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Turquie : crise politique et mouvement démocratique

Le mouvement démocratique de masse que connaît la Turquie suite à l’arrestation d’Ekrem Imamoğlu, maire d’Istanbul et candidat de CHP (Parti de la République et du Peuple, centre gauche) constitue un événement social et politique majeur aux portes de l’Union Européenne. Des rassemblements et des manifestations ont lieu dans tout le pays une participation très importante notamment sur la place Saraçhane à Istanbul devant la mairie. 

Le durcissement du régime erdoganiste, qui franchit une ligne rouge inédite avec cette arrestation, télescope les informations de ces derniers mois sur un processus de paix entamé avec le mouvement national kurde de Turquie, en particulier l’organisation politique-militaire central au sein de ce mouvement : le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan). Il s’agit de comprendre ce contexte avec deux dynamiques en apparence contradictoire afin d’appréhender les potentialités et les écueils qu’encourt ce mouvement en cours, dont il serait bien hasardeux de prédire les suites et les conséquences au moment où cet article est écrit.

D’une élection à l’autre

Il faut rappeler une donnée fondamentale : les élections en Turquie sont jusqu’à présent concurrentielles et font l’objet d’un investissement civique très forte de la part d’une société fortement politisée. J’ai déjà évoqué une « culture démocratique minimale mais solide » parmi la population turque de Turquie. Il est vrai que cela n’a pas empêché la majorité de la population de rester globalement passive au sujet des conditions profondément inégalitaires d’un scrutin, non seulement en termes socio-économiques, comme dans toute démocratie libérale mais, surtout, de répression directe et indirecte à l’encontre des forces d’opposition, a fortiori si elle touche une minorité kurde connaissant une oppression coloniale.

Cette population a ainsi accepté (sans forcément l’approuver mais en laissant faire) que les résultats des deux derniers scrutins locaux dans les localités kurdes aient été, pour l’essentiel annulés et que, dans une logique purement coloniale, les maires élu·es régulièrement soient mis.e.s en prison et remplacé·es par des administrateurs nommés par le gouvernement. Mais cette culture conduit aussi à accorder une importance cruciale aux scrutins concurrentiels comme « juge de paix » pour déterminer la direction de l’Etat et à investir fortement ces enjeux. Une preuve en est que le taux de participation à un scrutin n’est jamais descendue en dessous de 76% (un chiffre qui ne fait pas l’objet de fraude, la mobilisation des électeurs étant systématiquement observable) et se situe régulièrement à plus de 85% depuis 45 ans.

Après l’échec cuisant des élections générales de 2023, qui ont vu la réélection de R. T. Erdoğan et une majorité affaiblie mais reconduite, le CHP décide d’un congrès… avec à sa tête, Kemal Kiliçdaroğlu qui, fidèle à la tradition des dirigeants de son parti de n’assumer aucun échec, se prépare à être réélu président du parti. Toutefois, le choc de l’échec, la gestion calamiteuse de la période entre les élections générales et le congrès[1] lui font perdre une grande partie de sa crédibilité politique. Il en résulte un électrochoc inédit au sein du CHP avec la constitution d’une opposition de « rénovateurs » regroupés autour du maire d’Istanbul élu en 2019, Ekrem Imamoğlu, et de son allié, le président du groupe parlementaire, Özgür Özel.

En novembre 2023, pour la première fois en un siècle d’existence, un président sortant du parti fut battu lors d’un congrès et le CHP est pris par le binôme Özel, en tant que président, etImamoglu, principale figure publique. Quels sont les changements que cette nouvelle direction de « rénovateurs », venant tout de même de l’appareil, a mis en oeuvre ? Pour l’essentiel, deux choses. D’une part, un plus grand professionnalisme dans la direction du parti, et la mise en tension d’un appareil lourd comptant 1,5 millions d’adhérents. De l’autre, une ouverture plus explicite envers les Kurdes de Turquie. La nouvelle direction refuse d’ostraciser le DEM (Parti de l’égalité et de la démocratie des peuples, issu du mouvement national kurde et de démocrates), et Imamoglu considére, par exemple, au cours d’un débat publique que ce serait « une folie » de considérer un parti recevant 5 millions de voix comme « terroriste »[2].

C’est avec cette équipe renouvelée que le CHP a abordé les élections locales de 2024, que R. T. Erdoğan avait s’était engagé à remporter le soir même de sa réélection, visant en particulier la reconquête d’Istanbul. Du côté des analystes de l’opposition, ce scrutin n’était pas abordé avec beaucoup d’espoir, l’essentiel étant par les de préserver les gains de 2019. La surprise fut l’inverse de celle de 2023 : un immense camouflet pour le régime et un succès éclatant pour le CHP se hissant symboliquement en tête du scrutin.

