Les élections législatives ont eu lieu ce dimanche 9 septembre en Suède et cet article a été écrit avant. Les résultats ont été les suivants : SAP (social démocrate au pouvoir) 28,4 % (-2,6), Modérés (conservateurs) 19,8 % (-3,5), DS (extrême droite) 17,6 % (+4,7), Centre 8,6 % (+2,5), Parti de Gauche (éco socialiste) 7,1 % (+1,4), KD (Chrétiens démocrates) 6,4 % (+1,8), Libéraux 5,5 % (=), Verts 4,3 % (-2,6). Le Parti de Gauche a 28 député-es.
Le sociologue Walter Korpi a dit un jour en riant que «la révolution ne viendra pas en Suède par la lutte armée, mais en consultant toutes les parties concernées». Il voulait suggérer qu’en Suède, rien n’est fait à la hâte ou unilatéralement, mais seulement par le biais d’une procédure régulière et d’un consensus. Pendant longtemps, cela est resté vrai. La Suède a connu de longues périodes de stabilité, principalement sous l’égide du Parti social-démocrate suédois des travailleurs (SAP), qui a mis en œuvre des réformes progressistes.
Mais les élections du dimanche 9 septembre 2018 laissent entrevoir une image différente. Au milieu du déclin du centre-gauche [1] et de la montée des Démocrates de Suède, d’extrême droite, aucun parti ou coalition ne peut s’attendre à obtenir une majorité. Le vote sera probablement suivi de jours de manœuvres frénétiques pour construire un gouvernement stable capable de limiter l’influence de l’extrême droite.
Au cours des quatre dernières années, la Suède a été gouvernée par une coalition minoritaire entre le SAP [113 député·e·s; 30,7 % des suffrages] et les Verts [25 député·e·s; 7,3 % des votes], qui s’est appuyée sur le soutien extérieur (donc depuis les rangs du parlement) du Parti de gauche [qui dispose de 5,6 % des suffrages et de 21 députés] pour faire adopter ses budgets. Mais les tendances à long terme qui ont découlé de cette administration fragile se sont encore accentuées.
C’est ce que montre, en particulier, l’accent mis par la campagne électorale actuelle sur l’immigration, une question autrefois marginale qui est maintenant en tête de l’ordre du jour politique, après le système de santé et l’éducation. Son importance s’est accrue au cours des dernières années, à mesure que des transformations plus profondes de l’«Etat-providence» suédois ont contribué à déstabiliser son ordre politique.
Longtemps l’un des pays les plus «égalitaires» au monde, la Suède est aujourd’hui l’un des pays industrialisés où la division des classes sociales croît le plus rapidement. Elle n’a guère été la plus grande victime de la crise; dans l’ensemble, la croissance est encore bonne et la Suède jouit encore d’un meilleur système social que la plupart des autres pays.
Pourtant, les transformations récentes signifient que certaines couches de la classe ouvrière, en particulier dans les zones non urbaines, ont le sentiment d’être laissées pour compte. Elles se sont de plus en plus tournées vers le populisme d’extrême droite, dirigeant leur colère non pas contre la politique de classe du gouvernement, mais contre les immigré·e·s et «l’establishment».
Les percées d’extrême droite
L’instabilité actuelle de la Suède est due au déclin à long terme des sociaux-démocrates (SAP) et à la montée simultanée des Démocrates de Suède d’extrême droite. Il s’agit d’un paysage relativement nouveau dans un pays où l’emprise du SAP sur le gouvernement, seul ou en coalition, n’a été rompue qu’à quelques reprises au cours du siècle dernier.
Mais le SAP n’est plus une valeur sûre dans le sens de s’affirmer comme le plus grand parti de Suède. Après avoir atteint des creux record lors des dernières élections [en 2006, il récoltait encore 35 % des suffrages et en 2002: 39,9 %], le SAP, qui dominait auparavant, semble s’attendre à un résultat encore plus faible, selon les sondages, lors de l’élection de ce dimanche 9 septembre. Si son taux de 24 %, indiqué dans les sondages, se concrétisait, il s’agirait du taux le plus bas qu’il ait obtenu depuis sa première élection en 1911.
