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Soudan : une insurrection historique

Omar El-Béchir dirige le Soudan depuis 1989 d’une main de fer. Il est considéré comme l’auteur de crimes de guerre et de génocides par la Cour Pénale Internationale (CPI). Depuis plusieurs semaines, son autorité vacille. Le 19 décembre 2018, des milliers de manifestants se sont rassemblés dans toutes les villes du pays pour protester contre la cherté de la vie, provoquée par des mesures d’austérité récemment mises en place par le gouvernement sous l’injonction du Fond Monétaire International (FMI). Cette mobilisation sociale inédite s’est rapidement transformée en contestation politique, réclamant d’une voix unanime la démission du gouvernement. Il s’agit d’un moment de bascule et d’un possible tournant historique pour le pays. Un tournant qui aurait des conséquences incalculables dans la région… mais que les puissances régionales et internationales ne souhaitent pas. Omar El-Béchir, en effet, a su s’ériger en acteur géopolitique incontournable aux yeux de la Ligue Arabe comme de l’Union Européenne, de la Chine comme de la Russie et des Etats-Unis.

Colère sociale contre la violence aveugle de la répression

Les images venues du Soudan ces dernières semaines font état d’un climat insurrectionnel inédit dans le pays, et montrent des milliers de manifestants qui bravent une répression armée en scandant des slogans tels que « Le peuple veut la chute du régime ! ». Ce mouvement de grande ampleur est né à Atbara, une ville ouvrière du Nord-Est du Soudan, ancien bastion électoral du régime, où des manifestants se sont rassemblés pour la première fois suite à la multiplication par trois des prix du pain en une nuit. On peut noter l’originalité de l’impulsion de cette révolte, venue de régions périphériques en proie à de très importantes difficultés économiques, et non de Khartoum, la capitale. La population s’est en effet mobilisée pour des questions de survie au quotidien : la cherté de la vie est devenue étouffante, les magasins sont vides, l’État n’a pas les fonds pour importer ce qui permettrait à une population urbaine de subvenir à ses besoins, et les pénuries touchent aussi bien l’essence, le gaz, que le pain et les médicaments.

Dans ce contexte de marasme économique, descendre dans la rue est devenu l’ultime recours des Soudanais, la seule expression possible de la colère sociale qui s’est très rapidement muée en colère politique. C’est ainsi que les manifestations ont gagné en ampleur. Elles rassemblent les classes sociales pauvres, mais aussi les classes moyennes d’étudiants, d’intellectuels et de jeunes employés. Les mêmes revendications se font entendre : l’opposition à une oligarchie inique qui s’accapare les richesses et laisse le peuple aux abois.

Sans surprise, ces manifestations font face à une répression armée d’une grande fermeté de la part d’un régime qui n’est pas prêt à lâcher le pouvoir et qui ne brille pas par son exemplarité démocratique. Pour disperser les manifestations, les forces de l’ordre ont eu recours à des gaz lacrymogènes, mais ont aussi tiré en l’air et sont équipés de munitions. « Les forces armées ont l’ordre de tirer à vue sur les manifestants désarmés. Ils sont poitrines nues face aux fusils » explique Marc Lavergne, politologue spécialiste du Soudan. Ainsi, Amnesty International décompte 37 morts abattus par les forces de sécurité depuis le début des manifestations et dénonce l’usage inapproprié des armes par les forces policières devant des manifestants pacifiques, tout en s’inquiétant d’un tel déploiement de la police, de l’armée, mais aussi de milices. Aux dernières estimations, on compterait 1 millier de blessés, et près de 2 milliers d’arrestations, bien loin des chiffres officiels du gouvernement. Face à cette euphémisation des faits, Mohamed Al-Asbat, l’un des porte-paroles de l’APS (Association des professionnels du Soudan) tire la sonnette d’alarme : « Les personnes arrêtées subissent la torture. Certaines sont libérées après quelques heures, mais dans des lieux éloignés des rassemblements de manifestants. D’autres sont gardés dans les centres de détention de services sécuritaires, surtout ceux qui sont membres de l’Association des professionnels, comme les médecins, les journalistes, les architectes, les professeurs, les avocats et les juges. Les femmes sont particulièrement humiliées ». Ainsi, dimanche 6 janvier, 17 professeurs de l’université de Khartoum ont été arrêtés et torturés pendant sept heures avant d’être libérés, partageant le sort de six journalistes. La communauté internationale n’a pas encore jugé nécessaire de sanctionner ces exactions, tandis que la Grande-Bretagne, la Norvège, les États-Unis et le Canada se sont dits « consternés par l’usage de balles réelles contre les manifestants », tout en réclamant à Khartoum une enquête indépendante et transparente sur la question. Pourtant, malgré les dangers qu’impliquent le fait d’aller manifester au Soudan, les rassemblements ne désemplissent pas. Cela n’était jamais advenu avec une telle ampleur, car les trente années de dictature avaient vu la mise en œuvre d’une répression constante et d’un appareil de sécurité extrêmement puissant afin de contrôler l’opinion publique et de museler les partis de l’opposition. À quoi est dû ce réveil de la population soudanaise ?

