Alors que certains économistes affirment que l’économie mondiale se dirige vers une stagnation à long terme, d’autres prétendent qu’il s’agit d’un cycle court. Les analystes de l’économie mondiale sont divisés entre ceux qui prévoient une récession et ceux qui pensent qu’il s’agit d’un ralentissement contrôlé. Un autre débat est sous-jacent : s’agit-il d’une stagnation à long terme ou bien les conditions d’une nouvelle vague d’expansion sont-elles déjà préfigurées ?
La dynamique du capitalisme en tant que système repose sur sa capacité d’innovation et d’amélioration permanente de la productivité du travail. Depuis le début des années 1970, cette amélioration a ralenti. Si, jusqu’en 2010, la productivité du travail a augmenté à un taux de 2,5 % par an, elle n’a augmenté que de 0,6 % par an à partir de cette date, jusqu’en 2017.
Faible croissance
En dépit de ces médiocres avancées, le capital, au niveau mondial, a réussi entre 1970 et 2010 à maintenir le taux de profit et à rétablir la rentabilité globale du système. Cela a été possible parce qu’à partir de la crise mondiale des années 1970, le capital a lancé un processus de restructuration de ses espaces productifs et de services (relocalisation et concentration des entreprises, modèle de production technocentrique) accompagné d’une forte offensive sur le travail (baisse structurelle des salaires, changements des conditions de travail, introduction de nouvelles technologies, investissements à forte intensité capitalistique). Toutefois, malgré ce maintien du taux de profit, la croissance de l’économie mondiale a été très faible. Si, jusqu’à la crise de 2008, la croissance était en moyenne de 5,5 % par an, principalement grâce à la contribution des pays dits émergents, ensuite elle n’a pas dépassé 3,7 %, malgré une amélioration de l’économie étatsunienne. Cette croissance s’est traduite par une forte concentration des richesses et une augmentation des inégalités sociales à travers le monde.
Deux visions
Sur la base de cette stagnation de la productivité, du fait que nous assistons à une longue période de demande insuffisante et que l’économie mondiale se montre incapable de donner une forte impulsion aux salaires et à l’emploi, de nombreux analystes estiment que l’économie mondiale est en stagnation à long terme. D’une manière ou d’une autre, ils retrouvent la thèse de la stagnation structurelle que le disciple de Keynes, Alvin Hansen, a énoncée à la fin des années 1930 et que l’ancien secrétaire au Trésor américain, Lawrence Summers, a reprise il y a quelques années.
Au contraire, d’autres soutiennent que ce que nous avons vu ces derniers temps c’est vraiment la fin du super cycle d’endettement. Les pays du centre seraient en train d’absorber l’expansion monétaire à laquelle ils ont été contraints pour mettre fin à la crise de 2008 (les États-Unis augmentent les taux d’intérêt et la Banque centrale européenne réduit l’achat d’obligations et retire l’argent bon marché libéré par la crise). Les possibilités d’une nouvelle onde expansive seraient ainsi en préfiguration.
La conjoncture
En 2018, c’est l’incertitude qui a dominé l’économie mondiale caractérisée par une détérioration des relations commerciales, une forte volatilité des marchés et une hausse des taux d’intérêt, en plus du ralentissement chinois et des problèmes en Europe, notamment la résurgence des nationalismes d’extrême droite.
Le FMI estime qu’en 2018, le PIB mondial a augmenté de 3,7 %, un pourcentage inférieur à celui de la période antérieure à 2008 (5,5 %) mais supérieur à celui des années suivant la crise. C’est dans les pays avancés (2,4 % contre 3 % auparavant) que cette tendance est la plus marquée. Cependant, selon l’analyste international Jorge Castro, « la production étatsunienne a augmenté de 3,5 % en 2018 dans des conditions de plein-emploi (3,7 % de chômage, le taux le plus bas en trois décennies), avec une augmentation des salaires réels de 3,2 % (le plus élevé en dix ans), une inflation de 1,8 % et une productivité augmentant de 2,5 % ». Le fait que les réductions d’impôts décidées par l’administration Trump aient entraîné un rapatriement de capitaux d’un montant de 7 milliards de dollars dont – selon Jorge Castro – une partie est allée à Wall Street, mais aussi une partie à des investissements productifs, n’est pas sans rapport avec ce tableau.