Le principal rival du SAP et de ses alliés est la coalition de centre-droit, construite autour du Parti modéré [voir note 1]. Ce dernier parti est également en deçà de son résultat électoral précédent et se situe actuellement, dans les sondages, à 19 %. Sa coalition comprend également le Parti libéral (environ 5 % des voix), les Chrétiens-démocrates («les valeurs de la famille») à 4 % et le Parti du centre (9 %). Cette coalition fonctionne sur une plate-forme pro-entreprises et pro-migrants [sur le thème de l’exigence de migrants pour le «marché du travail»].
Mais le changement le plus décisif est la montée en puissance des Démocrates de Suède avec 21 % dans les sondages. Ils menacent de devenir le deuxième parti dans le paysage politique suédois. Ces fascistes relookés ont renoncé à leurs défilés en uniforme, à leurs skinheads et à tout discours (explicite) sur les races inférieures. Lorsque l’actuel chef du parti, Jimmie Åkesson, a rejoint le parti en 1995, celui-ci faisait toujours partie d’un assez large mouvement néonazi. Mais sous sa direction, il s’est «réformé» en un mouvement populiste anti-immigration et anti-establishment.
Lors des précédentes élections, les Démocrates de Suède n’avaient remporté que 5 % des électeurs qui avaient voté pour des formations populistes antérieures; principalement des personnes âgées du sud rural où existe une tradition de xénophobie et de collaboration avec les nazis. Cependant, à mesure que le parti a atténué sa rhétorique agressive centrée sur la race, il s’est concentré sur un imaginaire nostalgique du passé où le système du bien-être était plus fort et où la population était (prétendument) homogène sur les plans ethnique et culturel.
Bien que selon des versions différentes, tous les partis partagent une version de cette narration historique. L’extrême droite a fait des percées parce que des couches importantes de la population, en particulier les ouvriers, ont vu leur situation se détériorer. C’est le cas de la Confédération des syndicats suédois (LO). Elle est toujours politiquement liée au SAP, mais moins de 40 % de ses membres soutiennent aujourd’hui ce parti. Entre-temps, le vote des Démocrates de Suède au sein des membres de la LO a grimpé à 25 %. Le syndicat envisage de rompre ses liens avec le SAP.
L’emprise affaiblie du parti (SAP) sur sa base ouvrière est due à la régression sociale qu’il a menée au pouvoir. Si, en 1980, les principaux PDG suédois disposaient d’un revenu moyen de 4,9 fois supérieur à celui d’un travailleur industriel moyen, en 2016, il était 54 fois supérieur [la fortune, critère d’importance, est évidemment exclue de ce calcul – Réd. A l’Encontre]. Depuis les années 1990, les services sociaux et les dépenses publiques représentent un pourcentage de plus en plus faible du PIB (Produit intérieur brut). Les secteurs déjà vulnérables de la population ont été les plus durement touchés; le niveau de pauvreté relative des chômeurs a triplé, passant de 10 % en 2004 à 30 % en 2012.
Cette redistribution inverse de la richesse est particulièrement remarquable dans les zones rurales. Depuis 1980, la moitié des 290 municipalités suédoises ont vu leur population diminuer, les gens étant contraints de s’installer dans les villes pour y chercher du travail. Les services sociaux ont suivi la même trajectoire. Alors qu’en 2000, 40 000 Suédoises se trouvaient à un peu plus de dix kilomètres de la maternité la plus proche, en 2017, leur nombre avait quasiment doublé pour se situer à 75 000. Après la concentration marchande, certaines petites villes sont maintenant à soixante kilomètres de la pharmacie la plus proche.
Si les Démocrates de Suède ont fait des percées à tous les niveaux de la population, leur électeur type est un individu de milieu rural, sans éducation secondaire ou supérieure. Mais si ce parti offre à ses électeurs la possibilité de protester de manière «identitaire», son succès tient surtout au fait qu’il a remodelé son agenda xénophobe sous la forme d’une défense de l’Etat-providence créé par le SAP au cours des décennies passées. Les Démocrates de Suède sont aujourd’hui la principale force qui exploite la faiblesse du centre-gauche qui domine depuis longtemps.
Les alternatives de gauche au SAP sont dans une position moins favorable. Le Parti Vert a été affaibli après avoir fait partie d’un gouvernement «rouge-vert» qui n’a pas réussi à fermer des centrales au charbon, à fermer des aéroports ou même à arrêter la construction de nouvelles autoroutes. Le moral de ce parti pro-immigrant a été particulièrement touché en 2015 lorsque le gouvernement qu’il soutient a introduit un plafond concernant le nombre d’immigrés. Certains députés ont démissionné et le parti a de la peine à dépasser, dans les sondages, le seuil de 4 % pour entrer au Parlement.
