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Une impasse nommée « primaire de toute la gauche »

L’élection présidentielle française est polarisée par les thèmes de « guerre culturelle » portés par l’extrême-droite mais aussi Emmanuel Macron, avec le soutien direct (par exemple le milliardaire Vincent Bolloré) ou indirect d’une grande partie des capitalistes français. La situation est donc très périlleuse avec l’hypothèse d’un second tour entre le porteur d’un néo-libéralisme aux relents conservateurs face à un candidat d’extrême-droite ou de droite dure. Logiquement, cette perspective effraye les milieux de gauche. La recherche de l’unité des candidat·es de gauche dès le premier tour de l’élection présidentielle en est la traduction, alors que les candidatures de gauche concurrentes oscillent chacune entre 1% et 8 ou 12% (selon les sondages) pour Jean-Luc Mélenchon de la France Insoumise.

En outre, l’ex-ministre de la Justice de François Hollande, Christiane Taubira, donne de plus en plus de signes d’envisager une candidature.

Pour certain·es, l’idée qu’une candidature commune de la gauche pourrait être couronnée de succès relève de l’évidence. Et ce qui l’empêche relèverait de la querelle des égos.

Pourtant, telle que formulée aujourd’hui, une telle unité n’est pas seulement impossible, mais serait même la garantie d’un échec électoral parce que les causes de ces divisions ont des raisons bien plus profondes que les égos des candidat·es. Elles tiennent à des décennies d’éloignement entre la gauche néolibérale et les classes laborieuses. Les appels à une « primaire de la gauche » pour juxtaposer les organisations existantes peuvent difficilement être la réponse à cette situation, d’autant plus que les modalités de « primaire » envisagées ne permettent de régler aucune question de fond.

En effet, l’instrument généralement évoqué pour atteindre cette unité est la plateforme https://primairepopulaire.fr/ , une petite organisation construite par un groupe de militant·es, avec une direction sur un modèle d’ONG professionnalisée, ayant recueilli près de 300.000 signatures à leur démarche. La Primaire populaire a gagné en visibilité avec le ralliement inattendu d’Anne Hidalgo la candidate du Parti Socialiste, après qu’elle ait déclaré quelques heures avant qu’il ne peut y avoir d’unité sans accord de fond.

Cette organisation propose une démarche spécifique (avec des règles qui ont évolué avec le temps) : une présélection de candidat·es à partir de parrainages avec une liste annoncée le 15 janvier (parmi les noms envisagés plusieurs comme Jean-Luc Mélenchon de la France Insoumise et Yannick Jadot d’Europe Ecologie-Les Verts), un vote les 27-30 janvier avec la méthode du « jugement majoritaire » (soit la victoire au candidat·e obtenant la médiane la plus haute), soutien au vainqueur de ce vote dès lors que celui-ci s’engage à « promouvoir l’esprit du Socle Commun et à mener le rassemblement ».

Avec ce dernier point, nous touchons au problème de fond de cette démarche. Non seulement l’éventuel vainqueur de cette primaire ne s’engagerait qu’à un peu engageant « promouvoir l’esprit du Socle Commun » alors même que ce « Socle Commun » est déjà très flou. En effet, à part quelques mesures (comme la socialisation de la dette des agriculteurs qui passent à une agriculture bio, refus des traités de libre-échange ne respectant pas les Accords de Paris, la garantie de la vente libre des semences paysannes, la représentation à 50 % des salariés et salariées dans les Conseils d’Administration), aucune question n’est précisément abordée. Ainsi, par exemple, ce Socle comprend le « revenu de solidarité dès 18 ans », l’« Augmentation des salaires des professionnels et professionnelles de santé » sans plus de précision sur le montant ou les modalités. Surtout, le Socle stipule qu’il faut « favoriser une forme de diminution du temps de travail » (différentes selon les candidats et candidates : semaine de quatre jours, 32h, davantage de congés payés ou retraite à 60 ans) ». Ainsi, alors qu’E.Macron a mené une offensive majeure contre les retraites qui a fait face à un mouvement social majeur permettant de faire suspendre ce projet lors du début de la pandémie du Covid-19, cette question essentielle n’apparaît donc que dans une parenthèse en « concurrence » avec d’autres mesures possibles… Or, il n’existe pas d’accord au sein de la gauche sur ce point puisque si la France Insoumise prévoit la retraite à taux plein à 60 ans, Anne Hidalgo a déclaré vouloir « sanctuariser » la retraite à 62 ans pourtant instaurée par Nicolas Sarkozy contre la gauche, EELV n’évoque pas non plus dans son programme le retour de la retraite à taux plein à 60 ans pour tou-te-s mais seulement la possibilité pour ceux confrontés à des métiers pénibles…

