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G.B. : pourquoi les socialistes combattent la monarchie

Quiconque pense que, pour les socialistes (1), la monarchie est aujourd’hui une question secondaire ou périphérique devrait écouter, parler et regarder les gens autour de lui ou sur les médias pendant la semaine qui vient. Oui, c’est vrai : les médias amplifient et manipulent les réactions populaires. Mais ces réactions existent bien et elles sont particulièrement fortes au sein de la classe ouvrière. Alors que, hier soir, je rentrais à pied du cinéma, une jeune automobiliste noire a arrêté sa voiture au milieu de la rue pour nous annoncer le décès de la Reine.

Aujourd’hui, j’écoute la radio et l’émission « L’heure des femmes » est en train de récupérer la Reine en tant que modèle ou icône féministe. Juste avant, les présentateurs des différents pays du Commonwealth avaient vanté ses multiples qualités multiculturelles. En signe de respect, les syndicats RMT et CWU (2) ont suspendu leurs appels nationaux à la grève. La réaction largement négative vis-à-vis de la nouvelle taxe sur l’énergie annoncée par Truss (3) – qui a donné 150 milliards de livres sterlings  aux sociétés de combustibles fossiles – a été complètement occultée par la couverture médiatique du décès royal. Le Conseil du travail de Wigan a même annulé le festival local des Bêcheux (4) qui commémore les valeurs républicaines. Les patrons et la classe dominante peuvent à nouveau lever leurs verres aux bénéfices de l’idéologie monarchiste pour la défense de leurs intérêts.

Pratiquement tous les Etats reproduisent une idéologie d’unité nationale qui s’incarne à travers les chefs d’Etat, sensés se situer au-dessus des intérêts politiques partisans et devenir le Père ou la Mère de la Nation. De toute façon, en règle générale, ils sont élus et quelques fois leur rôle est défini par une Constitution écrite, plus ou moins démocratique. Par exemple, Matterella, le Président italien, dispose d’un soutien populaire important, mais il est élu par les députés et son rôle est limité, au moins formellement, par une des constitutions bourgeoises les plus progressistes adoptée après la chute du fascisme.

D’un autre côté, ici au Royaume-Uni, on a un vestige de la féodalité : la tête de l’Etat est toujours déterminée par la naissance. Le monarque est assis sur une énorme fortune personnelle prélevée sur ses sujets au cours des siècles et complétée par une grosse subvention publique (la « liste civile »). La continuité de la Monarchie est sa plus grande force ; cela rend plus difficile pour les gens d’imaginer une rupture significative avec le système politique. Alors même que certains de ses membres comme le Roi Edouard VIII avaient passé des accords avec les fascistes, globalement ce dernier n’a pas collaboré contrairement aux autres familles royales européennes. Ceci a autorisé la monarchie britannique à faire étalage de ses valeurs constitutionnelles et démocratiques.

Ce qui est frappant dans la manière dont aussi bien les médias que les gens ordinaires parlent de la Reine est la façon dont la famille royale est considérée comme faisant partie de leur propre famille. Les gens se remémorent leurs propres vies en référence aux évènements royaux. La Reine est considérée comme la Mère, la Matriarche, un modèle et une figure parallèle à nos propres mères. Dans la mesure où nous vivons tous au sein d’une espèce de famille, ce lien travaille efficacement en faveur de l’idéologie dominante.

Alors que la famille royale est considérée à l’instar des célébrités avec, en plus, la magie d’une célébrité royale d’origine divine, elle est également de plus en plus perçue comme étant semblable à nos propres familles. Ainsi, les hauts et les bas dans les relations humaines, les divorces et même pire les rendent humains, semblables à nous. Dans le cadre de leur couverture extensive des célébrités du sport et des variétés, les médias ont positionné le spectacle constitué par la famille royale dans le créneau du haut de gamme.

Le rôle clé de la monarchie dans la reproduction de l’unité nationale n’est jamais aussi grand qu’en ce qui concerne sa fonction militaire. Le monarque est le chef des forces armées. Des uniformes militaires servent d’ornements aux membres de la famille royale en certaines occasions officielles ; ses enfants sont obligés de faire leur service militaire. Toutes les âneries sur le fait que la Reine se situe au-dessus de la politique s’évanouissent dès qu’il est question de sa présence physique lors des interventions impérialistes de l’Etat britannique, de l’Irlande à Irak en passant par l’Afghanistan. Le monarque aide à maintenir la glue de l’union avec l’Ecosse, le Pays de Galles et les Six Comtés (5). On peut donc comprendre pourquoi le Parti national Ecossais (SNP) est très prudent quant à l’adoption de tout slogan proposant d’abolir la monarchie.

