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Turquie : une élection comme un cambriolage durant un incendie

Le président turc Erdogan convoque le 24 juin prochain des élections générales anticipées, en ayant bien pris soin auparavant de réformer le système électoral et de laminer l’opposition politique, le tout sous l’état d’urgence militaire. Face à une dégradation de sa situation économique et aux difficultés géopolitiques de la région, cette ruée vers l’élection semble avant tout être un moyen de gagner du temps. La seule force d’opposition qui puisse présenter une alternative politique semble, dans ces conditions très difficiles, être incarnée par le HDP et son candidat Selahattin Demirtaş, actuellement emprisonné.

L’expression « faire quelque chose comme on commet un vol durant un incendie » signifie prendre une initiative en urgence, dans la précipitation. Cette expression s’applique parfaitement aux élections générales du 24 juin en Turquie décidées par le régime d’Erdogan. L’enjeu pour le président turc est de rafler la mise institutionnelle en comptant sur le climat propice au nationalisme créé par l’opération militaire en Syrie avant que l’incendie économique et social ne s’étende trop.

La portée institutionnelle de ces élections tient d’abord au fait qu’il s’agit d’un double vote : législatives (scrutin proportionnel à l’échelle du département avec un barrage national de 10 %) et présidentielle (scrutin majoritaire uninominal à deux tours similaire à celui qui existe en France). Surtout, ces élections seront le point de départ de la mise en œuvre de la réforme constitutionnelle adoptée en 2017 et instituant un régime hyperprésidentialiste en Turquie conjugué avec l’état d’urgence remettant en cause les principes démocratiques élémentaires.

Le référendum de 2017 a illustré la crise de légitimité qui frappe le régime turc. En effet, le « oui » l’emporta de justesse (51,4%) et fut minoritaire dans les 3 plus grandes métropoles du pays (Izmir, sans surprise, mais également Istanbul et Ankara où l’AKP fut mis en échec lors d’un scrutin pour la première fois depuis 20 ans). Surtout, le « oui » l’emporta grâce à une fraude massive organisée dans la précipitation par le régime :

« Au mépris de sa propre légalité, le Haut Conseil électoral a déclaré, au milieu des procédures de votes, que les bulletins ne comportant pas le tampon officiel permettant d’attester leur validité seraient tout de même valides, “à moins qu’il y ait des preuves qu’ils aient été apportés de l’extérieur”… ce qui est bien sûr absolument impossible. Ainsi, des bulletins de vote non vérifiables ont été pris en compte. »[1]

Pour la première fois, l’AKP a donc eu recours à une fraude de large ampleur pour remporter un scrutin national. Pourtant, avant même le jour du scrutin, les conditions de campagne étaient ultra inégalitaires en ce qui concerne le droit d’accès aux médias (très largement contrôlés, directement ou indirectement, par le régime). Surtout, depuis la tentative de coup d’État de juillet 2016, le régime a pris prétexte de cette tentative initiée par ses ex-alliés de la confrérie güleniste pour renforcer la répression des forces démocratiques (journalistes, universitaires, gauche radicale, mouvement national kurde, n’ayant aucun rapport avéré avec le coup d’État) et opérer une purge massive dans la fonction publique qui s’apparente à un plan d’austérité qui ne dit pas son nom.

Une réforme électorale

La Turquie va donc vers des élections générales sous état d’urgence, tout en menant une opération militaire hors de ses frontières, alors que la quasi-totalité des municipalités remportées par le mouvement national kurde a été mise sous tutelle par l’État et qu’un grand nombre de dirigeants politiques et de militants sont en prison. Mais ce n’était pas encore assez pour le régime qui a changé la loi électorale en y ajoutant plusieurs dispositions.

La première n’est pas problématique en tant que tel : les listes de candidats soumis au vote peuvent comprendre plusieurs partis. C’est néanmoins une indication de l’affaiblissement du régime. La fonction de cette loi est en effet de permettre aux mouvements ultranationalistes MHP et au petit BBP de figurer sur les listes de l’AKP, alors qu’Erdogan n’avait, jusqu’à présent, eu besoin d’aucun allié (il est vrai que le MHP en crise est devenu une espèce de fraction externe de l’AKP).