Malgré l’importance de l’économie américaine, l’économie mondiale s’affaiblit. Le FMI a recalculé à la baisse ses estimations pour cette année à 3,5 %, et à 2,5 % pour les États-Unis, le ralentissement se faisant « à un rythme plus rapide que prévu ». Selon l’OCDE, « l’expansion mondiale a atteint son apogée », tandis que l’OMC vient de prédire que « le commerce mondial continuera à se contracter au cours du premier semestre de cette année ». En fait, l’Allemagne et le Japon ont réduit leurs taux de croissance au cours de ces mois et l’économie chinoise, qui a connu la plus faible croissance depuis neuf ans, ralentit plus que prévu.
Dans cette situation, quel est le poids du conflit entre les États-Unis et la Chine, qui n’est pas seulement un différend commercial avec hausse des droits de douane des deux côtés, qui a affecté le commerce, mais qui a aussi un caractère stratégique visant à déterminer qui va contrôler la quatrième révolution industrielle en cours ?
Une nouvelle escalade tarifaire – c’est la menace de Donald Trump si un accord qui le satisfait n’est pas conclu – pousserait l’économie directement en récession, mais il y a des indications d’un accord possible, après la trêve conclue à Buenos Aires pendant la réunion du G20. Mais ce n’est pas seulement le différend entre les États-Unis et la Chine qui pèse. Il y a également des indications de la possibilité d’une récession aux États-Unis. Et de son impact mondial. La réunion de Davos s’est conclue sur la conviction que « l’économie mondiale n’est pas sur le point de s’effondrer, mais les risques augmentent ».
Sommes nous à l’aube d’une nouvelle crise financière mondiale ?
Nous avons noté que l’économie mondiale entrait dans une période de définition de ses perspectives à long terme. La manière dont la conjoncture actuelle sera résolue pèsera sur cette définition.
L’un des traits distinctifs de cette situation est l’incertitude résultant des inconnues tant politiques qu’économiques. Parmi les premiers figurent le Brexit, les nationalismes d’extrême droite en Europe, les relations tendues des États-Unis avec la Chine et la Corée… et aussi le cas du Venezuela. Parmi les seconds figurent la détérioration des relations commerciales, la forte volatilité des marchés, la hausse des taux d’intérêt et le ralentissement chinois.
Dans la zone à risques…
Selon l’économiste et ancien député portugais Francisco Louça, il y a trois indicateurs de risques possibles pour 2019 :
a) la déréglementation néolibérale s’étend dans le monde entier, ce qui rend les États-nations de plus en plus vulnérables ;
b) les centres spéculatifs sont encore stimulés, le capital financier et la concentration de l’accumulation continuent à être privilégiés ;
c) l’accumulation des dettes (publiques, privées ou entreprises) continue ; elles dépassent déjà 300 % du PIB mondial.
Pour leur part, les analystes Oscar Ugarteche et Alfredo Ocampo soulignent quatre points spécifiques de l’économie nord-américaine :
- Entre 2008 et le troisième trimestre de 2017, le PIB a progressé en dessous de son potentiel, mais à partir de cette dernière date, sa croissance est supérieure à ce potentiel (près de 5 % au troisième et quatrième trimestre de 2018, avec une croissance annuelle de 3,7 %). Selon eux, cela ne peut pas durer plus longtemps, car cela surchaufferait l’économie avec les conséquences prévisibles.