L’évacuation de deux autres questions fondamentales est encore plus flagrante. La première est celle de l’Union Européenne qui est portant incontournable pour la mise en œuvre de n’importe quelle politique d’ampleur en France. En réalité, le mot « Europe » et encore moins la question des institutions ou des traités européens n’apparaissent pas, alors qu’ils constituent une contrainte forte sur l’action politique en France. Cela n’est pas un hasard tant il y a une absence d’accord là-dessus depuis le Référendum sur le Traité Constitutionnel Européen de 2005. La deuxième question est celle du racisme ou l’islamophobie que ce socle ne mentionne même pas alors même qu’il s’agit du principal vecteur des guerres culturelles menées par le bloc bourgeois (que cela soit ses courants libéraux, conservateurs ou fascisants…). Ce point n’est certainement pas anodin puisque, par exemple, le Parti Socialiste et sa candidate ont refusé de participer à la manifestation contre l’islamophobie de novembre 2019 après une attaque armée contre une mosquée, qu’ils ont à plusieurs fois exprimé leurs critiques sur les « ambiguïtés de Jean-Luc Mélenchon » (sic) par rapport à « l’islamisme » pour avoir participé à cette manifestation et prendre la défense des musulman·es de France. En outre, Anne Hidalgo (PS), Yannick Jadot (EELV) et Fabien Roussel (PCF) ont participé à une manifestation des syndicats d’extrême-droite de la police devant l’Assemblée Nationale avec des mots d’ordre réactionnaire appelant à soumettre le système judiciaire à la police alors que J.L.Mélenchon et les candidats d’extrême-gauche dénonçaient cette initiative.

Ainsi, ce Socle n’est pas en mesure d’être une véritable plateforme politique, même a minima. Il est d’ailleurs significatif que, lors de son ralliement surprise à cette option, Anne Hidalgo n’ait pas évoqué ne serait-ce que quelques mesures phares pouvant constituer une base d’accord… Cette absence de contenu n’est guère rassurant si on se souvient qu’en 2017, après une primaire du PS sans véritable base commune programmatique, Benoît Hamon, vainqueur sur une ligne de critique de gauche de la présidence Hollande, fut systématiquement maltraité, et parfois trahi, par les dirigeants de son propre parti. Ce constat appelle à une vigilance accrue au regard du profil adopté par le PS depuis 2017. Indéniablement, le désastreux mandat de François Hollande (2012-2017) a approfondi des divisions. Ce mandat n’a pas été un mandat de « trahisons » de promesses non tenues mais d’organisation de la régression pour les classes laborieuses avec l’adoption de la loi « Travail », une accumulation de régressions dans les relations de travail. Or, si le PS s’est généralement opposé aux décisions de la majorité macroniste, il n’a absolument pas opéré une réorientation après la présidence de F.Hollande. Cela entraîne des situations surréalistes où, par exemple, Marilyse Lebranchu, une ancienne ministre PS de la Fonction publique ayant perpétué la non augmentation des fonctionnaires, participé aux gouvernements de reculs sociaux sous Hollande… accuse E.Macron de vouloir implanter le néo-libéralisme en France. Si une bonne partie de ses dirigeant·es sont allés rejoindre Macron, il ne faut pas oublier que toutes les composantes historiques de son aile gauche ont aussi quitté le PS et qu’après avoir lancé sa campagne, Anne Hidalgo a exprimé sa reconnaissance à F.Hollande et son ex-ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve, qui avait organisé la répression de nombreuses manifestations…

Il serait possible de considérer qu’un Parti Socialiste aussi affaibli nationalement, Anne Hidalgo oscille entre 2% et 5% dans les sondages (ce qui explique son ralliement tarif à une primaire populaire), quel que soit ses torts, n’a plus assez de capacité d’influence. Cela serait sous-estimer la capacité de nuisance d’un parti d’élu·es locaux nombreux dans l’Etat-major d’A.Hidalgo et pouvant être dans la droite lignée de la présidence Hollande (comme, par exemple, la présidente de la région Occitanie, Carole Delga, une proche de Manuel Valls) qui ne pourraient pas soutenir une campagne anti-austérité envisageant la désobéissance aux traités de l’Union Européenne ou la lutte contre l’islamophobie. Cela serait aussi sous-estimer l’effet repoussoir que constitue le PS pour des élections nationales, assimilées aux années Hollande-Valls, pour une partie non négligeable de l’électorat de gauche.

