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Il y a 51 ans, août 1968 : la fin du Printemps de Prague

Le 21 août 1968, les troupes du Pacte de Varsovie (1) envahissent la Tchécoslovaquie. L’objectif de cette opération militaire est d’endiguer les réformes mises en œuvre par le gouvernement Dubcek et de porter un coup d’arrêt au développement du mouvement populaire en faveur de l’extension des libertés. Ce moment politique passé à la postérité sous le terme de « Printemps de Prague » a débuté en janvier 1968 avec l’arrivée d’Alexander Dubcek à la tête du Parti Communiste Tchécoslovaque (PCT).

Un contexte favorable

Dès le milieu des années 60, la Tchécoslovaquie est le théâtre d’importants débats au niveau de la direction du PCT mais aussi, de manière plus large, au sein de la société tchécoslovaque. En 1966, un début de réforme de la gestion des entreprises est mis en œuvre sous l’impulsion d’Ota Sik (2), avec notamment l’attribution d’une plus grande autonomie aux directions d’entreprises et la mise en cause partielle de la planification centralisée qui était alors la règle.

Parallèlement la parution d’un ouvrage collectif – « La civilisation au carrefour » – témoigne de l’effervescence intellectuelle, notamment dans les milieux universitaires et, plus particulièrement, ceux de la sociologie (3). Les différents spécialistes impliqués dans la rédaction de l’ouvrage analysent ce qu’ils appellent la « révolution scientifique et technique », une transformation des processus de production censée inverser la tendance à la parcellisation des tâches. Ils préconisent donc d’intensifier la formation et la qualification des travailleurs et, à rebours de l’organisation centralisée et disciplinaire des entreprises et de la société, de faire appel aux capacités créatrices et au sens de l’initiative des salariés.

En pratique, la mise en œuvre de ces réformes est alors largement handicapée et retardée par l’absence de toute démocratisation au plan politique : la Tchécoslovaquie demeure entièrement soumise au système du parti unique. Pour autant, les deux dimensions que l’on vient d’évoquer – la décentralisation économique et le développement de l’autonomie des salariés – vont se retrouver au cœur du processus qui émergent en 1968.

Un vent de réformes

Au début, la « prise de pouvoir » d’A. Dubcek est un peu considérée comme une révolution de palais, se situant dans le prolongement des évolutions enclenchées quelques années auparavant. Elle est d’ailleurs entérinée par la direction soviétique (L. Brejnev). Le dirigeant stalinien A. Novotny qui, comme c’était un peu la tradition à l’Est, cumulait jusqu’alors les rôles de Secrétaire général du Parti et celles de Chef de l’État conserve cette dernière fonction dans un premier temps. Ce n’est qu’au bout de deux mois, fin mars, qu’il sera remplacé par Ludvik Svoboda.

Au cours du premier semestre de l’année 68, l’on assiste à un mélange plus ou moins articulé entre les réformes portées par l’équipe dirigeante autour de Dubcek et les exigences de la mobilisation populaire qui se développe et se radicalise. Les réformes les plus importantes concernent la liberté d’expression, la liberté de la presse et la liberté de réunion. Alors que ces premières réformes – qui constituent une rupture nette avec les règles en vigueur depuis 1948 (4) – passent dans la pratique, le pouvoir répète systématiquement qu’elles sont impulsées et conduites par le Parti. Mais elles débouchent rapidement sur une revendication fondamentale : l’exigence du pluripartisme. Dans un premier temps, des centaines de clubs politiques se créent. En pointe de la bataille pour la démocratie, à commencer par la liberté de création artistique, l’hebdomadaire de l’Union des écrivains se vend à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires. Les condamnés des procès staliniens (5) des années 50 sont réhabilités. Sur le plan du respect des nationalités, la nouvelle Constitution reconnaît l’égalité des nations tchèques et slovaques et le caractère désormais fédéral de la République de Tchécoslovaquie.

Ces réformes alimentent un véritable renouveau du débat politique et d’importantes mobilisations populaires, notamment sous forme de meetings de masse qui, en retour, exigent l’approfondissement et l’accélération des réformes. Dans la réalité, la direction du Parti communiste est désormais fracturée entre réformateurs qui, bon gré mal gré, s’évertuent à répondre aux revendications populaires sans trop toucher aux bases du système et conservateurs qui tentent de bloquer et d’inverser le processus. Dès le début de l’été, les « pays frères », à commencer par l’Union soviétique, manifestent leurs craintes de la contagion que peut provoquer l’expérience tchécoslovaque pour leurs propres sociétés. Dans une lettre adressée à la direction du PCT, ils dénoncent « l’offensive menée par la réaction avec l’appui de l’impérialisme contre le parti et les bases du régime socialiste ». En réaction, de telles pressions alimentent au sein de la population tchécoslovaque le refus de toute ingérence extérieure et une méfiance patriotique grandissante vis-à-vis de l’URSS.

