, celui-ci fait passer le Criminel Justice and Public Order Act, interdisant tous les rassemblements de plus de 10 personnes autour d’une musique répétitive.
En France, les teknivals (grands rassemblement sur plusieurs jours de plusieurs soundsystems) attirent jusqu’à 100000 participant-e-s, comme sur le site de l’aérodrome de Marigny le 1er mai 2003.
Cette pratique ne s’est pas perdue, et revient régulièrement au coeur de l’actualité politique ces dernières années. Comme en juin 2019, ou un jeune teuffeur, Steve Maia Caniço, est tué à Nantes suite à une charge de police lors d’une free party organisée au bord de la Loire, pour la fête de la musique. Le commissaire Grégoire Chassaing, en charge du maintien de l’ordre cette nuit-là, n’est est pas à son coup d’essai : c’est un habitué des manifestations Gilets Jaunes.4
Deux ans plus tard, à Redon, un jeune à la main arrachée par une grenade, suite à une nouvelle charge policière pour mettre fin à une free party et se saisir du matériel.
Saisies, fortes amendes, affrontements avec la police, le mouvement free-party est habitué à la confrontation directe avec l’état. La solidarité et l’affirmation politique sont de mise, pour revendiquer l’autogestion, le droit de faire la fête librement, et se souvenir des victimes de la répression.
II) Les enjeux environnementaux
Suite à cette crise sans précédents, provoquée par les effets néfastes du capitalisme sur la nature, les enjeux environnementaux liés à la fête sont aussi au coeur des préoccupations.
Est-il acceptable qu’un.e artiste prennent l’avion, parfois même un jet privé pour les plus célèbres d’entre eux, pour se rendre instantanément de l’autre côté du globe ?
L’empreinte carbone liée à ces déplacement semble désormais en décalage complet avec la « société de l’après » imaginée pendant le confinement, débarrassée de la démesure et des mauvaises habitudes écocides.
Certain-e-s artistes s’engagent d’ailleurs en ce sens, comme le DJ Simo Cell, qui s‘engage à ne considérer l’avion que comme dernier recours pour se déplacer, et privilégier de mettre en avant les artistes locaux plutôt que les stars internationales.5
À l’inverse, certains gros DJs (Diplo, Busy P, Boris Brejcha…) ne semblent pas prêts à vouloir changer leurs habitudes, et continuent de prendre la pose à côté de leur jet privé.
Privés d’activité depuis 3 ans pour certains, l’été 2022 voit le retour attendu de festivals mastodonte. Et ceux-ci ne font pas dans la demi-mesure : Le Hellfest, bien connu des amateur.ices de Métal, s’étend sur deux semaines complète, contre 5 jours pour son édition 2019. Parmi les plus fréquentés, les Vieilles Charrues continuent d’accueillir près de 300000 personnes sur 5 jours. Chez nos voisin.e.s Belges, le festival de Dour est lui aussi étendu, de 5 à 7 jours.
Une course au gigantisme qui peine à s’inscrire dans une démarche de transition écologique.
En région parisienne, un festival tente pourtant d’en faire sa spécialité : créé en 2011, We Love Green accueille pour ses éditions 2019 et 2022 plus de 80 000 festivalier.e.s.
Et cette image de festival 100% écolo est sans cesse mise en avant, devenant même leur premier argument marketing. Pourtant, pour un festival se voulant « green », de nombreuses choses sont à redire, à commencer par les partenaires : Coca, Uber, Heineken, Levis, Kering… Difficile d’être crédible avec de tels financeurs.
De par ses prix abusifs, We Love Green participe à une vision élitiste de l’écologie, version start-up nation plus intéressée par l’image renvoyée que par le fond des choses.
Des mesures concrètes existent tout de même : privilégier les circuits courts, l’économie locale, inciter les festivalier.e.s à se rendre au festival en transports en commun, bannir le plastique, mettre en place des verres consignés, des toilettes sèches, de nombreuses poubelles et cendriers de poche (voir interdire la cigarette sur le site ? C’est le choix du festival le Rêve de l’Arborigène, dans le département des Deux-Sèvre), trier et revaloriser les déchets.
Et réussir à faire vivre un festival sans sponsors, c’est possible ? C’est le pari réussi du festival Reggae/Dub No Logo, dans le jura. Accueillant 20 000 festivalier.e.s depuis 2013, il s’autofinance grâce à la vente de billet et la recette des bars, refusant toute subvention publique ou privée. Une manière de résister au lobbying des multinationales, dont la présence s’affiche de plus en plus sur les grands festivals, via des panneaux publicitaires, affiches, voir certaines scènes qui prennent le nom de marques (La Red Bull De Balzaal, et la Chaufferie by Eristoff à Dour).
III) Vers des fêtes safes
Pour que la fête ait du sens, il faut évidemment que chacun-e s’y sente à l’aise. Or c’est toujours loin d’être le cas, comme le montre le résultat d’une enquête de l’association Consentis, réalisée en 2018 : plus d’une femme sur deux ne se sent pas en sécurité seule en club. Et 60% d’entre elles estiment avoir déjà été victimes de violences sexuelles dans un lieu festif.6
Lancé en 2020, le mouvement #Balancetonbar a permis de recueillir plusieurs centaines de témoignages de femmes droguées à leur insu. Pour #MusicToo, c’est 302 témoignages de violences sexuelles dans l’industrie musicale qui ont été recueillis. L’objectif de ces initiative est de libérer la parole des femmes, de permettre l’ouverture d’enquêtes, et d’accompagner les victimes avec une aide psychologique et/ou juridique.7
Pour rendre la fête plus sûre, des association comme Consentis proposent des formations, pour sensibiliser les organisateurs et leurs équipes. Du matériel de communication, affiches et autocollants est mis à disposition pour sensibiliser le public.
La fête est au premier rang de nos habitudes qui ont été bouleversées par l’épidémie de Covid-19. Elle se retrouve aujourd’hui confrontée à des enjeux politiques forts : la nécessité de s’éloigner d’un système pensé pour faire de l’argent sur le dos des fêtard.e.s, pour revenir à une fête libre, inclusive et émancipatrice. En un mot : autogestionnaire. Pour les immenses rassemblements festifs sur le modèle des festivals, l’enjeu environnemental nous interroge lui aussi sur notre manière de consommer la musique. La décroissance, pour revenir à des événements à taille humaine, semble être la route à suivre. Enfin, pour que tout le monde se sente à l’aise dans les lieux festifs, le chemin est encore long, même si la parole se libère peu à peu, et des mesures concrètes se mettent en place.
Paul Amans
1 Manifesto 21 – Comment le Covid impact la vie sociale des jeunes queers
2 France Culture – LSD – Une histoire du dancefloor
3 Le Monde – Face à la fermeture des clubs, la fête se réinvente en extérieur… et sans autorisation
4 Nicolas Mollé – Tout le monde sait qui a tué Steve
5 Libération – Continuer à être DJ mais pas n’importe comment
6 Trax – Étude : plus d’une femme sur deux ne se sent pas en sécurité dans les clubs sans être accompagnée
7 Tsugi – #MusicToo a récolté 302 témoignages de violences sexuelles dans le milieu de la musique