De son côté, Ekrem Imamoğlu devançait facilement son adversaire de l’AKP et obtenait une large majorité au conseil municipal (dont il ne disposait pas jusque-là). La dynamique de l’appareil du CHP s’est combinée avec la fin des mesures contracycliques du régime au profit d’une politique d’austérité classique et, dans une certaine mesure, avec la révélation de l’hypocrisie du régime sur la question palestinienne, des milieux affairistes proches du pouvoir commerçant avec Israël (et même son armée).

La situation semble ainsi s’être clarifiée depuis un an : le CHP est la principale force politique du pays et dispose avec Imamoğlu d’un candidat populaire, capable de vaincre Erdogan. Ce qui est un danger immense pour un régime dont les dirigeants tirent de considérables bénéfices personnels de leur mainmise sur le pouvoir politique.

Un processus de paix ?

C’est dans ce contexte qu’intervient le « processus de paix ». Celui-ci a pris une forme inattendue : c’est Devlet Bahçeli, le vieux chef des ultranationalistes du MHP allié à Erdogan, qui a porté la proposition d’un processus aboutissant à un désarmement et une dissolution du PKK en échange d’une amnistie incluant le chef historique, fondateur et figure emblématique, Abdullah Öcalan, détenu dans l’île prison d’Imrali depuis 26 ans.

Un processus d’échanges et de négociations a ainsi débuté, passant notamment par des rencontres entre les responsables gouvernementaux et une délégation de députés du DEM faisant fonction d’intermédiaires avec Imrali et le mont Qandil dans le Kurdistan d’Irak où se trouve la direction du PKK. Cela aboutit à la déclaration « historique » d’Abdullah Öcalan du 27 février 2025 appelant à déposer les armes et à autodissolution du PKK.

Trois semaines plus tard, le régime d’Erdogan a décidé de franchir une ligne qui n’avait jamais été franchie jusqu’alors : empêcher un adversaire de se présenter à l’élection présidentielle. Cela s’est d’abord traduit par l’annulation du diplôme d’Imamoğlu, des décennies après son obtention, alors que, selon la constitution turque, un diplôme du supérieur est une condition indispensable pour se présenter au scrutin présidentiel.

Cette décision a été aussitôt suivie de son arrestation ainsi que de celle d’une grande partie de son état-major pour corruption et soutien au terrorisme (des accusations classiques du régime contre ses adversaires). La date de cette opération n’est pas due au hasard : échaudé par la séquence catastrophique de choix de candidat à la présidentielle lors de l’élection de 2023, le CHP tenait le dimanche 23 mars sa primaire pour désigner son candidat pour le prochain scrutin avec pour seul postulant, Ekrem Imamoğlu.

Comment comprendre la concomitance entre ce « processus de paix » et cette offensive autoritaire visant un parti de centre-gauche turc ? Il est possible de faire une hypothèse et une observation sur la réalité de ce « processus de paix ».

L’hypothèse serait que, confronté au risque plus élevé que jamais de perdre le pouvoir au profit du CHP, le régime ait décidé de criminaliser celui-ci, en comptant sur des divisions qui surviendraient en son sein à cette occasion. Or, l’opération étant d’une grande ampleur (il s’agit du parti dirigeant les plus grandes villes du pays), il pourrait s’agir de régler séparément l’autre grand dossier –  la « question kurde »  – en escomptant que le mouvement national kurde resterait neutre face à la criminalisation du CHP et prioriserait le « processus de paix ». Toutefois, à supposer qu’il s’agisse bien de la manœuvre de grande ampleur initiée par le régime, elle ne pouvait que se heurter à plusieurs obstacles majeurs,le premier étant la situation même du « processus de paix ».

En effet, la déclaration spectaculaire d’Öcalan a été largement commentée dans la presse internationale mais en omettant un détail qui n’en est pas un : après avoir lu le texte d’Öcalan lors d’une conférence de presse, la délégation des députés du DEM a rajouté oralement ceci: « Abdullah Öcalan nous a ensuite dit Sans aucun doute, le désarmement et l’autodissolution du PKK nécessitera en pratique la reconnaissance de la politique civile et d’une dimension légale” ». Cette « note de bas de page », considérée comme faisant partie de la déclaration d’Öcalan par l’ensemble du mouvement national kurde, change évidemment la donne puisqu’il ne s’agit plus d’une auto-dissolution unilatérale mais d’une option conditionnée par des contreparties, à savoir des garanties démocratiques tangibles.

