Questions à Dominique Paturel, chercheuse et militante PEPS.
Que peux-tu nous dire de la mobilisation actuelle ? D’où vient ce paradoxe de paysan·nes de moins en moins bien rémunéré·es et, en regard, une population pour qui il est de plus en plus cher de se nourrir ?
Un point d’attention important est de ne pas confondre les révoltes agricoles et les résistances paysannes comme étant un face-à-face entre rémunérations faibles et normes environnementales. Si les agriculteurs en sont là c’est bien par l’accélération libérale du libre-échange, mettant en concurrence ce qui ne peut pas l’être : tant dans les niveaux d’exigences de production respectueuses du vivant que dans les conditions sociales du travail.
Pour autant, même si toutes les normes environnementales étaient abolies, les exploitations agricoles déjà en « berne » ne seraient pas épargnées. Sans une régulation, les « petits producteurs », même qualifiés d’agro-industriels ou d’agroécologie par les écologistes, vont déposer le bilan. Il faut garantir et assurer sur la durée, des prix agricoles permettant aux agriculteurs et agricultrices une juste rémunération, pour également être certain d’engager la transformation écologique des systèmes alimentaires.
Qu’est-ce que la Sécurité sociale de l’Alimentation ?
La SSA est un projet politique porté par des collectifs, associations et organisations du mouvement social. Ce projet est basé sur le régime général de la sécurité sociale. Le financement reprend le modèle économique de la sécu, par de la cotisation sociale sur la plus-value du travail et par le conventionnement démocratique des acteurs et actrices des systèmes alimentaires. Ce conventionnement se met en place à des échelles locales dans des caisses de SSA. Le principe fondamental est un accès universel aux produits alimentaires conventionnés et donc d’instaurer un droit à l’alimentation durable (durable étant entendu à la fois continu et de qualité). Le conventionnement se fait en respectant les conditions d’une transformation des systèmes alimentaires au regard des changements climatiques. Pour soutenir cette transformation, il est prévu une allocation mensuelle de 150€ par personne, permettant ainsi d’avoir un impact sur l’offre alimentaire.
Alors que nous sommes en pleine crise agricole, en quoi revendiquer l’instauration d’une Sécurité sociale de l’Alimentation pourrait aider à trouver des solutions ?
L’objectif de ce projet de SSA est de permettre à tous ceux et toutes celles qui travaillent dans les systèmes alimentaires, de gagner leur vie correctement, que ce soit les agriculteurs ou agricultrices, les ouvriers et ouvrières agricoles, es salariéEs de l’agro-industrie, etc.
En quoi la Sécurité sociale de l’Alimentation pourrait contribuer à répondre aux besoins alimentaires de la population en quantité et en qualité ?
La France se sert de sa production agricole à l’exportation ; mais aujourd’hui il y a une stagnation de la production, une réduction massive du nombre d’agriculteurs et de la surface agricole utile, avec des pertes de parts de marché. En outre, il y a une forte, augmentation des importations et des échanges commerciaux intra Europe de plus en plus bas. C’est donc un modèle à bout de souffle dont la répercussion première est d’une part une baisse du revenu des agriculteurs pris dans ces filières et d’autre part une hausse conjuguée aux évènements internationaux et la spéculation qui s’en est suivie. La SSA rebat toutes ces cartes d’abord en soutenant la relocalisation de tout ce qui est possible, en redistribuant une partie de la valeur ajoutée par le biais de l’allocation mensuelle et une autre partie dans le soutien à l’investissement dans la transformation des systèmes alimentaires. Certes il faudra penser la coexistence des systèmes alimentaires car la relocalisation ne permettra pas de nourrir tout le monde tout le temps.
Comment cela pourrait aider à résoudre le problème de revenu des agriculteurs·trices ?
Par le fait de reconnaitre les conditions de production à leur juste valeur et de faire en sorte qu’ils et elles puissent vivre de leur travail ; d’ailleurs ceci est valable pour tous et toutes les travailleurs et travailleuses des systèmes alimentaires : les agriculteurs comme les boulangers, les salariés des abattoirs et les caissières. C’est tout l’enjeu démocratique de la démocratie alimentaire dont la signification est « reprenons la main sur nos systèmes alimentaires ». Cela passe par le fait que nous, tous et toutes, reconnections ce que nous mangeons avec les conditions de leurs productions.