Les réformes du mode de scrutin sont bien plus problématiques. Il s’agit, d’une part, de légaliser la pratique mise en œuvre lors du référendum sur le matériel de vote qui peut désormais ne pas être officiel. Or, et c’est l’autre changement majeur par rapport au scrutin, seuls les fonctionnaires appointés par les préfectures pourront assister aux dépouillements et non plus les représentants des partis représentés au parlement comme c’était jusqu’à présent le cas (même si dans les zones kurdes en état de siège, cette règle n’était guère respectée, ce qui a permis une partie des fraudes en 2017).

Malgré toutes ces précautions, le régime n’apparaît pourtant pas certain de remporter ces élections. Le régime mise sur le climat nationaliste qu’il entretient par son intervention contre les zones tenues par les forces kurdes du PYD en Syrie. Cependant, le malaise social, le degré massif de l’arbitraire d’État, notamment avec les purges dans la fonction publique, et la crise économique rendent sa position difficile.

La faiblesse économique turque

Évoquer une crise économique peut sembler paradoxal alors que la Turquie est le pays qui a connu le taux de croissance du PIB le plus élevé parmi les pays du G20, avec + 7,4 %. Cependant, cette croissance était en grande partie artificielle et déséquilibrée[2]. En effet, cette croissance tient en grande partie à la baisse de la livre turque qui a favorisé des exportations qui ont atteint le niveau historique de 15 milliards de dollars, ainsi qu’au tourisme venu de l’étranger. Or, cela a eu pour conséquence d’accroître le coût des importations, renforçant le déficit de la balance courante , l’inflation qui est remonté à 12%[3]. Si bien qu’en dollars US, le PIB turc a, en fait, baissé à 849 milliards. La perte de valeur de la livre turque est continue et s’accélère très dangereusement (graphique 1).

Graphique 1. Évolution du cours de la livre turque face au dollar US, avril 2017-avril 2018

Source: Financial Times, 24 avril 2018.

Cela renforce l’endettement des entreprises privées qui se sont largement endettées en devises pour bénéficier des taux d’intérêt élevés, mais qui souffrent désormais de la perte de valeur continue de la livre turque en raison de la hausse des taux de la Réserve fédérale américaine, encore aggravée par la croissance déséquilibrée en Turquie. L’endettement des entreprises représente désormais 70 % du PIB, un taux qui est le double d’il y a 10 ans (graphique 2).

Graphique 2. Évolution de la dette des entreprises/PIB, 2000-2017

Source: Financial Times, 24 avril 2018.

Face à la dégradation de la situation économique, une réunion de crise s’est tenue le 9 mai 2018 au palais présidentiel, à l’issue de laquelle un communiqué de presse indiquant l’attachement à une « politique de croissance » sans renoncer « à la discipline financière » laissait les milieux financiers dans l’expectative. L’essentiel semble surtout être de gagner du temps jusqu’aux élections, de sauver les meubles de l’incendie alors que le malaise social ressort à de nombreuses occasions. En effet, une autre manifestation du caractère malsain de la croissance est que le chômage n’a pas baissé en un an.

Quelle opposition politique ?

En dernier ressort, Erdogan se raccroche au chauvinisme et aux théories du complot[4], qui sont un ciment intellectuel pour un régime d’autant plus agressif qu’en difficulté. La dernière en date est le phénomène du #tamam sur les réseaux sociaux : lorsqu’Erdogan dit dans un discours qu’il se retirerait si « sa nation lui disait “tamam” »[5] , les réseaux sociaux furent submergés par le #tamam pour exprimer le ras-le-bol vis-à-vis de son gouvernement.

Il faut relever, que loin de se distancier du discours chauvin d’Erdogan, une grande partie des partis dits d’opposition participent au consensus nationaliste turc et anti-kurde. Sur ce point, la couverture de la campagne électorale par la majorité des grands titres de presse en France est affligeante.