Or, c’est là où le bât blesse : il n’y a eu strictement aucun geste politique positif envers les Kurdes depuis le début de ce « processus ». Pas une seule localité kurde mise sous tutelle n’a retrouvé son maire légitime, aucun maire emprisonné lors des deux derniers mandats et aucun responsable politique du DEM (et de son prédécesseur le HDP) n’ont été libérés… Lorsqu’Ekrem Imamoğlu est arrêté, il y a certes un « processus de paix » en cours, mais sans la moindre avancée concrète du côté du gouvernement turc.

Cela rend d’autant plus stupéfiante la déclaration de Devlet Bahçeli du 21 mars dans laquelle le leader ultranationaliste propose que se tienne un congrès d’autodissolution du PKK, le 5 mai, sur le territoire de l’Etat turc, à Malazgirt avec l’assistance logistique du maire DEM de la localité ! On a du mal à imaginer l’Etat-major du PKK venir depuis le mont Qandil dans un peu plus d’un mois sans la moindre garantie d’aucune sorte (ni politique, ni autre) et déposer les armes pour repartir les mains dans les poches… D’autant plus que l’autre volet de cette déclaration de Bahçeli est une charge très violente contre le CHP (dont le MHP était l’allié il y a 10 ans… avant de s’allier à l’AKP) criminalisant ce parti turc de centre-gauche avec des formulations ne laissant guère transparaître la possibilité d’une évolution démocratique.

Or, les responsables kurdes (que cela soit des politiques civils avec le DEM, de l’appareil politio-militaire du PKK ou du tissu associatif de cette galaxie) n’ignorent pas que cette absence de démocratisation rend plus que précaire tout processus de paix. Ils ne peuvent pas ne pas se souvenir qu’en 2015 le précédent processus de paix avait été jeté à la poubelle d’un coup par Erdogan qui a même nié son existence après coup. Au fond, la méfiance légitime des dirigeants du DEM a été résumée par sa co-présidente Tülay Hatimogullari : « Qui dit que demain nous ne serons pas poursuivis en raison de nos rencontres avec Öcalan dans le cadre de la délégation pour le processus de paix ? »

L’échec d’Erdogan

En conséquence, depuis le début de cette crise, le DEM a tenu une position principielle de défense du processus de paix et de défense des droits démocratiques comme formant un tout, loin des accusations stéréotypées et dépourvues de fondement émises par les milieux d’opposition nationalistes selon lesquelles il est question de laisser les mains libre à Erdogan en échange de la paix. La direction de DEM a soutenu Imamoğlu lors de l’annulation de son diplôme puis de son arrestation, elle est également allée à la rencontre de celle du CHP à la mairie d’Istanbul devenue point de ralliement de l’opposition. La section locale d’Istanbul du parti a appelé à se rendre à la place Saraçhane où se trouve la mairie d’Istanbul et où se déroulent d’immenses rassemblements depuis l’arrestation d’Imamoglu.

Plus symbolique encore ont été les festivités de Newroz, fête traditionnellement célébrée par les Kurdes et rendez-vous annuel du mouvement national kurde pour des meetings de masse. La célébration de Newroz à Amed/Diyarbakir est considérée comme un moment politique très important. Or, contrairement à ce qui était attendu, il n’y eut pas de nouveau message d’Abdullah Öcalan lu à la tribune, la délégation du DEM ayant été empêchée de le rencontrer, ce qui est un accroc certain au processus de paix.

Le discours de Tuncer Bakırhan, co-président de DEM, était très attendu et il a ciblé le régime en déclarant : « ce qui est fait à l’opposition est contraire à l’esprit de la déclaration du 27 février (d’Abdullah Öcalan, Ndla) et est inacceptable » après avoir explicitement dénoncé l’incarcération d’Imamoğlu. Tout cela est dans la continuité de la position du DEM depuis le début mais il est probable que le régime espérait une déclaration plus « neutre ».

