La France connaît un mouvement social d’une ampleur considérable tant par sa massivité que par sa durée, le plus important depuis celui de décembre 1995. Pourtant, ce mouvement n’a pas, pour l’instant, réussi à faire fléchir le pouvoir. Cela n’est d’ailleurs pas la première fois.
Si l’on prend comme point de départ la décennie des années 1990, un fort mouvement de la jeunesse en 1994 avait certes forcé le Premier ministre de l’époque, Édouard Balladur, à reculer sur son projet de contrat d’insertion professionnelle (CIP) et le mouvement de décembre 1995 en France contre le plan Juppé sur la Sécurité sociale s’était soldé par une demi-victoire. Depuis, à l’exception de 2006 contre le Contrat de première embauche (CPE), et d’une mobilisation atypique, celle des gilets jaunes en 2019, toutes les luttes contre un projet gouvernemental se sont soldées par des échecs, que ce soit contre les réformes des retraites – particulièrement celles de 2003 et de 2010 – ou contre la loi Travail en 2016.
Ces luttes ont vu pourtant un degré de massivité extrêmement fort avec un mouvement qui a irrigué tout le tissu social mais, surtout, qui gagnait aussi en profondeur. En effet, plus les villes étaient petites et plus, proportionnellement, les manifestations étaient importantes. Dans ces conditions, l’impossibilité du mouvement social à acquérir par sa dynamique propre une victoire interroge d’abord sur la stratégie à employer face à un pouvoir qui ne veut rien lâcher, ensuite sur le rapport du mouvement social au politique dans la perspective d’une alternative politique.
De l’unité syndicale et de ses limites
Le mouvement de 2023 a été marqué par une unité syndicale sans faille qui a été un moteur majeur de l’isolement du gouvernement et du caractère massif de la mobilisation ayant permis de mettre des millions de personnes dans la rue. Il en avait été de même, à une échelle un peu moins importante, en 2010 où une intersyndicale, avec la CFDT, avait piloté la mobilisation. Cependant, en 2010, le degré d’affrontement porté par l’intersyndicale était moindre qu’en 2023. Ainsi en 2010, la majorité de l’intersyndicale avait refusé le mot d’ordre de retrait de la réforme, partageait l’idée qu’un affrontement avec le gouvernement pouvait être évité et n’avait jamais appelé à « mettre le pays à l’arrêt ». En 2023, au contraire, le mot d’ordre de retrait a été dès le départ celui de l’intersyndicale qui savait, toutes composantes réunies, qu’elle était engagée dans un bras de fer avec le pouvoir.
Le caractère répétitif des « journées de grèves et de manifestations » a permis de faire la démonstration de la capacité de mobilisation de l’intersyndicale, ce qui était le préalable pour asseoir la légitimité du refus de la réforme. Cela n’a pas suffit à faire céder le gouvernement. D’où l’appel « à mettre le pays à l’arrêt » le 7 mars, qui a marqué la volonté de franchir un pas supplémentaire dans l’affrontement. Mais évidemment, un tel appel comportait un risque, celui de ne pas être suivi d’effet. De ce point de vue, il faut bien dire que le bilan du 7 mars a été en demi-teinte : les manifestations ont été très massives – les plus massives depuis le début du mouvement d’après même le comptage policier – mais le blocage du pays a été limité.
La mise à l’arrêt n’a été que partielle même si des secteurs significatifs ont été en grève et l’ont reconduite quelques jours par la suite. La journée du 7 mars n’a donc pas permis de franchir le saut qualitatif nécessaire dans la construction du rapport de force avec le pouvoir. Pire, elle a montré que l’intersyndicale était incapable de bloquer le pays, même un seul jour. Or, à la suite du 7 mars, l’intersyndicale n’a pu que reproduire une suite de journées de mobilisation plus ou moins massives suivant le moment, alors même qu’il était de plus en plus évident que le pouvoir ne lâcherait rien et avait pour objectif d’infliger une défaite en rase campagne au mouvement social.
