Après deux jours de dépouillement, les résultats des élections en Irlande du Nord sont tombés, et ils confirment ce qu’annonçaient les sondages, la victoire historique du Sinn Féin qui, avec 27 sièges, est pour la première fois, 101 ans après la partition de l’île, la première force politique d’Ulster devant les Unionistes (favorables au lien maintenu avec le Royaume Uni, ancrés dans la communauté protestante). La situation est donc bouleversée, dans le prolongement d’une crise politique ouverte depuis le Brexit.
Depuis la partition de l’Irlande en 1921, l’Irlande de Nord (Ulster), toujours partie prenante du Royaume Uni, est théoriquement gouvernée par un exécutif émanant d’une assemblée élue et autonome. Les circonscriptions électorales furent conçues pour assurer quoiqu’il arrive une majorité aux Unionistes. En 1998, l’accord de paix dit du Vendredi Saint qui mit fin à 3 décennies d’affrontement armé établit de nouvelles règles institutionnelles censées permettre un partage du pouvoir entre Unionistes et Républicains (favorables à la réunification de l’Irlande). Parmi celles-ci le principe d’une cogestion de l’exécutif entre le principal parti unioniste et le principal parti nationaliste, le parti arrivé premier à l’élection, désignant en son sein le Premier Ministre et le second le Vice-Premier Ministre. Mais depuis 1921, la main mise des Unionistes du DUP ne s’était pas démentie, lorsque Londres n’exerçait pas un contrôle direct. C’est un tournant majeur.
Le Brexit a ouvert une crise politique profonde, qui n’est à ce jour pas résorbée. En effet, ce n’est pas juste que l’Irlande du Nord s’est majoritairement prononcée contre le Brexit, c’est surtout que la mise en œuvre de ce dernier a eu des conséquences majeures et pourtant non anticipées. Ainsi, où la nouvelle frontière politico-commerciale allait-elle passer, en mer d’Irlande, séparant l’Ulster du Royaume Uni, ou entre Irlande du Nord et Irlande du Sud, ravivant les plaies d’avant 1998 ? Après moult revirements, Boris Johnson, sous pression de l’Union européenne, a fait le premier choix et approuvé un protocole qui déplaît beaucoup aux unionistes, parce qu’il conduit à net un rapprochement commercial entre le Nord et le Sud de l’île et crédibilise l’idée d’une réunification.
Dès lors, en signe de protestation, les responsables du DUP ont successivement démissionné du poste de Premier ministre, empêchant par là même le fonctionnement normal des institutions puisque le Vice-Premier Ministre ne peut exercer ses fonctions que si le Premier Ministre est en poste.
Prévue par les sondages, la victoire du Sinn Fein est sans appel, mais elle ne traduit pas une poussée massive du vote républicain. Pourtant, elle porte au pouvoir un parti ancré à gauche et dont un projet phare et l’organisation d’un référendum portant sur la perspective de réunification, dont la dirigeante Michelle O’Neill a déjà indiqué qu’il pourrait se tenir à échéance de 5 ans. Comme en République d’Irlande, le Sinn Féin, dirigé par une nouvelle génération qui n’a pas connu la proximité avec l’IRA et la lutte armée, a tenté d’être identifié aux questions sociales, au pouvoir d’achat, à la santé, plutôt qu’à la seule question nationale, mais celle-ci reste évidemment structurante en Ulster.
L’Unionisme quant à lui est en crise, affaibli par l’absence de soutien du gouvernement britannique ainsi que par des divisions en son sein, et notamment l’émergence d’une organisation plus intransigeante encore que le DUP. Celui-ci n’a pas indiqué pour l’heure s’il accepterait d’occuper le poste de Vice-Premier Ministre ou s’il persistait dans une stratégie de blocage institutionnel pour obtenir la révision du protocole du Brexit. La pression s’exerce depuis Londres et Dublin, mais une récente disposition légale accorde au précédent exécutif un délai de 6 mois de fonctionnement avant que Londres doive prendre la responsabilité de convoquer une nouvelle élection.
Au total cependant, électoralement, les nationalistes pèsent encore un peu moins que les unionistes, et il reste à établir la part de l’électorat du Sinn Féin vraiment favorable à une réunification. Celle-ci ne pourrait être une issue que si elle était largement majoritaire dans les deux communautés, ce qui signifie sortir de la polarisation historique structurée par l’appartenance religieuse. Cet ancrage s’est toujours traduit par une orientation particulièrement réactionnaire du côté des partis unionistes, conduisant sur les questions dites sociétales à une législation encore moins progressiste que dans la République d’Irlande. Ce n’est pas la moindre des victoires que de ravir la majorité à une organisation homophobe et opposée à l’avortement.
On peut également envisager la possibilité d’une troisième voie et de l’unification des classes populaires au-delà des appartenances communautaires, de manière à imposer une politique de transformation sociale et économique à l’échelle de l’Irlande du Nord. Le Sinn Féin n’en est certes pas là. L’extrême gauche qui porte ce discours pèse peu dans la situation. Pourtant la forte progression électorale d’Alliance, organisation non communautaire (mais loin d’être radicale …), traduit l’émergence d’une nouvelle génération qui ne se reconnait plus dans la division en deux blocs ni dans l’unionisme réactionnaire. Cette génération pourrait utiliser les outils dont elle dispose pour tracer la voie vers un horizon émancipateur.
Ingrid Hayes