Comment, sur le plan formel, les socialistes doivent-ils réagir au décès de la Reine ? Cela n’aurait pas été une bonne idée d’organiser hier une grande fête pour célébrer la disparition du monarque. On peut tout à fait reconnaître que, pour toute famille (y compris la famille royale), la perte d’une mère ou d’une grand-mère est un moment de tristesse. C’est le ton adopté par Jeremy Corbyn dans son communiqué, où il reconnaît également l’existence d’une dimension de « service public » dans la vie de la Reine. On peut comparer cela à la déclaration de l’un de ses chevaliers, Sir Keir Stamer, chef du Parti travailliste. Son éloge ne se distingue en rien du consensus mis en avant par les Conservateurs et la BBC.

« Notre plus grande monarque de tous les temps, celle qui a servi le plus longtemps. Au-dessus des querelles politiques, elle s’est dressée non pour ce qui divisait mais pour ce qui unissait. En temps de crise, elle nous a rassuré. Elle nous a rappelé que nous faisons partie de quelque chose qui traverse les siècles. Un symbole du meilleur de nous-mêmes. A chaque fois que j’ai eu le privilège de rencontrer feu la Reine, elle m’a posé les questions les plus pointues parce qu’elle voulait réellement comprendre la vie et les luttes de son peuple. Et comme autour d’elle la Grande-Bretagne changeait rapidement, elle est devenue le point fixe d’un monde en mouvement ».

Historiquement le Parti travailliste a toujours discouru sur l’aide à apporter à la classe ouvrière pour faire advenir une société plus progressiste et plus juste. Mais c’était toujours basé sur l’idée que l’on pouvait atteindre une telle société grâce à une majorité parlementaire et à la mise en œuvre de réformes. Cela peut inclure des mobilisations mais en aucun cas des actions de luttes de classes ou des critiques d’un Etat qui défend les intérêts capitalistes. Ainsi, le progrès est vu comme participant de l’intérêt national ; les hommes d’affaires peuvent être convaincus d’agir d’une manière qui aide les gens et il n’y a pas de véritable ennemi de classe. L’Etat actuel peut être occupé et utilisé pour instaurer le socialisme. Par conséquent, le Parti travailliste a toujours été pour la monarchie, même si quelques députés ont argumenté en faveur de la république.

L’alternative travailliste à l’impôt proposé par Truss refuse la propriété publique des entreprises du secteur de l’énergie mais, au moins, elle inclut la taxation de ces entreprises et Starmer a été efficace à la Chambre des Communes lorsqu’il a démoli les projets des Conservateurs. Cependant, combien de temps va-t-il attendre, « par respect pour la Reine », pour manifester son opposition à l’incapacité de Truss à imposer (les grandes entreprises) et à l’inaction générale des Conservateurs vis-à-vis de la crise du coût de la vie ?

Beaucoup de choses ont été dites sur la manière dont la Reine a tenu son rôle public jusqu’à la fin. Certes, quand on pense à l’éthique et au bilan de Boris Johnson, il n’est pas difficile de donner une meilleure image ! Mais nous devrions prendre du recul. La Reine avait une armée de conseillers et une grande partie de son rôle de « service public » consiste à visiter des endroits, à recevoir des visiteurs étrangers et à inaugurer des lieux. Si vous offriez ce job aux millions de gens qui, aujourd’hui, sont aliénés par leur travail, ils vous baiseraient les mains pour ce cadeau.

On ne peut que rigoler lorsque les commentateurs rapportent qu’elle hésitait à devenir reine, mais que c’était son destin et qu’elle l’a assumé. C’est exactement ainsi que fonctionne la monarchie : vous n’êtes pas élu, c’est juste une question du  sang qui coule dans vos veines.

Il y a dix ans, ma mère a été déplacée depuis l’hôpital jusqu’à une maison de santé temporaire alors que la famille cherchait une place permanente. Je lui ai rendu visite et je n’ai pas pu croire la médiocrité des conditions de vie. Cela sentait l’urine ; les installations étaient médiocres et les patients n’étaient absolument pas stimulés. Nous nous sommes débrouillés pour trouver quelque chose de mieux ailleurs, mais il doit y avoir des centaines de milliers de gens âgés qui décèdent prématurément dans d’aussi horribles conditions. Chacun devrait pouvoir bénéficier du système de soins et de soutien « cinq étoiles » dont a bénéficié la Reine. Nous devrions tous être capables de faire des choses utiles et intéressantes jusqu’à l’âge de 96 ans.