Fin Juin, l’écrivain Ludvik Vaculik publie le « Manifeste des 2.000 mots ». Rapidement contresigné massivement par des citoyens, le Manifeste critique le conservatisme du Parti communiste et appelle à la création de comités d’actions indépendants, afin de « faire triompher la démocratie en Tchécoslovaquie ». Il pose pour la première fois le problème du pouvoir politique de citoyens, en dehors de l’appareil stalinien, dans un pays contrôlé en dernier ressort par la bureaucratie du Kremlin. Quant à la direction réformatrice du PCT, elle a programmé un congrès extraordinaire du Parti pour le mois de septembre, puis pour début novembre : l’objectif non dissimulé est d’entériner les réformes et de modifier radicalement la composition des instances de direction au profit des réformateurs. Les congrès locaux se tiennent début Juillet et confirment la tendance générale : plus de 80% des futurs délégués se réclament des réformes et de l’approfondissement du processus démocratique.

Invasion et normalisation

La conjonction d’une évolution désormais incontrôlable au sein du PCT et de manifestations d’expression indépendante de plus en plus massives au sein de la population emportent la décision au sein de la fraction stalinienne et des gouvernements des « pays frères » : désormais, seule une intervention militaire étrangère peut donner un coup d’arrêt à l’expérience tchécoslovaque. Le 21 août 1968, plus de 600.000 soldats appartenant aux forces armées soviétiques, bulgares, polonaises, hongroises et est-allemandes envahissent la Tchécoslovaquie. L’armée tchèque reste l’arme au pied, en l’absence de directives des dirigeants du PCT et de l’État. Par contre, on dénombre des manifestations spontanées de protestation ainsi que de nombreux actes de résistance et de désobéissance civile de la part de la population. La prise de contrôle des principaux centres administratifs et des médias par les troupes étrangères se solde par une centaine de morts.

Les réformateurs décident d’avancer la tenue du XIV° congrès du PCT : une très nette majorité des délégués précédemment élus se réunit dans la banlieue de Prague, au sein de l’usine CKD, sous la protection des travailleurs. Le congrès extraordinaire dénonce l’invasion. Parallèlement, la direction du PCT est « enlevée » et emmenée en Union soviétique afin de s’assurer de sa capitulation : Dubcek et ses partisans signent le « protocole de Moscou » et acceptent le « stationnement temporaire » des troupes étrangères sur le territoire tchécoslovaque. Pour les Soviétiques, la voie de la « normalisation » – une tentative systématique de faire disparaître toute trace du Printemps tchécoslovaque – est désormais libre.

Cependant, dans les mois qui suivent l’occupation soviétique, l’on assiste à un phénomène d’auto-organisation avec l’élection de conseils ouvriers dans les principales entreprises du pays (6), en application de la loi sur les Conseils ouvriers décidée au printemps. Les étudiants se dotent également d’organisations autonomes. Des manifestations sont organisées. Le pouvoir répond par la répression, la censure et même la suppression de journaux critiques. Progressivement, en l’absence d’alternative politique, la démoralisation l’emporte et le mouvement populaire régresse. Dubcek finit par démissionner. Des dizaines de milliers de communistes réformateurs sont exclus du PCT. Dans les entreprises, les animateurs de la contestation sont licenciés. La répression frappe aussi les milieux intellectuels. Louis Aragon, poète et membre du Comité central du PCF, qui ne s’était pas manifesté jusqu’alors par son esprit critique, évoque un « Biafra de l’esprit ». Il est vrai que, pour la première fois de son histoire, le Parti communiste français manifeste son désaccord avec l’Union soviétique. Ainsi, au lendemain de l’intervention, l’Humanité titre sur « La surprise et la réprobation ». Pour autant, après avoir ainsi condamné l’intervention, le PCF va parfaitement s’accommoder de la « normalisation »…

De l’opposition à la dissidence

Par le passé, le système stalinien en vigueur en URSS et en Europe de l’Est a connu des luttes pour la démocratie et des révoltes, ouvrières ou étudiantes, le principal évènement dans cette succession de luttes populaires contre la bureaucratie stalinienne ayant été le soulèvement des travailleurs hongrois en 1956, déjà réprimée par les troupes soviétiques. Bien sûr, il faut aussi prendre en compte les mouvements de « déstalinisation » impulsés après la mort de Staline par les dirigeants soviétiques eux-mêmes, à commencer par Nikita Khrouchtchev.

