Le génocide perpétré au Rwanda est brièvement revenu dans l’actualité française au printemps 2021 lors de la sortie du rapport Duclert et la visite d’Emmanuel Macron à Kigali. Ce fut à nouveau le cas il y a quelques jours, lorsque la justice a ordonné un non-lieu général dans l’affaire des massacres de Biserero. Dans les deux cas, la question posée est celle des responsabilités françaises.
Rappelons d’abord les faits. Le génocide se déroula entre le 7 avril et le 4 juillet 1994. Il s’agit de l’un des pires crimes commis au 20e siècle qui en connut pourtant un grand nombre. En cent jours, un million de Tutsi, dont 54 % de femmes et enfants, en particulier parmi les plus jeunes d’entre eux, furent massacrés. Les milices Interahamwe suivirent consciencieusement le plan minutieux conçu par les extrémistes promoteurs du « Hutu Power », parvenus au pouvoir après l’attentat qui coûta la vie au président Juvénal Habyarimana.
Sans la victoire militaire du Front patriotique rwandais (FPR), dont est issu l’actuel président Paul Kagamé, le génocide en cours serait sans doute allé à son terme. On a bien lu. Sans la victoire militaire du FPR, et non l’intervention d’une communauté internationale qui abandonna les Tutsi à leur sort.
Les remises en cause du rôle joué par la France ne sont pas nouvelles, certaines ont précédé le déclenchement des massacres. Il y eut pourtant une difficulté durable à reconnaître les responsabilités particulières de l’Etat français, notamment à gauche.
Au début des années 2000, l’écrivain Jean Hatzfeld a publié des livres sur les auteurs du génocide, puis sur les survivant.es, qui ont ouvert les yeux de ses lectrices et lecteurs. En 2014, les commémorations à l’occasion du 20e anniversaire ont été une nouvelle occasion d’évoquer la mémoire des crimes commis. Ajoutons qu’en novembre 2021, la ville de Paris a décidé de baptiser une place du 18e arrondissement du nom d’un des héros rwandais de la résistance au génocide, Aminadabu Birara.
En 2021, deux rapports consécutifs ont été publiés, dont le plus cité en France fut celui de la Commission Duclert, paru le 26 mars. Même s’il s’arrête en chemin et ne tire pas toutes les conséquences nécessaires, celui-ci a constitué un choc en reconnaissant les « responsabilités lourdes et accablantes » de la France dans le génocide des Tutsi rwandais. Emmanuel Macron s’est inscrit dans ce sillage lors de sa visite à Kigali en mai 2021.
Plusieurs militaires ayant tenté de s’opposer à la politique française entre 1990 et 1994, et écartés pour cette raison, se sont exprimés, ainsi qu’Alain Juppé et Nicolas Sarkozy, tous reconnaissant les responsabilités françaises. Mais le silence à gauche est demeuré assourdissant … si l’on excepte ceux qui, figurant parmi les gardiens du temple de François Mitterrand, directement impliqué, sont intervenus sur une ligne négationniste.
Il existe aujourd’hui un consensus académique sur le sujet, encore enrichi et renforcé par la Commission Duclert. Il ne fait plus aucun doute que, pour reprendre les termes du rapport rwandais, publié le 19 avril 2021, « l’Etat français a rendu possible un génocide prévisible ».
Il a mené une politique basée sur une vision coloniale et raciste du Rwanda, déterminée d’abord et avant tout par la volonté de garder le pays dans la sphère d’influence française.