Ainsi, la manœuvre du régime de division semble avoir d’ores et déjà échoué en grande partie du fait de la lucidité des dirigeants du DEM. Il convient toutefois de noter que les dirigeants du CHP ont également cherché à se mettre à la hauteur de la situation en ne laissant pas dans le vide la main tendue par les responsables du DEM. Özgür Özel a également envoyé une déclaration pour le Newroz (une première pour un président du CHP) :

« (…) Ces terres sont des terres anciennes où différentes cultures, langues et croyances vivent ensemble dans la fraternité, où la solidarité et l’espoir fleurissent. Aucun tyran, aucun Dehak [tyran diabolique dans la mythologie kurde] ne pourra briser notre fraternité ! » en concluant son texte par la formule traditionnelle en kurde « Newroz piroz be ! ».

Il a par la suite salué un grand nombre de prisonniers politiques, notamment les ex-dirigeants du HDP (Parti Démocratique des Peuples, prédécesseur du DEM). De même, dans une déclaration rédigée en détention et publiée sur les réseaux sociaux, Ekrem Imamoğlu a déclaré : « tant que les Kurdes disent qu’il y a un problème, alors il y’a un problème kurde ».

Jeunesse mobilisée et CHP

De même, depuis le début du mouvement, le CHP a cherché à établir un lien avec la société mobilisée, contrairement à ce qui s’était passé lors du dernier mouvement de masse démocratique que la Turquie a connu en 2013 (« le mouvement dit de Gezi »). Outre, un discours ouvert envers les Kurdes, sa direction a formellement reconnu l’importance des étudiant·es dans cette mobilisation en leur offrant une tribune sur la place Saraçhane.

En effet, la jeunesse étudiante constitue l’avant-garde du mouvement et cela est reconnu par tous les acteurs, que cela soit le CHP ou les personnalités,artistes, sportifs, célébrités médiatiques qui font tou.te.s référence à l’importance de la jeunesse du pays dans leurs déclarations de soutien indirect ou explicite au mouvement. Mais cela est également « reconnu » par le régime puisque la répression s’abat prioritairement sur eux. Par exemple, au moment où ces lignes sont écrites, Selinay Uzuntel, leader étudiante qui pris la parole sur la place Saraçhane au nom des étudiant·es en lutte (et par ailleurs membre de l’EMEP, Parti du Travail, marxiste-léniniste de tendance hoxhaiste) vient d’être arrêtée ainsi que d’autres animateurs étudiant·es.

Il y a 7 millions d’étudiant·es en Turquie soit 8,2% de la population totale (4,4% en France). Ces jeunes n’ont connu que l’AKP au pouvoir, dans sa version corrompue et népotiste. Ils et elles étudient mais ne pouvent espérer trouver un débouché dans la plupart des cas. Confrontée à l’arbitraire du pouvoir, la grande majorité souhaiterait vivre à l’étranger si elle le pouvait. Elle constate quotidiennement l’immense écart entre les vertus prônés par le régime et le cynisme ostentatoire et arrogant de ceux qui en bénéficient.

Certain·es ont la mémoire des grands frères et des grandes sœurs qui ont « fait Gezi », confronté·es à des autorités arbitraires et intrusives… Il y a 12 ans une camarade jeune me disait lors du mouvement de Gezi : « Être jeune en Turquie consiste à se faire engueuler soir et matin par Erdogan à la télévision ». La formule, saisissante, est certainement encore plus vraie aujourd’hui alors même que le régime perd chaque jour de sa légitimité.

Ce rôle d’avant-garde de la mobilisation étudiante va de pair avec une aspiration à l’autonomie. Ainsi, pour la première fois à Istanbul, lundi 24 mars, il y a eu un rassemblement distinct appelé par des étudiant.e.s en lutte à Besiktas, et non à Saraçhane.  Plus tôt dans la journée des « boycotts académiques » (l’équivalent de « grèves étudiantes ») ont été lancés dans de nombreuses universités.

Pour en revenir au CHP, celui-ci, a mené à bien sa primaire mais en l’ouvrant à l’ensemble des citoyen·nes qui ont pu participer à des votes « de solidarité ». Le dimanche soir, la direction du CHP a annoncé le chiffre colossal de 15 millions de personnes qui se sont rendues dans aux urnes (le vote n’était pas électronique) pour une primaire devenue un plébiscite. Il est impossible d’avoir une confirmation de ce chiffre puisqu’il s’agissait d’un exercice et qu’aucun média disposant de moyens suffisants n’était autorisé par le régime à couvrir cet événement.

Néanmoins, la couverture de la presse locale indique que la participation a été forte. Alors que la faiblesse du mouvement ouvrier, les difficultés de niveau de vie, les obstacles à l’organisation font qu’un mouvement de grève massif semble hors d’atteinte, le CHP a appelé au boycott de certains groupes économiques et de certains médias. Depuis le début du mouvement, le régime a dépensé 11% de ses réserves en devises (20 milliards de dollars) pour prévenir un effondrement de la livre turque, tandis que la bourse  d’Istanbul a repris après un effondrement initial.

