L’école de la République a toujours entretenu un lien ambigu avec la guerre. Les lois Ferry de 1881-1882 avaient, entre autres finalités, celle de former des petits Français, soudés par un sentiment national, patriotique et revanchard, dans la foulée de la perte de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine cédées à la Prusse victorieuse de la guerre de 1870. Pendant dix ans, dans le cadre de « bataillons scolaires », les enfants furent initiés au maniement des armes et aux stratégies militaires. Puis tout cela est rapidement tombé à l’eau. La boucherie de la Première Guerre mondiale a plutôt comme conséquence de desserrer le lien entre l’école et la guerre : ne valait-il pas mieux sensibiliser les enfants à la paix ? Dès lors s’instaure un tiraillement à l’intérieur de l’institution : si les valeurs guerrières et militaristes ne disparaissent pas totalement (discipline sévère, hommages aux morts, commémorations des guerres et valorisation du virilisme guerrier), elles sont fortement concurrencées par l’invitation à éduquer à la paix, portée notamment par la Société des Nations et le mouvement de l’Éducation nouvelle (Montessori, Freinet, Ferrières, Decroly…).
Après la Seconde Guerre mondiale et la prise de conscience du sommet de la barbarie, le « vivre ensemble » devient le paradigme dominant de l’école. Les compétences sociales y sont travaillées au même titre que les connaissances : la solidarité et la fraternité doivent s’éprouver concrètement, d’où l’énorme travail fait sur l’éducation civique et l’enseignement des valeurs de la République. L’école est perçue comme un petit laboratoire social, l’antichambre de la société de demain, une société pacifiée. On n’y critique toujours pas la guerre mais on la tient éloignée, à l’extérieur des murs. Même les chantiers de jeunesse du régime de Vichy ne sont pas une expérience scolaire. Le modèle est celui de l’externalisation de la formation militaire de la jeunesse par le truchement, notamment, du service militaire.
Le SNU ou la militarisation de l’école
Les récents débats autour de l’obligation du Service national universel (SNU) nous amènent à réinterroger cette division du travail, et particulièrement la possibilité qu’il ait lieu sur le temps scolaire comme semble le souhaiter Sarah El Haïry, ministre chargée de sa mise en place sous la double tutelle du ministère de l’Éducation nationale et de celui des Armées. Tout cela ne tombe pas du ciel : en 1997, suite à la suppression du service national, l’« éducation à la défense » entre officiellement dans les programmes scolaires en plus de la journée « défense et citoyenneté » obligatoire pour passer son baccalauréat et son permis de conduire. Progressivement, l’armée s’invite dans des journées de formation d’enseignants ou dans des rencontres scolaires. Sans s’en cacher, elle cherche à recruter et vante régulièrement auprès des collégiens et lycéens les mérites d’une carrière militaire. Au côté de l’Enseignement moral et civique (nouveau nom donné à l’éducation civique en 2015), l’éducation à la défense participe au « parcours citoyen » dans l’école, un projet quelque peu fumeux et très peu appliqué comme l’école a l’habitude d’en voir se multiplier.
Le SNU s’intègre dans le projet plus large d’une école au garde-à-vous qui assume de préparer les enfants à la guerre et qui instrumentalise les valeurs de la République au service d’une vision autoritaire où la seule liberté est celle de l’obéissance.
Mais, depuis 2015 et les attentats terroristes islamistes en France, la focale a à nouveau été mise sur cet enseignement civique et cette éducation à la défense que le gouvernement charge de régler tous les problèmes d’une supposée non-adhésion aux valeurs de la République. Dès lors, le paradigme du « vivre ensemble » prend une autre tournure. Les exercices dits « attentats-intrusions » se transforment dans certaines écoles en moments très anxiogènes pour les enfants parfois très jeunes. La guerre contre le terrorisme s’invite dans les écoles. La stigmatisation des enfants musulmans et de leur famille participe à la construction d’un ennemi intérieur jusque dans les écoles, comme en témoignent les quelques enfants envoyés directement dans les commissariats pour des propos malheureux. Les partenariats avec la police se multiplient et des ateliers s’organisent, surtout dans les quartiers populaires, officiellement pour « réconcilier la jeunesse et la police », en les sensibilisant à des gestes tels le menottage, la manipulation des lanceurs de balles de défense (LBD) ou l’interpellation musclée. Plus que la guerre, c’est donc l’univers viriliste, policier et brutal qui se diffuse de plus en plus dans les écoles.
C’est pourquoi il faut prendre très au sérieux cette histoire de SNU. Il ne s’agit pas de quinze jours hors-sol d’une colonie un peu musclée offerte aux jeunes. Le SNU s’intègre dans le projet plus large d’une école au garde-à-vous qui assume de préparer les enfants à la guerre et qui instrumentalise les valeurs de la République au service d’une vision autoritaire où la seule liberté est celle de l’obéissance. On se souvient par exemple qu’à l’issue d’une réunion avec des jeunes en 2020, Sarah El Haïry, trouvant douteux leur rapport aux valeurs républicaines parce que ces jeunes avaient eu l’outrecuidance de poser des questions qui fâchent, avait diligenté fissa une enquête.
Et maintenant ?
Il faut non seulement refuser le SNU en bloc, qu’il soit obligatoire ou non, mais surtout redéfinir les contours d’une école mise au service de l’esprit critique, seule condition de l’ émancipation. Pour cela, l’armée et la police doivent cesser toute entrisme dans l’institution scolaire et retrouver leur pré-carré qui n’est pas celui des enfants. Tout partenariat de ce type doit cesser.
Plus encore, les contours d’une éducation à la citoyenneté doivent être redéfinis à l’aune d’un projet de société contraire au maintien de l’ordre social dominant. La gauche doit prendre à bras le corps la réflexion conjointe sur la société qu’elle entend bâtir et les valeurs à transmettre que ce projet sous-tend. Dès lors, il ne peut plus être question de former des petits soldats, mais des êtres à même de douter, de questionner et de débattre. Toute forme de dépassement de soi et d’affirmation de sa supériorité doit être remplacé par un apprentissage de la coopération et de l’égalité. Cela suppose une refonte totale des programmes scolaires en fonction de ces nouvelles exigences.
Transversale, l’éducation à la citoyenneté doit mobiliser l’ensemble des disciplines scolaires pour mettre à l’épreuve les vertus émancipatrices des connaissances. Ainsi, l’école deviendra cet espace d’expérimentation sociale dépouillé du fantasme sécuritaire de la Macronie.
Laurence De Cock. Publié sur le site de Regards.