Au début des années 1990, il a armé et entrainé les forces militaires (et sans doute paramilitaires) destinées à jouer un rôle de premier plan dans les massacres, allant jusqu’à permettre la prise en main officieuse du commandement de l’armée rwandaise (FAR) par des officiers français en 1993. Il a refusé de prendre en compte des renseignements dont il disposait et qui avertissaient de la préparation, au sein des structures politique et militaire rwandaises, d’une extermination de type génocidaire. Le 27 avril 1994, ont été reçus, au plus haut niveau de l’Etat, le ministre des Affaires Etrangères du gouvernement rwandais et un extrémiste notoire, fondateur d’un parti raciste appelant au meurtre, alors qu’à cette date il est permis d’estimer à plusieurs centaines de milliers le nombre de victimes déjà exécutées. L’Etat français a évité toute arrestation des responsables des massacres lors de leur fuite vers le Zaïre (actuelle RDC), et même facilité leur passage de la frontière à la mi-juillet 1994, sur intervention de la présidence de la République et d’Hubert Védrine lui-même, alors secrétaire général de l’Elysée. Les forces génocidaires purent ainsi reconstituer au sein des camps zaïrois une structure politico-militaire en exil déterminée à revenir sur la défaite de juillet 1994.
Un épisode du génocide a récemment resurgi. Il s’agit de la résistance puis des massacres perpétrés contre elles dans les collines de Biserero, près de Kibuye, entre le 7 avril et le 30 juin 1994. Des Tutsi s’y sont réfugiés et y ont organisé à la fois leur survie et leur résistance. Entre 50 et 60 000 y ont été massacrés, pour moitié les 13 et 14 mai, lorsque, face à cette résistance, les autorités nationale et préfectorale ont organisé l’arrivée de renforts et la mobilisation de la population locale. Au mois de juin, quand l’arrivée des militaires français de l’opération Turquoise est annoncée, des consignes sont données pour éliminer les derniers survivants. Il en restait pourtant encore quelques centaines, ce dont les militaires français sont informés le 26 juin. Mais ils n’organisent une opération de sauvetage que le 30. C’est sur ce délai mortel que portait le travail des magistrats saisis par les associations Survie, Ibuka, FIDH et six rescapés de Bisesero, accusant la mission militaro-humanitaire française Turquoise et la France de “complicité de génocide”. La justice française vient cependant de rendre un non-lieu général dans cette affaire, le 7 septembre dernier, permettant aux avocats de la défense d’exonérer l’armée et l’Etat français de toute responsabilité, leur attribuant un comportement irréprochable. Cela fait l’effet d’un net retour en arrière, après les rapports de 2021 et les déclarations de Macron. Pourtant, les faits sont suffisamment documentés pour conclure au minimum à de graves défaillances dans la chaîne de renseignement et de commandement. Les courriers adressés par certains responsables militaires de haut rang aux autorités françaises sont marqués par la conviction que le gouvernement rwandais génocidaire demeure un allié, que l’ennemi est constitué par les Tutsi du FPR qui ont infiltré les collines de Biserero, et que ceux-ci sont le bras armé de l’impérialisme anglo-saxon auquel il faut à tout prix résister. Rappelons enfin que tous ces éléments, articulés à une vision raciste d’une Afrique rongée par des guerres tribales, constituaient le socle de la compréhension de François Mitterrand, pour lequel, selon des propos rapportés par un journaliste, « un génocide, dans ces pays là, c’est pas trop important ».
Le travail de recherche et d’établissement de la vérité historique doit encore se poursuivre. Il y a notamment un enjeu important s’agissant des viols, qui ont constitué une pratique massive durant le génocide. Les historien.nes considèrent que 200 000 viols ont été commis, avec transmission volontaire du VIH dans 67% des cas. C’est un crime de guerre courant mais souvent négligé, et cette invisibilité constitue évidemment un enjeu essentiel pour les féministes. A cela il faut ajouter que des viols ont également été commis par des militaires français, avant et après le génocide, y compris dans la Zone humanitaire prétendument sûre établie en juillet 1994. Cette question plus générale des pratiques de l’armée française mérite de sortir de l’ombre où elle est encore maintenue.
Sur ce sujet, la gauche doit sortir du silence et prendre sa part dans ce processus. Comment, sinon, être audible pour dénoncer les crimes de masse présents et à venir ?
Ingrid Hayes