- Le taux de chômage est demeuré sous son niveau naturel tout au long des années 2017 et 2018. Ils notent que quelque chose de semblable s’est produit dans les moments précédant les trois dernières récessions : 1990, 2001 et 2008, à plus ou moins un an près.
- Il y a des différences entre les rendements des obligations du Trésor à dix ans et à deux ans. Il y a moins de risques dans les obligations à long terme que dans les obligations à court terme. C’est une anomalie qui s’est déjà manifestée lors des dernières récessions, en les anticipant de plus ou moins une année.
- Pour la première fois depuis 2008, le taux d’intérêt est positif.
Pour ces auteurs, ces quatre points indiqueraient la possibilité d’une surchauffe de l’économie américaine qui entraînerait de nouvelles hausses des taux d’intérêt et l’appréciation du dollar, ce qui accroîtrait le déficit commercial. En outre, un dollar plus fort attirerait de nouveaux capitaux des pays émergents et réduirait le prix des matières premières, en particulier en Amérique latine.
Un récent rapport de Citigroup indique qu’un « ralentissement aux États-Unis affecterait la croissance mondiale et son impact serait plus important que lors de la crise financière précédente ». Selon ce rapport, l’Argentine, le Mexique, le Canada et Taïwan seraient les pays les plus exposés.
Continuité de la crise
Il se trouve que les principales causes qui ont conduit à la crise de 2008 n’ont pas disparu. Les grandes multinationales ont continué à accumuler des profits malgré la faible croissance de l’économie mondiale. Cette accumulation n’est pas le résultat d’une plus grande activité productive, mais de la financiarisation, de la spéculation ou de l’appropriation des ressources naturelles et des biens communs, qui dans leur ensemble fonctionnent comme un soutien à l’accumulation capitaliste mais en même temps, en raison de leur surdéveloppement, accentuent les contradictions du système.
Car cette phase de l’internationalisation du capital que nous connaissons sous le nom de mondialisation a inauguré un nouveau mode de domination. Ce dernier a de fortes implications politiques et sociales :
- concentration des richesses ;
- accroissement des inégalités sociales ;
- aggravation de la crise climatique ;
- guerres localisées et renforcement du système d’endettement mondial.
Ce sont les produits de la généralisation des politiques néolibérales.
Toutefois, ce nouvel ordre n’a pas encore été complètement réalisé. Son accomplissement nécessite de démonter toute l’architecture de gouvernance construite au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et de la remplacer par une autre, fondée sur un nouvel équilibre des pouvoirs entre les puissances, surtout entre les États-Unis et la Chine. Serions-nous dans les préliminaires d’une nouvelle finance mondiale, alors que ce nouvel équilibre n’est pas encore achevé ?
De la contraction à la récession ?
Détérioration commerciale, volatilité des marchés, endettement élevé, bulles spéculatives. Le risque d’une nouvelle récession mondiale augmente. Un autre 2008 arrive-t-il ?
Les données qui montrent que l’économie mondiale est entrée dans une zone à risque, sans solution de continuité, s’accumulent. La directrice du FMI, Christine Lagarde, vient de déclarer que tout est pire que prévu pour l’économie mondiale et que « 70 % de l’économie mondiale connaît un ralentissement ». Pour sa part, le directeur de l’Organisation mondiale du commerce a ajouté que « le commerce ne peut pas jouer pleinement son rôle de moteur de croissance » et a prédit que la croissance du PIB mondial et du commerce sera inférieure à celle de 2018.
Affaiblissement aux Etats Unis…
Au début de cette année, la Réserve fédérale américaine (FED) a indiqué qu’elle pourrait modifier sa politique monétaire. Il y a quelques semaines, elle a rendu cette annonce effective avec une modification brusque : non seulement le taux bancaire de référence ne sera pas relevé tout au long de l’année en cours, mais la politique d’absorption des liquidités du marché sera limitée également.