Le mythe de la grève générale reconductible
Que ce soit en 2010, en 2016 contre la loi Travail ou en 2023, il y a eu des grèves reconductibles dans certains secteurs, beaucoup plus d’ailleurs en 2010 qu’en 2023. Elles ont eu lieu dans des entreprises se caractérisant par une présence syndicale forte. Mais les secteurs en grève reconductible n’ont pas été rejoints par les autres salariés. Il n’y a eu aucune extension de la grève reconductible. Les grèves ne se sont donc pas généralisées alors même que le pouvoir campait sur ses positions, jouait sur le pourrissement du mouvement et que les journées à répétition de l’intersyndicale montraient leurs limites. De plus, les enquêtes d’opinion indiquent que si une très large majorité était opposée au projet du gouvernement et soutenait les mobilisations, une large majorité pensait aussi dans le même temps que la réforme serait appliquée. Ce paradoxe explique peut-être que les salariés, ne croyant pas à la possibilité d’un succès, ne se sont pas lancés dans une grève qui leur paraissait inutile et coûteuse. La hauteur des enjeux a pu être un frein.
Une grève générale reconductible se déploie par capillarité à partir des secteurs les plus mobilisés qui décident localement de se lancer. Les militants syndicaux peuvent la proposer. Les organisations syndicales au niveau national peuvent relayer le mouvement de manière à l’amplifier. Mais elles n’en sont pas à l’origine.
Dans cette situation, une série de critiques ont été faites à l’intersyndicale. Elle aurait été coupable de ne pas avoir lancé « d’appel clair et net à une grève générale reconductible » et, pire, de n’avoir ni préparé ni construit en amont une telle possibilité. Or, toute l’expérience historique en France montre justement qu’une grève générale reconductible n’est pas le fruit d’un long travail de maturation. Que ce soit juin 1936 ou mai 1968, non seulement aucune organisation n’avait anticipé ces mouvements, mais aucune n’a appelé à la grève générale reconductible. Les conditions de déclenchement d’un tel mouvement sont en fait assez mystérieuses. On peut simplement après coup l’expliquer ou indiquer que les « conditions objectives » étaient réunies pour qu’elle ait lieu. En fait, on constate qu’une grève générale reconductible se déploie par capillarité à partir des secteurs les plus mobilisés qui décident localement de se lancer. Les militants syndicaux peuvent la proposer. Les organisations syndicales au niveau national peuvent relayer le mouvement de manière à l’amplifier. Mais elles n’en sont pas à l’origine. Croire qu’il suffit d’un appel « clair et net » pour la lancer est d’autant plus chimérique qu’il y a hélas bien longtemps que le mouvement syndical a perdu l’implantation nécessaire dans les entreprises pour qu’un tel mot d’ordre ait la moindre chance d’être suivi d’effet, alors même que l’éclatement du salariat et la disparition des grosses concentrations ouvrières jouent à plein.
George Sorel définissait la grève générale comme un mythe, mais un mythe mobilisateur. Les mythes, disait-il dans Réflexions sur la violence, « ne sont pas des descriptions des choses, mais des expressions de volonté ». Peu importait pour lui qu’une grève générale ait lieu ou pas, cette idée, implantée dans la classe ouvrière, devait avoir un effet galvanisant. Outre qu’hélas cette vision est restée à l’époque largement lettre morte, force est aujourd’hui de constater que, loin d’être un moteur de l’action, l’idée de grève générale reconductible reste non seulement très largement la rhétorique d’une minorité, mais est un obstacle à une réflexion de fond sur les formes d’action. Comme l’indiquait déjà en 2010 Philippe Corcuff, « dans certains usages dogmatiques, la grève générale peut toutefois se transformer en mythologie morte bloquant l’imagination et l’action, si on n’envisage pas d’autres moyens de généralisation que le « tous ensemble en grève au même moment » […] la grève générale doit être considérée comme un outil pour nous aider dans l’action, mais pas comme un dogme susceptible d’entretenir la déception, ou comme une identité vaguement rebelle qu’on trimbale dans les manifs pour se la jouer ».