De quelle façon la SSA remet-elle en cause la chaîne alimentaire actuelle ? Quand on parle de Sécurité sociale de l’Alimentation, on parle très souvent de démocratiser l’alimentation. Peux-tu préciser ? On voit que dans le problème du prix et des revenus des paysans, l’un des nœuds, voire des énormes nœuds du problème, est la distribution, notamment la grande distribution. Comment s’en affranchir ? Comment éviter le problème ? Ou comment y faire face ?
D’abord en rappelant le pouvoir énorme de la grande distribution et en comprenant que l’organisation du marché néolibéral, système économique capitaliste, transforme en marchandise tout : les produits agricoles certes mais aussi les services autour des produits agricoles ; le marketing, soutenu par une législation qui protège l’offre alimentaire telle qu’elle existe, à savoir essentiellement basée sur une production industrielle, est central dans tout ce business. Nous n’avons pas la main là-dessus et on s’imagine avoir la liberté de choix alors que nous sommes en permanence encadrés et donc soumis à cette offre. Tout le discours qui consiste à nous faire croire que nous pouvons changer la donne par nos actes d’achats individuels est un leurre : notre espace de contestation est micro et en plus il sert à l’agroalimentaire pour faire évoluer ses segments de marché et répondre aux soi-disant attentes de la population.
Une des pistes est de partir des besoins alimentaires réelles de la population par une reprise en main….. de la démocratie : s’éduquer ensemble de ce que sont ces systèmes alimentaires, choisir ensemble en connaissance de cause, prendre en compte nos besoins différents selon nos âges et nos appartenances à des groupes sociaux diversifiés. La SSA peut être le cadre pour porter ce projet de démocratie alimentaire.
Sous quelle forme le débat pour une Sécurité sociale de l’Alimentation traverse-t-il l’Europe ? À supposer que ce débat existe en dehors de la France…Est-il possible, dans une Europe néolibérale dont le dogme est la concurrence libre et non faussée, d’installer un outil comme la Sécurité sociale de l’Alimentation ?
Le débat existe en Belgique et en Suisse où par exemple le canton de Genève a voté récemment l’instauration d’un droit à l’alimentation dans sa constitution. On commence à entendre des frémissements en Allemagne et en Autriche. Il y a aussi de l’écoute en Espagne. La SSA étant basée sur le modèle du régime général de la sécu, ce projet s’appuie sur les formes de sécurité sociale existantes et donc ce n’est pas encore bien clair.
Le cadre européen actuel qui a comme règle de base le libre-échange et par conséquent des accords commerciaux planétaires ne permet pas évidemment le cadre d’une SSA dont l’objectif est de relocaliser les productions agricoles et d’assurer des moyens de vie à toute une population, notamment par de la redistribution.
Par quel bout commencer ?
Pour commencer, même si pour l’instant cela reste essentiellement des expérimentations du côté des classes moyennes, il faut s’investir dans le fait de reprendre la main sur notre alimentation, chacun là où nous sommes : aller au marché, faire des groupements achats, etc et engager la bataille politique dans les arènes institutionnelles, sans aucune concession sur le projet politique. En ce moment, la récup est de mise avec une confusion qui est celle de penser que la distribution de chèques alimentaires aux plus petits budgets ou de renforcer l’accès par l’aide alimentaire seraient des actions SSA. Bien évidemment que non puisque le principe fondamental de la SSA est un accès pour l’ensemble de la population et non des réponses spécifiques pour les pauvres. Et ce d’autant plus, que les réponses en direction des populations à petits budgets est de les diriger vers la surproduction essentiellement transformée. Alors que les besoins sont ceux de produits frais.
A PEPS, nous réfléchissons actuellement à ce que pourrait être la démocratie alimentaire à l’épreuve du communalisme. Nous soutenons un modèle confédéral de SSA, de façon à éviter d’une part une organisation verticale comme bien souvent dans les institutions aux mains des experts et d’autre part une segmentation des activités du système alimentaire comme c’est le cas aujourd’hui dans l’ensemble des collectivités publiques et de l’état. De plus, conscients aussi du postcolonialisme « ambiant » (tant dans certaines productions que dans certaines formes d’intervention dite d’éducation populaire sur ce que serait le « bon » régime alimentaire) et de l’idéologie patriarcale inhérente à l’agriculture, nous sommes attentifs aux pièges de la participation dite démocratique qui s’appuie sur les habituels réseaux déjà mobilisés sur ces questions et exclue de fait les familles à petits budgets et les femmes de manière générale. Or l’alimentation est une activité enfouie dans notre quotidien et bien souvent les tâches « alimentaires » sont le fait des femmes.
Propos recueillis par Boris Chenaud.