Les meetings de Saraçhane sont colossaux mais pourront-ils se maintenir à ce rythme, s’il n’y a pas d’avancées ? Dès à présent, des assemblées de quartiers se sont mises en place à Istanbul, ne serait-ce que parce que Saraçhane est loin pour des millions d’habitants d’une métropole immense. Il est aujourd’hui impossible de prévoir les suites du mouvement en cours mais il est possible d’aborder certaines contradictions en son sein.

Kemalisme contre Kemalisme ?

De cette polyphonie proclamant son aspiration à l’unité du peuple au-delà de ses divisions traditionnelles et de ses rapports d’oppression, s’élève toutefois une dissonance qui ne recouvre pas les autres sons mais ne saurait non plus être ignorée : celui du suprématisme turc. S’il existe d’autres solistes ultranationalistes oppositionnels à Erdogan (les dirigeants du Iyi, le « Bon Parti », ou des néofascistes du ZP, Parti de la Victoire), le son le plus strident est produit par le maire CHP d’Ankara, Mansur Yavaş.

Ex-dirigeant ultranationaliste passé au CHP, il a gagné la mairie d’Ankara en 2019, en même temps qu’Imamoğlu l’emportait à Istanbul, puis a confirmé sa victoire en écrasant son adversaire de l’AKP en 2024. Lors de sa prise de parole à Saraçhane, il a dénoncé un « deux poids, deux mesures » contre les manifestants à Istanbul alors qu’un « parti dans l’Est du pays » organise des rassemblements (le Newroz) dans lesquels est agité un « torchon »(drapeaux kurdes et du PKK) et où on offre des barbes à papa aux jeunes (en référence à une vidéo largement diffusée d’un policier distribuant cette sucrerie à des enfants dans une localité kurde à l’occasion du Newroz) alors qu’ « ici » (à Istanbul ou Ankara mais en sous-texte les « Turcs ») « on  matraque les jeunes ».

Ce discours grossier met en équivalence un micro-événement avec des décennies d’oppression coloniale et inverse les rôles historiques. Insensible à toute perspective de paix, il souhaite le maintien du statu quo suprématiste, c’est-à-dire une démocratie uniquement pour les Turcs, donc in fine pas de démocratie pour qui que ce soit. Ce discours n’est pas celui à la direction du mouvement, d’autant plus que Yavaş, en tant que transfuge d’un autre parti, n’a jamais eu de relais puissants dans le CHP (qui a pu tenir ce genre de discours dans ses pires périodes droitières), mais il existe.

Derrière Yavas se tient le milieu oppositionnel nationaliste des petits partis cités auparavant mais aussi certains autres maires, tels que Tanju Özcan à Bolu, ou Burcu Köksal à Afyonkarahisar et des cadres du CHP. Ils ne représentent pas seulement un risque de déviation pour le mouvement, ils l’affaiblissent. C’est en raison du discours de Yavaş que la déclaration d’Özgür Özel a été huée lors de sa lecture au Newroz d’Istanbul. En politique rusé, Erdogan n’a pas manqué de dénoncer les propos de Yavaş pour présenter le mouvement en cours comme celui des ennemis de la paix et des tenants du statu quo[3].

Tout observateur du mouvement en cours relèvera les portraits de Mustafa Kemal accompagnés de drapeaux turcs qui foisonnent lors des rassemblements et manifestations. Il en était de même en 2013 pour le mouvement de Gezi. Même au sein de la jeunesse ; la mobilisation est justifiée par certain·es étudiant·es et par un grand nombre de celles et ceux qui les soutiennent en mobilisant la figure de Mustafa Kemal Atatürk avec moult extraits de son « Discours à la jeunesse », ou de sa formule de son « Grand Discours » confiant la République à la jeunesse ou encore par la formule plus générique « la souveraineté appartient sans condition ni restriction à la nation » (par opposition à un seul individu, Erdogan).