Il faut donc s’interroger en permanence sur le recours au thème de la grève générale reconductible qui peut effectivement se transformer en rhétorique creuse. Si la seule solution pour gagner est une grève générale reconductible que l’on est incapable d’organiser, que faire donc une fois ce mirage dissipé ? Sommes-nous condamnés à choisir entre la répétition de journées de mobilisations qui, même très massives, ne font pas reculer le pouvoir et l’attente quasi messianique d’une grève générale qui, année après année, apparaît de plus en plus incertaine ? S’il ne s’agit pas d’abandonner cette perspective, en faire l’alpha et l’oméga de la stratégie syndicale ne peut mener qu’à une impasse.
Relancer le débat stratégique
Le mouvement syndical a montré qu’il était encore capable de mobiliser des millions de personnes et d’avoir le soutien de l’opinion. C’est un acquis considérable mais fragile car exposé au résultat concret des mobilisations. Comment sortir de l’impuissance ? Il faut tout d’abord reconnaître qu’il y a un problème et engager le débat publiquement avec les équipes syndicales et plus largement avec les salariés et la population. L’intersyndicale, ou à défaut certaines de ses composantes, pourrait en prendre l’initiative, ce qui permettrait aux organisations syndicales de combattre un possible abattement et surtout de préparer les combats futurs en essayant de faire participer les salariés à la détermination des formes de leur mobilisation. Il s’agirait aussi, face à la stratégie de la tension mise en œuvre par le pouvoir, de marginaliser les tentations de répondre au coup par coup sur le même terrain que la violence du pouvoir. Comme l’écrit Étienne Balibar : « Une guérilla urbaine ou campagnarde ne fera que donner des prétextes à la violence d’État – une violence incomparablement supérieure et qui se déchaîne, comme dit l’autre, « quoi qu’il en coûte » et ne s’embarrasse d’aucun scrupule. La contre-violence est vouée à l’échec et conduit droit dans le piège du pouvoir ».
Après l’échec du mouvement sur les retraites de 2010, un débat sur les formes de lutte s’était esquissé. Ainsi Pierre Dardot et Christian Laval, dans Le retour de la guerre sociale, écrivaient : « Ce qui fait de plus en plus son chemin, c’est l’idée que l’on peut parvenir à tout bloquer sans avoir à déclencher une grève générale » [1]. Le capitalisme contemporain est organisé suivant une logique de flux que permet le libre-échange avec la liberté de circulation des marchandises. Pour des raisons liées à la rentabilité du capital, les stocks sont très faibles, voire inexistants. Empêcher la circulation des marchandises permettrait de bloquer le système. Les actions de blocage deviendraient la forme la plus efficace de la lutte des classes. « Pourquoi en effet perdre des jours en pure perte » en faisant grève ? [2]
L’analyse paraît séduisante. Elle pêche cependant par plusieurs aspects. La question qui se pose est de savoir qui bloque. Le blocage du pays était auparavant le résultat de la grève, non seulement parce qu’elle touchait des secteurs stratégiques, comme par exemple les cheminots, mais surtout parce que plus la grève s’étendait, plus l’activité économique déclinait jusqu’à la paralysie. Celle-ci relevait de l’engagement massif des salarié.es. Le schéma proposé ici est tout autre. Si les gens sont au travail, les actions de blocage des nœuds stratégiques ne peuvent concerner qu’une frange militante réduite. Si techniquement, il est toujours possible de bloquer tel ou tel point sensible à quelques centaines de personnes, l’escalade dans l’affrontement ne peut reposer sur une petite minorité qui bloque alors même que la grande masse de la population, même si elle sympathise avec ces actions, a une attitude de spectateur. De plus, si la situation devient critique, le pouvoir peut tout à fait employer les moyens qu’il a à sa disposition pour débloquer la situation.