La situation du Parti de gauche, qui ne fait pas partie du gouvernement rouge-vert mais a voté en faveur de son budget, est plutôt meilleure. Dans les sondages, il semble atteindre l’un de ses meilleurs résultats, avec plus de 10 % des suffrages, bien qu’il ait rarement dépassé les 5 % au cours de la majeure partie de son histoire centenaire [référence à son passé : Parti communiste créé en 1921, rebaptisé Parti de gauche-Les communistes en 1967 et Parti de gauche en 1990. Réd. A l’Encontre]. Toutefois, dans l’ensemble, il semble que l’extrême droite connaîtra une de ses plus grandes avancées lors du vote de dimanche.
Impasse
Les sondages peuvent être trompeurs. Il est toujours possible que l’actuelle coalition SAP-Verts puisse obtenir une majorité. Il semble plus probable que ces partis formeront à nouveau le plus grand bloc minoritaire avec environ 40 %. Mais les Démocrates de Suède deviendront des «faiseurs de rois». La composition du nouveau gouvernement dépendra alors d’une question : l’alliance actuelle des partis de centre-droit serait-elle à l’aise ou non pour compter sur le soutien passif des Démocrates Suède. Et que voudra le parti d’extrême droite en échange ?
En effet, ce type d’impasse (de blocage) existait déjà après les dernières élections de 2014. A cette occasion, les partis se sont mis d’accord sur le fait que le plus grand bloc représenté au parlement – même s’il ne bénéficie pas d’un soutien de 50% – serait autorisé à adopter son budget. Cet accord a été possible parce que les Démocrates de Suède étaient encore considérés comme inacceptables. Ce qui signifiait que la coalition de centre-droit aurait dû soit les accepter, soit contraindre à une élection anticipée. Dans les deux cas les composantes auraient probablement perdu leurs voix. Pourtant, l’accord passé en 2014 [voir note 1] a fait l’objet de vives critiques de la part de certains secteurs de la droite. Et il semble peu probable qu’il se répète.
Après les élections du 9 septembre 2018, tout porte à croire qu’il y aura une mêlée générale au sein de laquelle toute coalition deviendra possible. Les Modérés de centre-droit et les Démocrates-chrétiens (petite formation) ont déclaré qu’ils étaient prêts à gouverner avec le soutien passif des Démocrates de Suède. Le cordon sanitaire contre le parti d’extrême droite a déjà été rompu dans certaines municipalités, où des coalitions de centre-droit ont adopté leurs budgets avec l’aide des Démocrates de Suède.
Les autres petits partis de centre-droit ont fièrement insisté sur le fait qu’ils ne négocieraient jamais avec les Démocrates de Suèdes. Toutefois, ils ont également affirmé qu’ils veulent un gouvernement de centre-droit, ce qui est actuellement impossible s’ils ne peuvent compter sur le soutien passif du parti d’extrême droite.
Cette instabilité est due à l’absence d’un «bloc historique» stable, c’est-à-dire une combinaison de forces sociales, d’institutions et d’organisations capables de jeter les bases d’une hégémonie politique durable, à la manière de la domination du SAP qui remonte au début du XXe siècle. Cela s’enracinait dans une alliance de longue date entre paysans et travailleurs qui, à son tour, incluait les «classes moyennes» dans un large compromis autour d’une politique de bien-être universel.
Le consensus a caractérisé la Suède pendant la majeure partie du siècle dernier. Même les opposants à l’hégémonie du SAP ont prétendu vouloir incarner une «social-démocratie plus vraie et meilleure». Les Modérés de centre-droit se sont qualifiés comme le «nouveau parti des travailleurs», tout comme les Démocrates de Suède prétendent aujourd’hui poursuivre l’héritage des dirigeants historiques du SAP. Aujourd’hui encore, aucun parti ou coalition n’a été en mesure de remplacer la position hégémonique stable dont le SAP jouissait autrefois.
