Pour celles et ceux qui en douteraient encore, les récentes déclarations gouvernementales sur « l’urgence d’une nouvelle loi immigration » devraient dissiper tous les doutes : notre Ministre de l’Intérieur (il est aussi chargé, ne riez pas, de «la lutte contre les discriminations en raison des orientations sexuelles et des identités de genre, ainsi qu’à l’égard des personnes intersexuées») est là pour rétablir l’ordre, comme il l’a répété à trois reprises lors de sa prise de fonction et pour faire du bruit.
On pourrait aussi dire qu’il est là pour faire la guerre. La guerre culturelle s’entend. Et pour lui, rétablir l’ordre (trois fois…) et le bruit permanent, ce sont des armes de guerre. Bien sûr Bruno Retailleau n’est pas membre de Reconquête, ni du Rassemblement National, sans quoi, il ne serait pas ministre du gouvernement Barnier. Et donc, il n’est sûrement pas d’extrême-droite, quoi que…
Rappelons-nous. Ce glorieux chevalier du Puy du Fou a débuté sa carrière politique au Mouvement pour la France de Philippe de Villiers. Catholique ultra-conservateur, farouche opposant au mariage pour tous, Bruno Retailleau finit par s’éloigner du vicomte vendéen et rejoindre Les Républicains, dont il devient le président du groupe parlementaire au Sénat. C’est ainsi qu’il est le principal artisan du durcissement du projet de loi « immigration » du printemps 2023, et donc des mesures retoquées par le Conseil Constitutionnel.
Il est un homme d’ordre et ne s’en cache pas. Pour lui l’ordre, l’ordre social, mais aussi dans la rue et dans les esprits, est une condition sine qua non pour que la société fonctionne selon les valeurs qui sont les siennes. Normal, direz-vous, pour un ministre de l’Intérieur. Normal, alors que ses premières déclarations soient celles d’un soutien sans faille aux policiers et une menace de plainte déposée contre le député Raphaël Arnault pour un tweet où il dénonçait « l’assassinat de Kanaks par les forces policières ». Il est un homme d’ordre et si le droit s’oppose à sa conception de l’ordre, alors, loin de la remettre en cause, c’est bien l’Etat de droit qu’il remettra en cause, article après article, interview après interview. C’est que, voyez-vous, aux yeux de Bruno Retailleau, comme d’ailleurs à ceux du RN, le droit ne saurait faire obstacle à la « volonté populaire », mesurée comme on le sait si bien par les sondages et les commentaires des éditorialistes des chaînes Bolloré.
Ainsi s’impose donc l’urgence d’une « nouvelle » loi immigration, dont on découvre peu à peu les contours. Selon la technique bien connue de l’exploitation politicienne d’un fait divers sordide, on propose des mesures sécuritaires impossibles à mettre en œuvre sans une modification substantielle de la loi (puisqu’on vous dit que le droit ne fait que gêner), on reprend les articles censurés de la loi de 2023, tout en jurant les grands dieux que ce n’est pas le cas et on s’en va voir, en compagnie de Michel Barnier, Premier Ministre, du côté de Giorgia Meloni et de son expérience de centres de rétention décentralisés en Albanie. Notons ici aussi que la justice italienne, et donc le droit, met bien des bâtons dans les roues à cette « externalisation ». A cette occasion, Michel Barnier exprime son accord avec son ministre de l’Intérieur en regrettant que « les conditions politiques actuelles rendent impossibles une réforme de la Constitution » (JDD 20 octobre 2024).
Tout ceci démontre parfaitement l’hypocrisie du gouvernement sur la question de l’immigration : en substance « nous ne le ferons pas parce que c’est interdit … mais nous regrettons que cela soit interdit. » Plus question de valeurs, de politiques, juste un regret : le droit s’oppose à nos projets et à ce que nous croyons être la volonté populaire.
Bruno Retailleau mène depuis le début de sa carrière politique une bataille idéologique et culturelle pour imposer sa vision de la société. Son engagement dans la Manif pour Tous décrit sa vision traditionnelle de la famille, hétérosexuelle, il s’oppose à l’inscription de l’IVG dans la Constitution. Pour lui, dans sa première interview au JDD en tant que ministre, les racines de la France sont judéo-chrétiennes, à « Athènes, Rome et Jérusalem ». La place de la religion catholique y est prépondérante. Volontairement, Bruno Retailleau ignore l’apport des Lumières, les bouleversements de la Révolution française, les Droits de l’Homme. C’est bien que tout ceci remet en cause sa conception hiérarchisée de la société, de la famille, dans laquelle les femmes resteraient à leur place subalterne et les étrangers ne sauraient être qu’une minorité assimilée, contrôlée, réprimée. A moins qu’ils ne deviennent des « français de papier », expression reprise de l’Action française, qui caractérisait ainsi les Juifs dans les années 1930 et que Bruno Retailleau utilise à propos des jeunes révoltés après l’assassinat de Nahel en juillet 2023. La société de Bruno Retailleau c’est une nostalgie d’Ancien Régime, dans lequel l’ordre prime toujours sur le droit. La boucle est bouclée.
Aujourd’hui, Bruno Retailleau a du pouvoir et une très grande visibilité. Il est au centre du débat politique. Par ses prises de position médiatiques, il dicte l’agenda politique. Par sa fonction de ministre de l’Intérieur, il est en position d’influer de manière très concrète sur nos vies quotidiennes, de rogner, décrets après circulaires, les libertés démocratiques, les droits des étrangers. Il est l’interface entre la droite du gouvernement Barnier et l’extrême-droite RN. Face au macronisme à l’agonie, il se positionne comme celui qui assurera l’unité des droites et qui, aux yeux des électeurs de droite traditionnelle et des secteurs de la bourgeoisie encore réfractaires au RN, espère représenter une alternative à Marine Le Pen. A cet égard, il occupe une place centrale dans le jeu politique complexe issu des dernières élections.
Camille Boulègue