Réunis à Béjaïa le 24 août dernier, le FFS, PST, PT, CLA, SATEF, SNAPAP, AJCB, AVO88, CST, GAA, LADDH, RAJ [1] ont discuté du mouvement populaire en cours, dit Hirak, et ont adopté le manifeste que nous publions ci-dessous.
• PRÉAMBULE
La protestation citoyenne partie de Kherrata le 16 février et relayée le 22 à travers toutes les wilayas du pays avait pour objectif de contester et de s’opposer résolument à la candidature de Bouteflika à un 5emandat.
« Makanch l’khamsa ya Bouteflika… », scandaient des millions d’Algériens dans les marches.
L’entêtement de la momie et du sérail ainsi que l’arrogance et le zèle de l’oligarchie à imposer la candidature de Bouteflika qui incarne un régime synonyme de corruption et de prédation a fait transcroître la protestation en une insurrection citoyenne contre tout le système politique en place. Bouteflika n’était en réalité que la figure du compromis d’un régime politique présidentiel para-monarchiste miné par des clans qui se disputent les richesses du pays.
Ce régime tient sa filiation politique de la contre-révolution engagée au lendemain de l’indépendance nationale et qui a inauguré une dictature bureaucratique militaro-policière qui allait se fortifier crescendo tout au long de l’indépendance.
Deux semaines après l’irruption du peuple algérien dans son écrasante majorité sur la scène politique, la mobilisation a fini par payer et la grève générale du 10 mars a eu raison de son entêtement à briguer un cinquième mandat. La pression constante du peuple a fini par le contraindre à la démission le 2 avril.
Les manifestations de toute la population, chaque vendredi et celles des travailleurs, étudiants, avocats, magistrats, architectes, médecins, retraités… durant les jours de semaines, ainsi que les grèves locales et les grèves générales sectorielles sont venues à bout de la volonté du clan présidentiel de se maintenir au pouvoir.
La démission du Président a fait apparaître au-devant de la scène le pouvoir réel, celui de la très haute hiérarchie militaire qui constitue le bras armé du régime.
En s’exprimant à la place de Bensalah et de Bedoui et en instrumentalisant la justice, le chef d’état-major (Ahmed Gaïd Salah) réaffirme la volonté de la hiérarchie militaire de demeurer le noyau dur du régime. Après avoir échoué à organiser les élections présidentielles du 18 avril et du 4 juillet, le pouvoir multiplie les initiatives en vue de cristalliser une base lui permettant de fermer la parenthèse de la révolution en cours par la tenue de l’élection présidentielle.
Le peuple a clairement exprimé sa volonté de rompre radicalement avec l’ordre établi (système dégage, yetnahaw gaâ, chaabmasdar el soulta, blad bladna ndirou rayna, refus des injonctions étrangères) sont l’essentiel des mots d’ordre et slogans scandés à répétition dans les marches. Il rejette le pouvoir de l’armée en réaffirmant la primauté du politique sur le militaire, «dawla madania, machi askaria».
Témoignant d’un sentiment patriotique légendaire et faisant preuve d’un sens de discernement remarquable, le peuple distingue entre l’institution militaire considérée comme un acquis de la guerre de libération et la haute hiérarchie militaire perçue comme l’incarnation de la dictature, « djeich chaab khawa khawa… ».
A travers le mot d’ordre « klitou leblad ya serakin », le peuple dénonce un régime économique néolibéral qui a imposé une régression sociale à la majorité du peuple, fait de la corruption une institution, a créé une classe de prédateurs comprador et a offert nos richesses au pillage des multinationales. La lutte pour le progrès social passe par la lutte pour la souveraineté du peuple sur les richesses nationales, d’où l’impératif de rompre avec le néolibéralisme qui met notre économie à la merci des multinationales.
• QUALIFICATION DE LA DYNAMIQUE EN COURS
La révolution du 22 février est un retour triomphant sur les soulèvements antérieurs. Elle tient ses racines des luttes politiques, sociales, identitaires qui ont jalonné l’histoire politique de l’Algérie indépendante. Après avoir longtemps couvé dans l’impuissance, la résignation et les divisions, la volonté du peuple vient d’éclater aux yeux du monde entier et a déjà remporté un immense succès. Rien ne sera plus jamais comme avant ! Armé des leçons du passé le peuple aborde l’avenir de l’Algérie avec détermination et courage.
La lutte pour la rupture avec le régime a pénétré le peuple, impulse ses actions et détermine ses perspectives. C’est dans l’action directe contre le régime en place que le peuple algérien a réaffirmé son unité nationale. Il a ainsi déjoué les divisions sur lesquelles le pouvoir s’appuyait pour renforcer / asseoir sa domination. Par une action simultanée à l’échelle nationale, le peuple s’est réconcilié avec son histoire millénaire en déployant côte à côte le drapeau Amazigh nord-africain et le drapeau national Algérien. Il n’y a que la révolution qui sait faire un pareil bond qualitatif à la conscience populaire.
Au regard de la dimension nationale, du caractère unitaire et pacifique du mouvement; vu les forces sociales engagées, vu les mots d’ordre et les objectifs proclamés, vu la diversité des actions entreprises, considérant la longévité du mouvement, il s’agit d’une révolution démocratique populaire dont les forces motrices essentielles sont constituées de la majorité sociale du peuple.
La jeunesse sans avenir constitue le fer de lance de cette majorité. Une place de choix dans cette révolution revient également à la femme qui s’est totalement investie et décidée à s’approprier l’espace public et se réapproprier sa citoyenneté au même titre que l’homme. Toute cette majorité sociale aspire à devenir la majorité politique, à vivre dignement et librement dans une Algérie républicaine démocratique et sociale débarrassée de ses féodalités archaïques, de l’oppression et de l’injustice.
