Le 24 août 1944, au soir, les premiers blindés de la 2ème DB rentrent dans Paris par la Porte d’Italie. L’insurrection a débuté dans la ville depuis 5 jours, malgré les consignes des Alliés et des représentants du Général de Gaulle. Depuis 5 jours, les résistant·es des Forces Françaises de l’Intérieur, dirigées par le colonel Rol-Tanguy, communiste et dirigeant des FTP, ont pris les armes et affrontent les Allemands dans les rues.
La 2ème DB est aux portes de Paris depuis le 23 août et attend l’arme au pied l’autorisation des généraux américains pour entrer dans Paris, ce qui contredirait la stratégie de contournement adoptée les jours précédents. Mais la situation insurrectionnelle va contraindre De Gaulle et le général Leclerc à outrepasser les consignes alliées et à apporter leur soutien à la Libération de Paris par les Parisien·nes eux-mêmes.
C’est la neuvième compagnie, la Nueve, qui est désignée pour réaliser cette percée. C’est une unité très particulière, dont les 150 hommes, officiers et soldats, sont presque uniquement des Républicains espagnols réfugiés en France à la fin de la Guerre Civile. Leur histoire est très significative.
Après la Retirada (la retraite) 500 000 Républicains, dont 150 000 membres des forces armées républicaines, sont réfugiés en France à partir de février 1939. Ils et elles sont entassés dans des camps de fortune, proches des Pyrénées, Gurs, Argelès, Agde, sans aucunes infrastructures, dont les baraquements sont parfois construits par les réfugiés eux-mêmes. Ils sont étroitement surveillés par la police, suspectés d’activités subversives et interdits de tout engagement politique.
Le 14 juillet 1939, à la veille du déclenchement de la 2ème Guerre Mondiale, les anciens militaires républicains organisent, dans leurs camps, des défilés et demandent en vain à être intégrés dans l’armée française, pour continuer leur combat contre le fascisme et le nazisme. Après la défaite de juin 40 et l’Armistice, la situation des réfugié·es devient très confuse et très difficile. Certain·es sont directement livré·es par Vichy aux Allemands, qui déportent 7500 d’entre elles et eux à Mauthausen, 6000 y mourront. Ce sont là les premier·es déporté·es depuis la France. A ceux qui ne veulent pas rester en France, on propose un retour forcé en Espagne, ou la possibilité de rejoindre de nouveaux camps, aussi isolés et insalubres, en bordure du Sahara, où iels retrouveront d’autres réfugié·es venu·es directement d’Espagne à la fin de la Guerre Civile. Toutefois, par une bizarrerie des accords d’Armistice, le gouvernement de Vichy a conservé le droit à une petite armée (100 000 hommes) et à la survie de la Légion Etrangère. 10 000 anciens militaires républicains s’y engagent alors et rejoignent l’Algérie où elle est basée. 300 de ces Légionnaires réussissent très vite à rejoindre les forces gaullistes à Londres.
Le 8 novembre 1942, les forces alliées débarquent en Afrique du Nord et combattent l’Afrika Korps du Maréchal Rommel. L’armée d’armistice, pétainiste d’abord, bascule progressivement du côté des Alliés. En mai 1943, l’Afrika Korps est définitivement battu. Les forces armées françaises se regroupent à Alger, rejointes par les troupes du Général Leclerc, les Bataillons de Marche du Tchad, forts de 15000 hommes. Mais les Américains refusent d’intégrer des soldats africains, noirs, dans les unités combattantes alliées. Sans aucune reconnaissance, ces derniers sont renvoyés de l’armée, malgré les exploits accomplis contre les troupes fascistes italiennes, d’abord, en Libye, puis allemandes. Leclerc, ayant perdu ainsi plus de 10 000 soldats doit recruter de toute urgence. Il se tourne vers ceux que la Légion continue à considérer comme suspects, comme des « Rouges ». Avec quelques-uns de ses officiers, il fait appel aux Républicains espagnols, au nom de la défense de la République Française et de la lutte contre le nazisme. Pur opportunisme ou réelle conviction, les deux sans doute. De nombreux Républicains, anarchistes, communistes, socialistes, sans partis, retrouvent l’esprit du Front Populaire espagnol, désertent massivement la Légion et rejoignent les troupes de Leclerc. Dirigée notamment par Miguel Campos, ancien anarchiste de la colonne Durutti et Armando Granell, officier supérieur de l’Armée Républicaine, c’est la naissance de la Nueve, dont tous les chars et les blindés sont baptisés du nom de batailles de la Guerre d’Espagne.