Un faux dilemme
Cette crise d’hégémonie de la social-démocratie est étroitement liée au rôle joué dans cette élection par ledit «dilemme progressiste», qui demande de choisir entre l’accueil des immigré·e·s et la protection sociale universelle. Alors que les Démocrates de Suède disent que toute immigration est un fardeau impossible pour l’Etat-providence, le centre néolibéral prône l’ouverture des frontières tant que les salaires et l’aide sociale peuvent être réduits à un niveau qui puisse s’y adapter. Ces apparents contraires alimentent en fait la perception que l’immigration et l’aide sociale constituent inévitablement un jeu à somme nulle. Tous les autres partis s’alignent à un moment donné sur ce spectre.
On ne peut nier que l’arrivée massive de réfugié·e·s relativement peu qualifiés et peu scolarisés, avec un pic important en 2014 et 2015 (avec respectivement 80 000 et 160 000 arrivées) représente un défi pour le type de marché du travail à forte productivité qui caractérise la Suède. En effet, c’est cette productivité élevée qui a permis à la Suède de maintenir des niveaux décents de salaires réels et de bien-être, même avec une augmentation du chômage au cours des dernières décennies.
Pendant un certain temps, l’afflux d’un grand nombre de migrants pourrait en effet mettre à rude épreuve les institutions organisant le marché du travail, qu’il s’agisse des cours de suédois gratuits, des agences municipales pour l’emploi ou de la formation professionnelle des migrant·e·s. Mais des investissements dans ces secteurs pourraient raccourcir cette période de transition et, éventuellement, résoudre le problème démographique posé par le nombre toujours plus important de retraités en Suède.
La Suède doit restructurer son économie afin d’éliminer progressivement sa dépendance à l’égard des combustibles fossiles et elle aura également besoin de travailleurs du secteur public pour s’occuper d’une population vieillissante. Ces objectifs nécessitent des investissements importants et pourraient constituer la base d’un programme actif visant à maintenir des niveaux élevés de migration tout en compensant ses coûts à court terme. En termes strictement économiques, la migration entraîne des coûts à court terme et des avantages à long terme; l’investissement doit donc viser à minimiser la période des «coûts».
Le modèle Rehn-Meidner conçu par les syndicats dans les années 1950 [2], qui a jeté les bases d’une politique active du marché du travail, a été conçu précisément dans ce but (bien que les personnes recyclées à l’époque étaient des Suédois autochtones touchés par la restructuration). Ce modèle est basé sur des salaires minima élevés, qui poussent les entreprises à faible productivité à la faillite et libèrent ainsi du capital et de la main-d’œuvre qui peuvent être transférés vers des secteurs à forte productivité.
Cela exige que la formation professionnelle prépare les travailleurs à leurs nouveaux postes et que les niveaux de bien-être soient maintenus à un niveau élevé pour compenser les conséquences de la faillite des industries. Etant donné que le nombre total de réfugiés atteint des sommets historiques, la gauche doit formuler ce genre de programme offensif afin d’être de rendre acceptable socialement l’arrivée des réfugié·e·s, tout en renforçant la solidarité et l’organisation du mouvement syndical.
Malheureusement, le SAP n’a pas abordé la récente flambée de la migration en ces termes. Seul le Parti de gauche a fait valoir que des investissements massifs dans des réformes de l’éducation et de la protection sociale peuvent contribuer à rendre durables des niveaux élevés d’immigration, tout en évitant toute pression à la baisse sur les salaires due à l’afflux de personnes en «situation de faiblesse sur le marché du travail».
Néanmoins, le fait que le Parti de gauche ait déjà adhéré aux restrictions budgétaires nationales – qui fixent des limites tant pour le déficit public que pour les dépenses publiques à chaque exercice budgétaire – rend plus difficile pour lui d’affirmer de manière crédible qu’il pourrait faire libérer les fonds nécessaires à la réalisation des investissements nécessaires pour gérer cette situation.
En plus de se soumettre à des restrictions budgétaires, le gouvernement a également refusé d’accepter que nous nous trouvions dans les premières étapes d’une phase historique caractérisée par des processus nouveaux de migrations d’ampleur. Sa seule possibilité restante a donc été de faire valoir que rien ne peut être fait, si ce n’est fermer les frontières et accorder des permis de séjour temporaire aux réfugié·e·s qui sont déjà arrivés.