L’ensemble de ces mesures indique que l’économie américaine montre des signes d’affaiblissement. D’une certaine manière, cela confirme ce que nous avons déjà indiqué : la croissance étatsunienne a récemment dépassé son potentiel et en même temps on observait une anomalie – risque plus faible des obligations à long terme qu’à court terme – que l’on appelle une « inversion de la courbe ». Tout semble indiquer que l’élan donné à l’économie par la réforme fiscale de Donald Trump et les allégements fiscaux qui ont permis de rapatrier quelque 7 milliards de dollars a pris fin. L’expérience d’autres crises indique que tout cela peut entraîner une surchauffe de l’économie américaine, ce qui entraînerait de nouvelles hausses des taux d’intérêt et l’appréciation du dollar, augmentant le déficit commercial des États-Unis.
Avec la décision de la FED mentionnée, l’augmentation du taux d’intérêt est annulée pour cette année 2019. Mais le déficit commercial est le plus important depuis dix ans : de l’ordre de 621 milliards de dollars (dont avec la Chine, 419 milliards, mais aussi avec l’UE, 110 milliards). L’appréciation du dollar renverse le flux de capitaux spéculatifs, qui quittent les pays dits émergents pour se réfugier dans le billet vert, ce qui provoque une forte dévaluation des monnaies des premiers (le real brésilien, la livre turque et le peso argentin…).
… et pas seulement
Dans les pays les plus industrialisés, la croissance et l’investissement restent très faibles et leurs économies se contractent. La Chine vient de réduire ses prévisions de croissance pour cette année à 6 %, le taux le plus bas en 25 ans. L’Allemagne a fait de même, passant de 1,8 % à 0,8 %. La Turquie est entrée en récession après presque une décennie de forte croissance. Au Japon, après des années d’expansion monétaire, ils sont arrivés à la conclusion qu’il existe une forte probabilité que l’économie se contracte. La Russie estime sa croissance à seulement 1,3 %, tandis que parmi les autres membres du BRIC, seule l’Inde enregistre une croissance de 7 % par an.
Les données disponibles indiquent que le ralentissement actuel des principales économies mondiales pourrait se transformer en récession mondiale dans un avenir pas trop lointain. Et les banques centrales ne pourraient pas faire grand-chose car les taux d’intérêt sont déjà à zéro ou négatifs dans l’Union européenne et au Japon. Suivant la la FED, elles ont également limité leurs politiques d’absorption monétaire.
Vers une autre année 2008 ?
Aux États-Unis, l’administration Trump a poursuivi la déréglementation et l’assouplissement des contrôles du système bancaire. De plus, le fait que la FED ait décidé de limiter l’absorption monétaire – avec laquelle elle a partiellement conjuré la crise de 2008 – signifie qu’il y aura plus d’argent en circulation, tandis que la déréglementation bancaire facilitera l’octroi de crédits sans exigences supplémentaires. Tout cela va stimuler la croissance… tout en accélérant la marche vers la récession.
Mais pour certains analystes, le risque est plus grand, il suffit de se regarder dans le miroir de 2008 : la déréglementation néolibérale menace de se propager à nouveau au niveau mondial, rendant les États-nations de plus en plus vulnérables. Les centres financiers – où règne la spéculation et qui favorisent l’accumulation entre les mains d’un petit nombre – se redressent alors que l’endettement global, qu’il soit étatique, privé ou corporatif, dépasse déjà 300 % du PIB mondial. Les bulles boursières et immobilières complètent les menaces.
Comme s’il manquait quelque chose dans les conflits entre la Chine et les États-Unis, le labyrinthe Brexit, la montée des nationalismes européens et une traînée de conflits géopolitiques ajoutent de l’incertitude à une situation où le capital financier et les spéculateurs investissant à court terme se meuvent comme des poissons dans l’eau.
Personne ne sait si cette accélération du ralentissement se soldera par une récession mondiale, mais les craintes ne cessent de croître.
Eduardo Lucita, article publié dans Inprecor.