Malgré un exode notable de cadres vers Macron (plusieurs étant devenus ministres), EELV, en tant que partenaire minoritaire du début du mandat de François Hollande, a été moins touché par cette désaffection. Ce parti a organisé une primaire qui a vu la victoire du modéré Yannick Jadot sur sa concurrente présentant un profil plus à gauche, Sandrine Rousseau. EELV ne charrie guère de personnalités de droite ayant organisé l’austérité en France ou présente bien moins de relais des discours de guerre culturelle. Néanmoins, outre la ligne de grande prudence et de modération suivie par son candidat, la principale (et réelle) divergence avec la France Insoumise (ou le PCF) tient dans l’Union Européenne. En effet, le respect des traités européens est un credo d’EELV qui le rappelle à plusieurs reprises dans son projet pour les élections de 2022 : chaque objectif de transformation des instances européennes dans ce document est accompagné de la mention « dans le cadre des traités », à aucun moment n’est envisagée la possibilité qu’une politique sociale un minimum ambitieuse (y compris les propositions d’EELV) puisse être contradictoire avec les traités européens qui, pourtant, constituent un carcan austéritaire. Contrairement à cette approche, la France Insoumise défend la possibilité de désobéissance à ces traités dès lors qu’ils sont contradictoires avec les réformes sociales approuvées par la population française. La divergence est de taille pour mener une campagne, sans se donner les moyens de la régler d’une manière ou d’une autre…

Face à ces divergences, la dernière prétendante en date, Christiane Taubira a tout simplement fait le choix de ne pas parler de programme, préférant évoquer une « conception de la France » faite de formules creuses. Incarnation de l’une des rares mesures positives de l’ère Hollande, le mariage pour toutes et tous, qu’elle a incarné avec brio en tant que ministre de la Justice, et cible de l’extrême droite d’autant plus qu’elle est une femme noire, C.Taubira bénéficie d’une certaine aura de sympathie à gauche. Elle souhaite capitaliser sur cette sympathie, ses capacités oratoires et sa culture littéraire pour polariser un électorat de gauche « modéré » mais sensible aux symboles, tout en ne disant rien de précis comme mesure de gauche après avoir été ministre pendant 4 ans sous Hollande. Son clip pour le nouvel an est un résume de mélange de creux et de grandiloquence littéraire.

Les candidatures d’extrême-gauche sont avant tout des candidatures de témoignage, rafraîchissantes lorsqu’elles attaquent frontalement le bloc bourgeois.

Cela ne veut pas dire que toute forme d’unité devrait être exclue. Ainsi, il semble artificiel d’avoir des candidatures concurrentes entre JL Mélenchon et F.Roussel du PCF à la présidentielle alors même que le PCF avait soutenu JL Mélenchon en 2007 et 2012. Les divergences sur les questions écologiques (particulièrement le nucléaire auquel le PCF est favorable au contraire de la France Insoumise) ne devraient pas être insurmontables dans la mesure où elles existaient lors des campagnes précédentes. Cependant, F.Roussel est devenu secrétaire du PCF essentiellement sur la promesse de remettre en avant nationalement l’identité de son parti pour qui l’enjeu se situe plutôt à faire réélire ses députés et protéger ses bastions locaux.

En outre, des expériences lors de scrutins locaux ont montré qu’à certaines conditions, l’unité était une condition (non suffisante) de victoire, comme, par exemple, lors des municipales à Marseille avec la coalition du Printemps Marseillais. Or, quelque soit l’analyse de la gouvernance exercée par le Printemps Marseillais, cette coalition s’est constituée au départ sur un programme commun explicite, pas un simple concours de personnalités se réclamant de la gauche.

Au contraire, envisageons pour hypothèse, que cela soit JL Mélenchon qui soit désigné par une primaire de la gauche. Il sera confronté chaque semaine à une critique en règle et des retraits de dirigeant·es politiques estimant qu’ils ne peuvent pas se reconnaître dans ses propos (sur les retraites, l’Union Européenne, l’islamophobie…), déstabilisant et démoralisant sa campagne. Cela n’est pas une fiction, c’est ce qui s’est passé avec Benoît Hamon en 2017 alors que les divergences étaient moindres, que B.Hamon faisait des efforts pour se concilier les soutiens de F.Hollande et qu’ils étaient membres du même parti… Ainsi, « l’unité de la gauche » apparaît comme un  artifice pour tenter de masquer les divergences de fond traversant les forces se réclamant de la gauche en France : l’accompagnement ou non du libéralisme économique, le rapport à l’UE, la question de la lutte antiraciste, particulièrement contre l’islamophobie. Cela n’est pas seulement problématique pour gouverner en cas de victoire, susceptible de démoraliser encore plus les classes laborieuses, c’est même contre-productif pour un espoir de campagne victorieuse et que la gauche se structure sur un axe antilibéral et combatif, en mesure de polariser les classes laborieuses.

Emre Öngün