L’« opposition » est présentée comme une entité globale depuis que trois partis ont formé la « Coalition de la sérénité » : le CHP (« Parti de la république et du peuple », membre de l’Internationale socialiste, pseudo-centre gauche, nationaliste), Iyi Parti (« Bon Parti », parti ultranationaliste, scission du MHP sur une position critique d’Erdogan), Saadet Partisi (« Parti du bonheur », parti religieux conservateur issu, à l’instar de l’AKP, de la tradition du principal courant de l’islam politique turc, le Milli Görüs, et ayant évolué vers des positions plus critiques et « sociales ») et l’anecdotique Demokrat Parti (droite nationaliste). Cette coalition vise à présenter des listes communes aux législatives et des candidats distincts au premier tour de la présidentielle avec accord de désistement mutuel au second tour.

Or, le CHP ainsi que la fondatrice du Iyi Parti, Meral Aksener, ont soutenu ces dernières années des mesures antidémocratiques visant en premier lieu les députés du HDP (Parti démocratique des peuples, regroupant le mouvement national kurde, des courants de gauche radicale, des organisations et personnalités démocrates…). Leurs prises de position ont facilité l’exclusion de ces députés du Parlement puis leur arrestation, alors que les « débats » au Parlement turc sur la réforme constitutionnelle se déroulaient dans une ambiance de lynchage anti-HDP marquée par la multiplication de violences dans l’enceinte même de l’Assemblée[6]. Le président du CHP a participé au grand meeting d’unanimité nationale de Yenikapi organisé par Erdogan après le coup d’État et a, ainsi, cautionné le régime[7]. Les trois partis partagent une rhétorique nationaliste (moins marquée pour le Saadet) et ne s’opposent pas au principe de l’intervention militaire en Syrie. Toutefois, conscient de la nécessité de rassembler le plus largement possible tous les opposants à Erdogan au second tour de la présidentielle, et sachant que la « Coalition de la sérénité » n’y suffirait pas, le candidat du CHP à l’élection présidentielle, le député Muharrem Ince, a rendu visite au candidat du HDP, Selahattin Demirtas, l’ex co-président du parti. Cette visite est en soi une nouveauté puisque les députés CHP ont soutenu, par leurs votes, l’offensive gouvernementale contre les députés HDP. Ironie de l’histoire, elle s’est tenue… à la prison d’Edirne où est détenu Selahattin Demirtas.

En effet, dans le contexte turc, l’autre force d’opposition, et la plus conséquente, est bien le HDP. Il s’agit de la troisième force politique au Parlement (si on ne tient pas compte des nombreuses prises d’otages des députés du HDP par l’État turc[8]), la seule à ne pas avoir participé à l’unanimisme nationaliste du meeting de Yenikapi, la seule à s’opposer clairement à l’intervention militaire en Syrie…

Le HDP présente à l’élection présidentielle la candidature de Selahattin Demirtas, la figure la plus populaire du parti. Cet orateur remarquable, déjà candidat en 2014 (avec un score de 9,8 %) mène donc sa campagne depuis sa cellule de prison. Le HDP se présente aux élections en difficulté à cause de la répression touchant ses cadres (dont une grande partie sont également en prison) et du climat de guerre civile que le régime a institué en mettant fin au processus de négociation avec le PKK puis en laissant le pays être ensanglanté par des groupes liés à Daech afin de terroriser la société. Cependant, malgré tout, le HDP constitue la seule véritable alternative sociale et démocratique.

Pour réussir son opération politique, Erdogan ne compte pas seulement sur la répression étatique, sur des conditions de campagne déséquilibrées et sur la portée du nationalisme turc anti-kurde via l’opération militaire en Syrie. Il se nourrit également du seul terrain pouvant lui apporter une source de légitimité : l’international, plus précisément le racisme et l’hypocrisie des gouvernements occidentaux que lui-même pratique avec habileté.