L’usage de la figure tutélaire du fondateur de la République de Turquie légitime un discours oppositionnel, le situe dans une continuité patriotique tout en le mobilisant pour autre chose. Ce qui est retenu du propos est ce qui peut être rattaché à une souveraineté collective, d’une part, et, de l’autre, à la mission historique de la jeunesse turque, validant ainsi le discours porté aujourd’hui concrètement par cette jeunesse. Ainsi, tout comme lors du mouvement de Gezi, mais encore plus explicitement puisqu’il s’agit de s’opposer à une opération remettant explicitement en cause un processus électoral (dont on a précédemment rappelé l’importance en Turquie), Mustafa Kemal Atatürk est mobilisé pour une aspiration démocratique[4].

Il s’agit, au fond, d’une forme de discours performatif par rapport au passé : si Mustafa Kemal confie la République à la jeunesse, c’est parce que cette République et la geste de la guerre de libération porte en elles notre aspiration démocratique. Özgür Özel ne procède pas autrement quand il proclame « Ces terres sont des terres anciennes où différentes cultures, langues et croyances vivent ensemble dans la fraternité » alors que ces terres ont connu le génocide arménien, la loi sur l’impôt sur la fortune[5], avant même l’oppression colonial des Kurdes. Mais, puisque l’objectif désormais affiché est une république inclusive, il convient de réinventer un passé qui y correspond et une fidélité au kémalisme qui valide les aspirations politiques du jour  .

Face à cela, Mansur Yavaş ment sur les relations sociales d’aujourd’hui en présentant les Kurdes comme des privilégiés face aux Turcs opprimés dans leur propre pays. Mais il est fidèle au contenu pratique du kémalisme réel produit d’une guerre de libération nationale, qui fut héroïque tout en refusant de reconnaître la pluralité nationale de la Turquie, en oubliant les promesses faites en ce sens, en réprimant les révoltes kurdes et mettant rapidement fin à toute forme de pluralisme politique contrôlé…

Il ne fait cependant guère de doute que, pour les organisations de gauche radicale impliquées dans la mobilisation – et certaines y jouent un rôle catalyseur dans la jeunesse comme le TIP (Parti des Travailleurs de Turquie, qui compte 4 députés dont 1 en prison) –, la priorité n’est pas de faire un cours d’histoire mais de pousser en avant concrètement le mouvement puisque « tout pas en avant du mouvement réel vaut plus qu’une douzaine de programmes » (comme a pu le dire Marx), ou une douzaine de cours d’histoire…

La fonction du mensonge de masse démocratique du mouvement est d’ouvrir la voie pour se confronter à la vérité historique afin d’approfondir la démocratie et, dans une stratégie de lutte de classe, enlever des armes de division des mains de la bourgeoisie. Mais nous en sommes encore loin. Aujourd’hui, chaque pas d’un étudiant·e manifestant pour le respect de la démocratie dans le bastion conservateur de Konya est plus précieux que ces considérations. Notre soutien ne doit pas leur faire défaut.

Emre Öngün. Publié sur le site de Contretemps.

Notes

[1] Il déclara par exemple avoir conclu un accord secret avec l’ultranationaliste Ümit Özdag du ZP (Parti de la Victoire) dont le candidat avait fini 3ème au 1er tour avec 5%, qui, allant au-delà de leur accord officiel, faisait des concessions immenses à ce parti. Un accord conclu à l’insu deson propre état-major,alors même que le ZP est profondément hostile aux Kurdes qui avaient très majoritairement voté pour Kemal Kiliçdaroğlu. Celui-ci a réussit ainsi l’exploit d’avoir récolté à la fois le déshonneur et la défaite.

[2] Il y avait eu de timides avancées en ce sens par Kemal Kiliçdaroglu avant que celui-ci ne décide de trahir les Kurdes dans l’entre deux tours. Il faut rappeler que le CHP revient de loin dans ce domaine puisque, sous la sinistre direction de Deniz Baykal, entre 1995 et 2010, son discours n’avait guère plus de différence avec celui des ultranationalistes du MHP.

[3] Il a aussi accusé les manifestants d’avoir saccagé une mosquée et d’y avoir bu de l’alcool, reprenant un grand classique de la calomnie propagée par le régime depuis 2013.

[4] D’une certaine manière, il y a là une similitude avec les étudiants des années 1960 qui ont commencé leur parcours politique par le kemalisme en insistant sur l’approfondissement de l’indépendance, puis ont creusé le sillon de l’anti-impérialisme et ont vogué vers les rives du marxisme (ou plutôt de divers obédiences marxistes).

[5] Disposition discriminatoire de 1942 à l’encontre les non_musulmans établissant de facto un impôt sur la fortune à des taux exorbitants pour ces catégories afin de les ruiner et de constituer à leur place une bourgeoisie turque et musulmane.