Printemps arabe ou Gilets jaunes soudanais ?

Si la colère et la révolte ont explosé le 19 décembre, celle-ci est en réalité en maturation depuis de nombreuses années. Tout d’abord, le Soudan est un pays encore profondément traumatisé par les guerres violentes et meurtrières des deux dernières décennies, avec la guerre du Darfour au début des années 2000, puis la guerre civile au Sud Soudan qui a abouti à l’indépendance de ce pays en 2011, et enfin des guerres qui se poursuivent encore aujourd’hui dans la province du Sud-Kordofan et la région du Nil Bleu pour le contrôle de l’Abiyé. C’est donc un pays qui n’est pas pacifié, et dans lequel la violence est un mode de fonctionnement de l’État et de domination de la population.

La scission du Sud Soudan a aussi engendré une crise économique sans pareil, avec la perte des trois-quart des puits de pétrole et de la zone la plus riche en ressources aurifères. Il faut ajouter à cela l’inflation galopante qui atteint un taux de 70 % (l’un des plus élevés du monde), l’effondrement de la monnaie, la hausse des prix, les pénuries, le taux d’endettement exorbitant… Le Soudan a ainsi été mis sous tutelle par le FMI, qui a préconisé des mesures d’austérité pour maitriser l’endettement, mesures aussi inefficaces qu’insupportables pour la population, et qui ont causé une hausse fulgurante du prix du pain. Enfin, il suffit de s’intéresser à la répartition du budget de l’État soudanais pour comprendre les causes de la colère sociale : 80 % du budget est consacré à la guerre et aux services de sécurité, quand l’éducation et la santé en rassemblent seulement 5 %, le tout dans un pays mono-exportateur très affecté par les chutes du prix du pétrole. Pour Hafiz Mohammad, directeur de Justice Afrique et économiste, les problèmes économiques ne font que traduire la faillite du régime oligarchique dans l’administration et la redistribution des richesses, ce qui a engendré une fracture sociale sans retour.

Ces manifestations d’ampleur nationale liées aux difficultés économiques, qui s’insurgent contre la monopolisation du pouvoir et l’injustice sociale, ne sauraient que trop rappeler les Printemps arabes de 2011. On reconnaît les mêmes formules. L’appel à la démission évoque le fameux « Dégage » proféré en Tunisie contre Ben Ali, tandis qu’ici encore ce sont les jeunes qui mènent le mouvement. Au Soudan, 40 % de la population est âgée de moins de 15 ans. Cette jeunesse n’a connu que cet appareil militaro-islamiste au pouvoir. Les Printemps arabes avaient déjà donné lieu en 2013 à des manifestations très importantes, où la répression avait été faite dans le sang avec près de 300 morts. Pourtant, cette fois, les violences ne semblent pas être en mesure de faire avorter les protestations.

Par-delà une énième réplique des Printemps arabes, ces manifestations nous rappellent aussi de façon flagrante le mouvement des gilets jaunes. En effet, les partis d’opposition sont demeurés totalement hors jeu et le mouvement a été mené principalement par des personnes apartisanes. Ainsi, comme le décrit Marc Lavergne : « C’est un mouvement qui ressemble plus aux gilets jaunes qu’aux printemps arabes, dans la mesure où il n’y a pas de leader, où il n’y a pas d’organisation derrière. Les partis politiques sont complètement démonétisés, donc on ne voit pas comment les choses pouvaient évoluer autrement que par un soulèvement populaire ». Les institutions ont commencé à organiser le mouvement seulement au bout d’une semaine, et l’on assiste désormais à une double lutte. D’un côté, au niveau des quartiers, des petites villes, des manifestations sont menées par des groupes de jeunes qui construisent des barrages de pneu. De l’autre, des appels unitaires à manifester deux ou trois fois par semaine sont lancés par l’Association des professionnels, bientôt rejoints par les partis politiques de l’opposition. Ces dernières se déroulent dans les centres des grandes villes à des endroits stratégiques. Ainsi, pour la première fois, les Soudanais sentent qu’ils ont du pouvoir et qu’ils mènent réellement le destin de leur pays.

Cette révolte populaire, même si on peut la comparer à des mouvements sociaux antérieurs, a aussi sa teneur propre. Il s’agit en effet de faire tomber un dictateur inculpé par la Cour pénale internationale pour les atrocités commises pendant la guerre civile du Darfour en 2009 et pour génocide depuis 2010. Cette menace ne semble pas beaucoup peser sur El-Béchir, qui continue à voyager en Chine, en Jordanie, en Russie, en Syrie, au Qatar, ainsi qu’à assister à des sommets comme ceux de l’Union africaine (UA) ou celui de La Valette organisé par l’Union Européenne en 2015.