L’art de l’hypocrisie

Erdogan instrumentalise ainsi deux thèmes mobilisateurs et légitimes pour ses desseins. Le premier est le drame vécu par le peuple palestinien en multipliant les déclarations tonitruantes contre l’État d’Israël et les crimes que celui-ci commet contre le peuple palestinien, dernièrement lors des manifestations pacifiques de la « Marche du retour ». Il dénonce également la décision de Donald Trump de déplacer l’ambassade des États-Unis à Jérusalem. Ces sorties sont profondément hypocrites, alors même que son gouvernement reconnaît Jérusalem comme « capitale d’Israël » dans des documents diplomatiques officiels, tel que celui signé pour solder la question du Mavi Marmara (expédition qu’Erdogan a condamné des années après avoir prétendu l’avoir soutenue) ! Loin d’un quelconque boycott, y compris durant la période suivant les meurtres de l’armée israélienne sur le Mavi Marmara, les relations commerciales entre la Turquie et Israël sont passées d’un cumul de 2 milliards de dollars en 2004 à 4,3 milliards de dollars en 2016, soit plus du double selon les données officielles du gouvernement turc. En résumé, Erdogan convoque la question palestinienne quand cela lui est utile pour ses ambitions politiques domestiques, et tant que cela ne nuit pas au commerce de ses protégés capitalistes.

Il en est de même pour les offensives racistes contre les musulmans dans tous les pays occidentaux. La dernière illustration de cette tactique est la sortie d’Erdogan contre le nocif « manifeste des 300 »(qui instrumentalisait la lutte contre l’antisémitisme pour mener une charge raciste contre les musulmans de France) dans la même séquence que le sommet de crise économique et de succès de #tamam sur les réseaux sociaux. Ce qui est tout sauf un hasard. Pourtant, même sur cette question, on ne peut que relever l’hypocrisie d’Erdogan, qui s’est illustré par une sympathie initiale exprimée envers Donald Trump alors même que celui-ci avait initié le « muslim ban » (qui ne touchait pas la Turquie où Trump a des intérêts hôteliers). La raison en était l’espoir d’une approche de Donald Trump moins favorable aux forces du PKK-PYD en Syrie. Comme pour la question palestinienne, le discours contre le racisme visant les musulmans en Occident n’est qu’un instrument pour Erdogan au service d’une perspective capitaliste, nationaliste et conservatrice.

En conséquence, les tâches qui incombent à nos forces depuis la France sur cette question sont de plusieurs ordres. D’abord exprimer notre solidarité envers le HDP durant cette séquence électorale. Ensuite, il est également nécessaire d’enlever à Erdogan les armes qu’il détient en combattant les initiatives racistes contre les musulmans de France et la politique criminelle de l’État d’Israël, et en défendant l’intérêt des peuples de Syrie face à ses bourreaux (le régime d’Al-Assad et les groupes djihadistes).

Laissons le mot de la fin à Selahattin Demirtas (extrait d’un discours de sa campagne de 2014) :

« Je ne suis pas Demirtaş, vous êtes Demirtaş, ne l’oubliez pas !
Demirtaş n’est pas seulement kurde,
Il est turc, arménien, alevi, sunnite
Demirtaş n’est pas mon nom de famille
Demirtaş est le nom de celui qui chante la révolte sur la Mer Noire
Demirtaş est le nom du fermier qui nous salue depuis la Thrace.
Demirtaş est le nom du coeur aimant des mères.
Demirtaş est le nom des yeux lumineux de la jeunesse. »

Emre Öngün. Publié sur Europe insoumise.org


[5] Terme très polysémique, à l’instar de « c’est bon » en français, qui peut être compris comme « c’est OK, ça fonctionne » ou « c’est bon, on arrête », dans la phrase d’Erdoğan il s’agissait du 2e sens.

[7]Pour une étude riche et exhaustive de ce meeting en français, voir le dossier du site Kedistan : http://www.kedistan.net/2016/08/09/yenikapi-un-pont-histoire-turquie/

[8]Dans la mesure ou la mise en détention de ces élus se fait en dehors des règles élémentaires du droit, il ne s’agit même pas d’arrestations… Par exemple, les députés HDP détenus n’ont pas vu leurs immunités parlementaires levées.