• PERSPECTIVE DE LA REVOLUTION
Les initiatives dites de dialogue qui sont toutes en porte-à-faux avec la dynamique révolutionnaire en cours sont en réalité des offres de service, des légitimations opportunistes au coup de force du pouvoir qui cherche à sauver le système à travers les élections. Cette option si elle venait à se réaliser signifierait la reddition du peuple et l’échec de la révolution. A l’heure actuelle, loin d’affaiblir la dynamique révolutionnaire, la répression et les détentions arbitraires, voire les prises d’otages pour délit d’opinion et port du drapeau Amazigh renforcent notre détermination à aller jusqu’au bout.
Nous réaffirmons qu’aucun changement véritable n’est possible sans le départ inconditionnel du système et de ses suppôts: conseil constitutionnel, présidence, gouvernement , sénat , APN… La rupture avec ce système passe par une période de transition qui ne peut s’accommoder des institutions actuelles. Cette période de transition permettra au peuple de jeter les bases d’une nouvelle république dans le cadre d’une assemblée constituante souveraine qui sera élaborée à partir de la base.
Durant ce processus constituant, le peuple aura à définir sous quel régime politique il entend vivre (présidentiel, parlementaire…). Il consacrera également les libertés fondamentales et les droits démocratiques et sociaux ci-dessous énumérés qui sont le SMIG démocratique non négociable:
– Libération immédiate de tous les détenus politique et d’opinion;
– La libération du champ politique et médiatique;
– L’arrêt immédiat du bradage des richesses nationales et la récupération des biens spoliés;
– L’indépendance de la justice;
– La séparation et l’équilibre des pouvoirs;
– La non-utilisation de la religion, du patrimoine et des symboles de la nation à des fins politiques;
– L’égalité en droit entre les Hommes et les Femmes;
– La non-utilisation de la violence pour la conquête et l’exercice du pouvoir;
– Le droit d’association et le droit d’organisation soumis au seul régime déclaratif;
– Le droit de réunion, d’organisation et de manifestation;
– La garantie par l’Etat des droits sociaux économiques fondamentaux des citoyens;
– La consécration des libertés individuelles et collectives, syndicales et le droit de grève;
– La souveraineté populaire sur les richesses naturelles de la nation;
– La consécration du rôle de l’Etat dans la conduite du développement national et la lutte contre les inégalités socio-économiques et la pauvreté;
– La préservation des richesses nationales pour les générations futures;
– Le respect de tous les pluralismes.
• PLAN D’ACTION DU MANIFESTE
Elargir les débats aux niveaux des lieux de travail, des universités, des quartiers, villages…
Faire un travail pédagogique envers les autres régions du pays afin d’échanger avec eux les différentes expériences et proposer notre programme d’actions;
Quelles que soient les concessions du système pour acheter la paix sociale, nous resterons fidèles au mot d’ordre principal porté par des millions d’Algériennes et d’Algériens.
Définir les objectifs politiques: libération des détenus politiques pris en otage, organisation des actions de protestation et de pressions en vue d’atteindre ces objectifs. Grève générale locale, campagne de sensibilisation sur une grève générale nationale. Rassemblement… pour exprimer le rejet des élections présidentielles que le système veut organiser. La seule élection légitime est celle qui passe par la voie de l’assemblée constituante ;
Conforter les présidents des assemblées communales dans les décisions prises pour le rejet des élections présidentielles en vue ;
Interpeller le corps de la justice afin qu’il se positionne aux côtés du peuple a l’image de la juge d’Annaba [la juge du tribunal d’Annaba a prononcé l’acquittement de Nadir Fetissi et la restitution des drapeaux Amazighs] ;
Intensifier la lutte et les débats dans les universités, afin d’imposer leur démocratisation ;
Organiser des sit-in et des rassemblements devant les édifices de l’Etat ;
Exiger la dissolution des institutions illégitimes (présidence; sénat, APN… etc.).
NB:
Notre programme de lutte est flexible, il évolue en fonction de la situation politique en Algérie ;
Nous faisons corps avec le mouvement et nous sommes partie prenante de ce processus révolutionnaire ;
Dans notre pluralité, marchons séparément et frappons ensemble.
• CONCLUSION
Les participants, qui n’ont aucune prétention à représenter le peuple, sont déterminés à œuvrer dans un cadre unitaire ouvert à toutes les forces qui se reconnaissent dans l’alternative démocratique proposée pour permettre au peuple algérien de recouvrer toute sa souveraineté.
Nous exprimons notre solidarité indéfectible avec les peuples qui luttent pour leur liberté et leur souveraineté dans le monde.
Vive l’Algérie libre et démocratique
Gloire à nos martyrs.
Bgayet, le 24 août 2019.
[1] FFS : Front des forces socialistes ; PST : Parti socialiste des travailleurs ; PT : Parti des travailleurs ; CLA : Conseil des lycées d’Algérie ; SATEF : Syndicat national des travailleurs de l’éducation et de la formation ; SNAPAP : Syndicat national autonome des personnels de l’administration publique ; AJCB : Association des journalistes et correspondants de presse de la wilaya de Boumerdès ; AVO88 : Association des victimes du 5 Octobre 88 (manifestations réprimées brutalement par l’armée en octobre 1988 dans plusieurs villes de l’Algérie) ; CST : Comité de solidarité avec les travailleurs ; GAA : Groupe Algérie algérienne ; LADDH : Ligue algérienne de la défense des droits de l’Homme ; RAJ : Rassemblement action jeunesse.