En avril 1944, la 2ème DB est transférée en Angleterre, pour préparer le débarquement. A partir du 4 août, elle participe à la bataille de Normandie, et la Nueve s’illustre dans de très durs combats. Bloqué à Rambouillet le 23 août, le Général Leclerc donne finalement l’ordre à la Nueve, commandée par le très gaulliste capitaine Dronne, de foncer sur Paris. L’Hôtel de Ville est atteint le 24 à 21h 20. La Nueve est la première force alliée au contact des insurgé·es parisien·nes, la première force armée « officielle » à recevoir la reddition d’unités allemandes.
Mais, dès le lendemain, l’apport essentiel de ces combattants internationalistes est passé sous silence. Dans son célèbre discours de l’Hôtel de Ville, De Gaulle n’évoque que les forces françaises, de la Résistance et des Forces Françaises Libres, représentants de la « vraie France », seuls libérateurs de Paris. L’histoire de la Nueve se poursuit, au sein de la 2ème DB elle est engagée dans les combats pour la libération du reste de la France, comptant de nombreux morts et blessés. Elle participera, enfin, à l’assaut contre le « Nid d’Aigle » d’Hitler à Berchtesgaden.
La fin de la guerre est remplie d’amertume pour les combattants de la Nueve. L’un d’entre eux, Luis Royo, témoigne dans le film « La Nueve ou les oubliés de la victoire » (Albert Marquardt 2010, https://www.youtube.com/watch?v=AAfhrmiFZjs) : « Hitler était mort, Mussolini pendu… nous pensions que c’était au tour de Franco, que nous allions pouvoir entrer en armes en Espagne et que dans la situation politique, le franquisme serait balayé ». Au contraire , la Guerre Froide a vite fait de balayer les espoirs Républicains et Franco se retrouve du « bon côté » de la lutte anticommuniste…
La route n’est pas toujours facile pour les survivants de la Nueve , qui demeurent des réfugiés en France. Luis Royo raconte que, lors de sa demande de naturalisation, il apprend que le Tribunal des forces Armées de Sidi Bel Abbès l’a condamné à 10 ans de prison pour désertion de la Légion, quand il a rejoint l’armée Leclerc. Comble de l’ironie, cette condamnation avait été prononcée le jour de son entrée dans Paris, le 25 août 1944…Cette situation ubuesque ne sera réglée que grâce à l’intervention des officiers français qui encadraient la Nueve.
Il faudra attendre le 60ème anniversaire de la Libération de Paris, en août 2004, pour que le rôle héroïque de la Nueve soit enfin reconnu et qu’un hommage lui soit rendu, par des plaques posées à l’Hôtel de Ville et la création du « Jardin des Combattants de la Nueve » dans le 4ème arrondissement de Paris. Il ne semble toutefois pas que cette année, 80 ans après la Libération, dans la grande série des commémorations organisée par Emmanuel Macron ; la mémoire de la Nueve soit à nouveau honorée. Il est vrai que son histoire s’inscrit, en reflet à celle des Brigades Internationales, dans la grande tradition de lutte internationaliste, antifasciste, du mouvement ouvrier, au même titre que la MOI, par exemple.
L’Association 25 août 1944, qui regroupe les descendants et amis des combattants de la Nueve organise, elle, une série de manifestations commémoratives à Paris, du 23 au 25 août, dont on peut retrouver le programme sur son site : https://www.24-aout-1944.org/24-aout-2024-les-80-ans-de-la-liberation-de-paris-hommage-aux-antifascistes-espagnols-de-la-nueve/
Mathieu Dargel