Ainsi, même après que le Premier ministre ait déclaré que la hausse du nombre de réfugiés était «une crise nationale», son gouvernement n’a fait aucune tentative pour y faire face avec les fonds qui auraient été nécessaires pour une réponse progressive à cette «crise». Le fait que la plupart des pays européens aient fait encore moins n’est pas d’un grand réconfort.
Elève modèle
Le président du Centre d’études sociales marxistes a bien décrit le Parti de gauche comme une force qui, depuis trop longtemps, se veut une sorte d’étudiant modèle – diligent, honnête et poli dans le discours public – tout en abandonnant son rôle d’étudiant rebelle qui résiste au pouvoir. Aujourd’hui, il est perçu comme faisant partie de l’establishment, à une époque où les sentiments anti-établishment sont largement répandus. Désireuse de prouver ses capacités gouvernementales, la gauche s’est vantée que son budget est «financièrement sain», que ses députés sont «respectables» et que ses politiques sont en accord avec le consensus libéral.
Le respectable centre-droit ne critique jamais les Démocrates de Suède sans s’en prendre aussi au Parti de gauche, les qualifiant d’extrêmes tout aussi mauvais. Le Parti de gauche a réagi de manière défensive, par exemple en se taisant sur ses critiques à l’égard de l’Union européenne, une question aujourd’hui associée à l’extrême droite. Il en va de même pour la discussion sur l’immigration. Le parti a fait valoir à juste titre que le débat public a été trop biaisé en faveur des sentiments anti-immigration, mais il a été lent à mettre en lumière les questions stratégiques associées au maintien d’un soutien public à des niveaux élevés de migration.
Dans une période où les différences croissantes entre les classes sociales et les réductions de l’aide sociale ont alimenté le ressentiment contre l’establishment politique, la gauche a été moins capable ou moins disposée que l’extrême droite populiste à tirer parti de ce mécontentement. La division croissante des classes sociales a entraîné une baisse des salaires réels dans les couches subalternes de la population active et a frappé encore plus durement les chômeurs. Plus marqué en milieu rural, ce phénomène crée une base matérielle forte de ressentiment contre «l’establishment», c’est-à-dire les politiciens et les classes moyennes supérieures, riches en capital culturel, qui vivent principalement dans les grandes villes et ont le plus bénéficié financièrement ces dernières décennies.
Cela a permis aux Démocrates de Suède de progresser rapidement parmi ces couches, en particulier parmi les travailleurs peu qualifiés. Des médias sociaux de l’extrême-droite se développent également: certains des sites Web les plus populaires font maintenant concurrence aux plus grands journaux nationaux. De nombreux électeurs ruraux tirent une partie ou la majeure partie de leur «information médiatiques» de la propagande anti-immigrés.
Ce n’est pas du tout un argument pour que la gauche adopte une narration similaire à celle de l’extrême droite populiste. Il doit plutôt combattre activement la montée de l’extrême droite en apportant sa propre vision et des solutions pratiques à ces mêmes groupes d’électeurs. Les récents succès du Parti de gauche sont en partie dus à sa capacité à se présenter comme une force inébranlable qui ne se contente pas de suivre les «débats médiatiques». Malgré toutes ses faiblesses, sa rigueur et sa stabilité lui ont valu le respect et en ont fait une sorte de résidence secondaire pour les électeurs mécontents du SAP.
Le résultat record possible du Parti de gauche ce dimanche 9 septembre 2018 souligne son potentiel s’il peut s’adresser à la déception, à la rage et à la méfiance qui ont conduit tant de partisans du SAP et tant de syndicalistes à se tourner vers les Démocrates de Suède. Les politiques anti-immigration de ce parti sont complétées par un vernis anti-etablishement et une promesse de revenir à une version mythique de l’Etat-providence des années 1950. Pourtant, cela masque le fait que ce parti adopte des politiques économiques typiquement de droite, allant de la réduction des impôts à la déréglementation du droit du travail et à la privatisation des services sociaux. La gauche doit présenter une alternative plus radicale.