Je suis persuadé que si des socialistes essaient de soulever gentiment ce genre de questions dans leur famille, avec leurs amis ou leurs collègues de travail, ils seront accusés de tout politiser. Prétendre que quelque chose n’est pas politique est le moyen par lequel la droite cherche à masquer la réalité, à savoir que beaucoup de choses ont une dimension politique.

Un autre point dont il faut se souvenir est que le monarque a bien un rôle constitutionnel important lors de la formation et la dissolution des gouvernements et en tant que chef des armées. En temps normal, ce n’est pas sujet à controverse et l’avis du gouvernement élu est mis en œuvre. Mais en cas de crise, lorsque les intérêts des capitaliste ou de l’Etat sont menacés, ce rôle peut devenir crucial. On a déjà vu ça dans les années 60 lorsqu’il y a eu des tentatives contre le gouvernement Wilson : cela a été discuté – et rejeté – par la Reine. Dans une crise plus profonde, cette répugnance royale (à intervenir directement en politique) pourrait ne pas être aussi puissante. Pour la classe dominante, cela pourrait être vu comme un atout… mais une seule fois car si cela ne marche pas, c’est la fin de la monarchie.

Cela me semble avisé de conclure par quelques mots avisés de James Connolly (6), un révolutionnaire irlandais. Une référence pour Mick Lynch (7) qui dirige aujourd’hui la lutte des travailleurs du secteur des Transports (RMT)…

Qu’est-ce la monarchie ? D’où tire-t-elle sa légitimité ? Quelle a été sa contribution à l’Humanité ? La Monarchie est une survivance de la tyrannie imposée par la poigne de cupidité et de la trahison sur la race humaine lors des périodes les plus sombres et les plus obscurantistes de notre histoire. Sa seule justification est l’épée des maraudeurs et l’impuissance des producteurs ; ses apports à l’humanité sont inconnus, pour autant que l’on puisse les mesurer à l’aune des exemples pernicieux d’inégalités triomphantes et éhontées.

Toutes les classes de la société ont participé d’une manière ou d’une autre au progrès de la race humaine. Mais aucun représentant de la monarchie n’a jamais contribué à l’amélioration morale, intellectuelle ou matérielle de l’humanité, ni dans le domaine scientifique, ni dans le domaine artistique, ni dans le domaine littéraire, ni dans celui de l’exploration de la planète,  des inventions mécaniques ou de l’humanisation des lois, ni dans aucune autre sphère de l’activité humaine. Au contraire, la famille royale s’est opposée à toute avancée, a combattu toutes les réformes, a persécuté tous les patriotes et intrigué contre toutes les causes estimables. Elle a diffamé tout ami du peuple et s’est liée d’amitié avec tous les oppresseurs. Louée par des clercs égarés, elle s’est rendue célèbre à travers l’histoire par la nature révoltante de ses crimes. Meurtre, trahison, adultère, inceste, vol, parjure : chacun de ces crimes possibles a été commis par l’un ou l’autre des membres de cette race royale dont le roi George est fier d’être le descendant.

Dave Kellaway. Article publié par le site Anti Capitalist Resistance. Traduction et notes : François Coustal

Notes :

(1) En anglais, le terme « socialist » a une signification plus affirmée qu’en français : il désigne les « partisans du socialisme ».

(2) Le syndicat RMT (National Union of Rail, Maritime and Transport Workers) syndique les travailleurs et les travailleuses du secteur des transports, le syndicat CWU (Communication Workers Union) celles et ceux des secteurs de la communication (Poste, Télécommunications, Services Financiers, Travailleurs de la technologie). Ils ont partie des fédérations syndicales les plus en pointe dans les mouvements actuels de grève contre le coût de la vie.

(3) Liz Truss est la nouvelle Première Ministre britannique. Elle a été élue par les adhérents du Parti Conservateur pour remplacer Boris Johnson. Elle incarne une orientation extrêmement agressive vis-à-vis des syndicats.

(4) Comme les Niveleurs, les Diggers (Bêcheux, ou encore Piocheurs) sont un courant politico-religieux apparu lors de la Première révolution anglaise et se réclamant d’une sorte de « communisme chrétien ».

(5) Les « Six Comtés » sont les six entités administratives constituant l’Irlande du Nord ou Ulster, toujours partie prenante du «Royaume-Uni ».

(6) James Connolly (1868-1916) est un révolutionnaire irlandais, syndicaliste et partisan de l’indépendance irlandaise. Il a été fusillé à l’issue de l’insurrection de Pâques 1916.

(7) Michael Lynch est le secrétaire général du syndicat RMT. Il incarne aujourd’hui le renouveau du syndicalisme britannique combatif.