Le jeu cynique de la communauté internationale

En effet, en trente ans de pouvoir, Omar El-Béchir semble avoir parfaitement assuré la position stratégique du Soudan sur l’échiquier national et international. Il est devenu une sorte de pivot dans la région, soutenu par les puissances islamistes telles que l’AKP en Turquie, le Qatar, l’Iran ou encore l’Arabie Saoudite. Il crée en parallèle un jeu d’équilibre avec les puissances occidentales. D’un côté, il s’est rendu fréquentable aux yeux des États-Unis, qui ont retiré le Soudan de la liste des États qui soutiennent le terrorisme et levé l’embargo économique qui frappait le pays sous le mandat de Barack Obama. De l’autre côté, il s’assure le silence des pays européens, notamment de la France qui souhaite conserver ses intérêts au Tchad et en Centre-Afrique, mais qui craint aussi que l’instabilité au Soudan n’entraîne une nouvelle vague de migrations. En effet, en novembre 2015 l’Union Européenne et l’Union Africaine ont signé un accord à La Valette qui a vu la mise en place d’un plan d’action en matière de migrations et de mobilités. Ce plan prévoyait une coopération entre les institutions africaines et européennes pour lutter contre les migrations irrégulières et le trafic de migrants. Ici encore, El-Béchir a su se présenter comme un interlocuteur incontournable aux yeux de l’Europe, qui lui a donné carte blanche pour réguler les mouvements migratoires dans son pays.

L’hypocrisie européenne n’a aucune limite, et prouve encore une fois que l’Union européenne et ses pays membres préfèrent une dictature autoritaire qui maintient l’ordre à l’émancipation des populations lorsqu’elle dérange ses intérêts. Les relations internationales du Soudan semblent finalement déterminées par sa capacité à complaire à ses voisins et l’Occident. Ainsi, comme l’a rappelé le président Abdel Fattah al-Sissi à un proche conseiller du président soudanais reçu au Caire : « L’Égypte soutient totalement la sécurité et la stabilité du Soudan, qui sont fondamentales pour sa sécurité nationale ». De même, le Qatar et l’Arabie Saoudite sont opposés à l’idée d’une d’insurrection réussie au Soudan, de peur d’être les prochains sur la liste. La question du terrorisme plane aussi comme une menace sur la communauté internationale. Ainsi, comme l’analyse Amal el-Taweel, experte du Centre Al-Ahram du Caire : « Les puissances internationales et régionales ne laisseront pas le Soudan s’écrouler », car elles craignent également qu’« un nouveau bastion d’extrémistes » y voit le jour en raison de l’instabilité. Le régime avait notamment accueilli Oussama Ben Laden dans les années 1990 et financé le terrorisme au Sahel et en Somalie. Pour le volet économique, la Chine et la Russie ont investi des milliards de dollars au Soudan ces dernières décennies, que ce soit dans l’exploitation du pétrole ou la fabrication d’armes. Comme les pays occidentaux, ils n’ont aucun intérêt à ce que le régime s’effondre et plonge le pays dans l’incertitude.

Au début du mois de décembre, le dirigeant avait aussi rendu visite à Bachar Al-Assad, à l’occasion d’une rencontre arrangée par la Russie. Il avait ainsi envoyé un signal fort en renouant avec le régime de Damas.

Omar El-Béchir, comme son homologue syrien, se cramponne fermement au pouvoir. Il a annoncé des reformes pour résoudre la crise économique et qualifié les manifestants de « traîtres » et de « mécréants ». Il conserve une partie du soutien de la population, qui s’est rassemblée le 9 janvier en sa faveur, mais aussi des forces paramilitaires. Néanmoins, au sein de son parti, des compétitions et des ambitions commencent à poindre et certains cadres s’imaginent déjà en successeur d’El-Béchir pour sauver ce qui peut l’être de ce régime. Cela pose la question de la transition et des conditions de possibilité d’une nouvelle ère politique.

L’avenir politique et social du Soudan

Si ce régime vient à être remplacé, le pays fera un véritable saut dans l’inconnu car il n’existe pas de parti d’opposition assez structuré pour prendre sa relève afin de permettre la stabilisation et la pacification des régions périphériques, tout en assurant des conditions de vie dignes aux citoyens. Tout dépend désormais de la façon dont le rapport des forces évoluera dans la rue et des futures décisions des partis politiques. Mais compte tenu des intérêts régionaux et internationaux qui compliquent la situation de crise, on ne peut assurer que le régime El-Béchir tombera. Pourtant, comme l’assure la géopolitologue Magdi El Gizouli : « Une telle situation offre un climat parfait pour un putsch. Même si Béchir n’est pas tout de suite remplacé, une chose est sure : son ère touche à sa fin ».

Les Soudanais réclament qu’El-Béchir soit jugé au Soudan, ouvrant ainsi une porte de sortie à la crise actuelle. Le jeu des alliances dans le pays, notamment celle des partis d’opposition et un possible retournement de l’armée pourraient aussi faire basculer la situation. La mobilisation en cours a provoqué des vagues de solidarité bien au-delà du Soudan, comme en témoignent les appels à rassemblement dans des villes européennes qui comptent une importante diaspora soudanaise. Tous réclament la démission d’Omar El-Béchir, qui a quant à lui déjà annoncé être candidat aux élections de 2020, après trente ans de pouvoir sans partage.

Noémie Cadeau. Publié sur le site Le Vent Se Lève.