Le SAP lui-même semble plongé dans un état de léthargie. Le centrisme du type «Troisième Voie» [à la Tony Blair] dans lequel il s’est engagé dans les années 1980 l’a – comme dans la plupart des pays – transformé dans une pâle ombre de ce qu’il était, en termes d’adhésion, d’électeurs ou de vision. Mais en tant que parti historiquement fort dans une société relativement égalitaire, il demeure une force majeure, même après des décennies de recul. Et sa situation n’est pas si mauvaise. Ce qui est peut-être surprenant à la lumière du débat électoral, c’est que la plupart des Suédois restent encore positifs à l’égard de l’immigration. Selon une étude récente de la Commission européenne [recherche en 2017 ; publication en avril 2018], la Suède est, dans l’ensemble, le pays qui a l’attitude la plus positive à l’égard de l’immigration de tous les pays de l’UE (Union européenne), et il existe un soutien massif en faveur d’un Etat providence financé par une fiscalité élevée.
Le problème est que le SAP n’a plus de projet politique capable de répondre aux défis de l’époque. Quelles que soient ses limites, le programme moderniste de la social-démocratie suédoise visant à créer une société égalitaire a déjà représenté, historiquement, un succès sans précédent. Or, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Au cours des dernières semaines, le SAP a au moins présenté des propositions répondant aux besoins des Suédois de la classe ouvrière, y compris une semaine supplémentaire de vacances pour les familles avec de jeunes enfants et des propositions visant à augmenter les impôts sur les personnes à revenu élevé. Pourtant, le parti est loin de galvaniser sa base historique derrière une vision ambitieuse du progrès.
Désordre sous les cieux
En regardant le désordre dans la politique suédoise, on pourrait se rappeler le fameux dicton du président Mao «Il y a un grand désordre sous le ciel ; la situation est excellente». Un tel optimisme semble injustifié dans le contexte actuel. L’élection de dimanche est plus imprévisible que celle à laquelle les Suédois sont habitués, mais elle n’augure rien de bon. La croissance du Parti de gauche est un signe positif, mais pas suffisant pour contrer les tendances négatives globales visibles dans l’essor de l’extrême droite.
Les résultats les plus probables sont un gouvernement conservateur qui achète le soutien passif de xénophobes ou d’une grande coalition du SAP et d’un ou plusieurs partis de centre-droit, invoquant la nécessité d’assumer la responsabilité de la Suède en ces temps difficiles. Ni l’un ni l’autre ne sera en mesure de relever les grands défis des prochaines décennies, à savoir la nécessité de reconstruire un Etat providence fort tout en accueillant un nombre croissant de migrants et en prenant des mesures sérieuses pour lutter contre le changement climatique.
Aucun de ces objectifs ne peut être atteint dans l’avenir. Ils sont liés les uns aux autres en ce sens que les réfugiés climatiques représenteront à l’avenir le plus grand nombre de migrants. De même, seul un Etat providence universel fort peut maintenir la légitimité politique nécessaire si l’on veut que la main-d’œuvre accepte la reconversion qu’un vaste programme de restructuration verte impliquera au moins au départ.
Il ne fait aucun doute que la gauche doit être à l’avant-garde de la solidarité internationaliste en acceptant à la fois les réfugié·e·s et les migrant·e·s. Mais la gauche doit aussi montrer que cela n’ira pas contre des intérêts à long terme des masses laborieuses déjà installées. Ce plan stratégique doit être étoffé rapidement, afin d’arrêter le glissement de la gauche européenne vers un réalisme défaitiste qui défend la fermeture des frontières. Le traitement brutal des migrants doit être traité d’urgence. Mais il est vrai aussi qu’il ne suffit pas de répéter le slogan «pas de frontières, pas de nations» pour se débarrasser réellement des frontières ou des nations ; il faut aussi que la gauche organise une base politique pour y parvenir.
La prétendue défense de la migration par les partis libéraux n’a guère été à la hauteur de sa réputation, comme des partis respectables du centre et du centre-droit envisagent, aujourd’hui, de gouverner avec le soutien de l’extrême droite. La Suède n’est pas encore confrontée aux drames de certains pays européens. Par exemple, il est encore impensable que les Démocrates de Suède puissent participer au gouvernement. Mais en jouant avec la croissance apparente des sentiments anti-immigrants, presque tous les partis se sont fait l’écho du message essentiel de cette force d’extrême droite, à savoir que l’Etat providence sombre dans le chaos à cause des «conflits culturels».