Le Printemps de Prague n’est donc pas la première tentative de modifier en profondeur le système. Par contre, c’est le dernier mouvement populaire qui se fixera comme objectif de le faire évoluer, de le transformer et / ou de le démocratiser, de renouer avec les idéaux du socialisme. Par la suite, les différents mouvements qui vont se développer aussi bien dans les milieux intellectuels qu’au sein des couches populaires n’imagineront plus que la transformation démocratique puisse passer par les partis communistes ou les syndicats et associations qui leur sont inféodés. Ils auront, surtout, un objectif différent : le renversement pur et simple du système et, en l’absence de toute alternative un peu crédible, l’établissement d’une « démocratie libérale ». Dans leur très grande majorité, les opposants sont devenus des dissidents. Les références au socialisme démocratique, au pouvoir des travailleurs, à l’autogestion s’estompent (7). Au-delà de la chute bienvenue des régimes staliniens, c’est une défaite idéologique majeure – dont nous ne sommes pas sortis ! – pour le mouvement ouvrier : de façon durable, les libertés démocratiques sont désormais assimilées à la libre concurrence et à l’économie de marché, notamment auprès de tous ceux qui, à l’Est, ont subi la répression bureaucratique.

François Coustal

Notes :

(1)   Le Pacte de Varsovie est une alliance militaire, formalisée en mai 1955, entre l’Union soviétique et les pays de l’Est : Albanie, Bulgarie, Roumanie, Hongrie, Pologne, Tchécoslovaquie et Allemagne de l’Est. L’Albanie quittera le Pacte en 1968, précisément après l’invasion de la Tchécoslovaquie. Le Pacte sera dissous en juillet 1991.

(2)   Ota Sik est un économiste, membre de la direction du PCT, ministre du gouvernement Dubcek et l’un des principaux promoteurs des réformes économiques. Par la suite, il théorisera son double refus du capitalisme et du socialisme bureaucratique d’État dans un ouvrage célèbre intitulé « La troisième voie, la théorie marxiste-léniniste et la société industrielle moderne » paru en 1978.

(3)   Le philosophe Radovan Richta est le principal animateur de ce travail collectif interdisciplinaire. On lui doit également l’invention de l’expression de « socialisme à visage humain » pour désigner la tentative tchécoslovaque de concilier socialisme et démocratie.

(4)   C’est en février 1948 que le PCT a pris le contrôle politique de la Tchécoslovaquie. Le poids respectif des différentes explications de cet évènement – montée en puissance de la mobilisation ouvrière et populaire, ou poids de l’appartenance du pays à la zone d’influence soviétique (décidée lors des accords de Yalta) – est l’objet de nombreux débats. Les partisans de la seconde explication parlent alors du « coup de Prague ».

(5)   Le plus connu de ces procès staliniens en Tchécoslovaquie (copiés sur ceux de Moscou) a lieu en 1952. Parmi les principaux accusés figurent des dirigeants communistes de premier rang, dont Rudolf Slansky, Vladimir Clementis et Arthur London. Sur les 14 accusés, 11 seront condamnés à mort et exécutés. Arthur London démonte le mécanisme de ces procès dans son ouvrage « L’aveu », paru en 1968.

(6)   Sur cet aspect de l’expérience tchécoslovaque, on peut lire l’article de Robi Morder « Il y a 50 ans, 1968 commence à Prague » (https://blogs.mediapart.fr/robi-morder/blog/050118/5-janvier-il-y-50-ans-1968-commence-prague) ou encore celui d’Anna Libera et Charles-André Udry : « Tchécoslovaquie 1968 : le Printemps de Prague »(https://npa2009.org/idees/histoire/tchecoslovaquie-1968-le-printemps-de-prague)

(7)   La référence autogestionnaire connaîtra un certain renouveau en Pologne en 1980 avec le développement du syndicat Solidarnosc et l’adoption d’un « projet d’entreprise autogérée » par le premier congrès de Solidarnosc. Cet élan sera brisé par le coup d’état militaire du Général Jaruzelski en décembre 1981.