La situation exige une gauche capable de faire avancer une ample vision d’ensemble pour relever ces défis et les utiliser comme leviers pour investir dans l’infrastructure, l’éducation et le bien-être. Cette gauche doit être considérée – et être en fait–- comme un mouvement social anti-establishment qui s’adresse aux craintes et au mécontentement des gens qui ont vu leur situation sociale se détériorer au cours des années de déclin de l’aide sociale, alors que le nombre de millionnaires du dollar en Suède a atteint des niveaux records. Si la gauche n’est pas en mesure d’expliquer les facteurs matériels à l’origine de ce processus, un bouc émissaire sera tout trouvé: les migrants et surtout chez les personnes de couleur.
La réponse à cette question n’est pas simplement d’identifier les électeurs et électrices qui sont ou ne sont pas personnellement racistes et sur cette base de le vouer à l’anathème. En tant qu’individus, ils peuvent être beaucoup de choses différentes. La question est de savoir lesquels de ces sentiments trouvent un exutoire politiquement organisé, et ce qui peut être fait pour briser cette influence. Les Suédois et Suédoise se soucient encore plus de l’égalité et du secteur public que de l’immigration, mais s’ils sentent que le centre-gauche et le centre-droit sont alignés sur les mêmes grandes questions, ils voteront en effet à partir de ladite «question migratoire» et pour le parti qui semble représenter une autre voie: les Démocrates de Suède.
En même temps, on voit aussi les bases d’une coalition potentielle entre les ouvriers et les classes moyennes de plus en plus prolétarisées. La situation est loin d’être désespérée. Des millions de Suédois sont à la recherche d’une voie politique basée sur un Etat providence fort et la défense de l’égalité. C’est ce qu’ils/elles chercheront encore, même après le résultat de dimanche 9 septembre. L’espoir pour l’avenir de la Suède est de les animer en faveur d’un projet politique progressiste.
Petter Nilsson. Article publié le 6 septembre 2018 sur le site Jacobin. Traduction A l’Encontre.
Petter Nilsson est membre du Centre d’études sociales marxistes et travaille pour le Parti de Gauche (historiquement issu du Parti communiste) à Stockholm.
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[1] Stefan Löfven, ancien dirigeant du syndicat de la métallurgie (IF Metall), est le Premier ministre du gouvernement suédois depuis 2014, conjointement aux Verts. En fait, il dirige une alliance formée par le Parti du centre (ex-Parti des paysans), les Modérés (membre du PPE européen), le Parti du Peuple-Les Libéraux (il a changé son nom – Folkpartiet – en 1990) et les Chrétiens-démocrates. Cette alliance politique – présentée en décembre 2014 comme «un succès historique» – devait assurer, dans un système institutionnel monocaméral, qu’un parti minoritaire – face à la montée de l’extrême droite: les Démocrates de Suède – puisse appliquer la politique budgétaire et éviter des élections anticipées avant 2018. Il faut rappeler que depuis 2006, les partis de droite ont formé une alliance électorale qui n’a pas abouti à former une majorité parlementaire, entre autres en 2014; les Démocrates de Suède captaient, en 2014, 13% des suffrages. (Rédaction A l’Encontre)
[2] Gösta Rehn et Rudolf Meidner, membres du Centre de recherche économique de LO, ont proposé un «modèle» de type keynésien – qu’il faut inscrire dans cette période économique – combinant une politique fiscale (impôts et budget), une hausse des salaires, une politique dite active du marché du travail (investissements publics, formation, subsides à l’emploi) et une intervention étatique. La hausse des salaires était liée à la hausse de la productivité, ce à quoi les syndicats adhéraient et même proposaient. L’objectif de contrôler les «coûts unitaires salariaux» (la part des salaires par unité produite, ce qui est l’objectif prioritaire du patronat) était au centre de ce programme. Les syndicats des entreprises de plus de 50 salarié·e·s devaient recevoir sous forme d’actions une partie des bénéfices, jusqu’à une limite maximale de 20%. Ces actions ne pouvaient être revendues et constituaient un «fonds géré» par les syndicats de facto avec les employeurs. Le patronat a sans cesse placé des limites à ce programme. C’est sur la base de cet exemple – en partie «mythique» et lié à une configuration socio-politique totalement étrangère à celle du capitalisme suisse – que le Parti socialiste suisse a développé sa propagande en 1971-1972 contre l’initiative des «rentes populaires» et en faveur du «deuxième pilier». (Réd. A l’Encontre)