Romaric Godin, dans un article récent de Mediapart, propose une autre stratégie, organiser « un travail plus long et plus systématique sur la société pour organiser une forme de déstabilisation permanente du système productif. L’idée est en effet de permettre l’organisation d’un mouvement de grande ampleur fondé non pas sur un « grand moment » mais, au contraire, sur une myriade d’actions déterminées et successives dans les entreprises, venant perturber la sécurité économique et cherchant à imposer en permanence un ordre du jour politique ». Il s’agirait donc d’organiser une guérilla économique, une « agitation économique permanente, précisément parce que ce qui fonde le système productif, c’est avant tout la stabilité, la prévisibilité et la confiance dans l’avenir. En frappant ici, on touche l’économie en profondeur ».
Là aussi la perspective est séduisante mais demande à être précisée. Quelles formes concrètes prendrait cette « déstabilisation permanente du système productif » : des grèves perlées, où les salariés travaillent de façon volontairement ralentie, des grèves du zèle qui désorganisent la production, des débrayages ponctuels sans préavis ? Dans tous les cas, cela suppose un fort degré d’engagement à la fois individuel et collectif. Tiendra-t-il dans la durée face à une répression patronale qui ne manquera pas de se faire sentir et si la présence syndicale est faible, voire absente ? Mais surtout, même si « les syndicats ont sans doute un rôle à jouer dans la coordination et l’entretien du mouvement », le risque est grand que chacune et chacun se retrouvent isolés dans son entreprise. Certes des assemblées générales interprofessionnelles locales peuvent réduire ce risque, mais elles ne le suppriment pas avec le spectre de l’étiolement du mouvement comme horizon.
L’expérience des gilets jaunes, avec l’occupation des ronds-points, le « mouvement des places » qui a vu le jour il y a quelques années dans nombre de pays et l’obsession du gouvernement contre les ZAD peuvent inspirer une autre solution. Il aurait peut-être été possible de tenter des occupations massives de places publiques organisées par tout ou partie de l’intersyndicale ce qui aurait changé notablement la nature de l’affrontement. Combinée avec les manifestations régulières massives, des grèves dans certains secteurs stratégiques, comme les transports, les raffineries ou les éboueurs, elle auraient permis de durcir le mouvement, de franchir ainsi un saut qualitatif dans la mobilisation et peut-être de reposer dans des termes nouveaux la question de la généralisation de la grève. Évidemment cela sortait de la stratégie habituelle du mouvement syndical et aurait nécessité une prise de risque certaine, le pouvoir n’allant pas laisser faire cela sans réagir.
Quoi qu’il en soit, même si l’on voit bien qu’il n’y a pas de solution miracle, il est clair qu’il y a une nécessité absolue de discuter des formes d’action sous peine de reproduire mouvement social après mouvement social l’incapacité à faire céder le pouvoir.
Du nouveau sous le soleil syndical ?
Une telle perspective pose évidemment la question de l’intersyndicale et de son fonctionnement. Son unité, avec l’implication de la CFDT, a été un facteur décisif de l’isolement du pouvoir et du caractère massif de la mobilisation. Cependant il serait illusoire de penser que les divergences entre organisations syndicales auraient, comme par miracle, disparu. L’engagement sans faille de la CFDT dans la lutte contre le projet du gouvernement repose, au-delà même de la question des retraites, sur le refus du pouvoir macroniste d’accorder au syndicalisme la place que la CFDT revendique, celle d’un interlocuteur privilégié avec lequel le pouvoir et le patronat négocient. La CFDT défend un syndicalisme d’accompagnement qui, face aux projets de transformation néolibérale du monde du travail et de la société, a choisi de les négocier, espérant ainsi les amender. Ainsi par exemple, la CFDT a soutenu, in fine, la loi El Khomry en 2016, se félicitant de l’avoir améliorée, alors même que cette loi constitue une régression majeure des droits des salariés.
Cette orientation suppose que le gouvernement l’accepte comme un partenaire au niveau national et soit capable de lui faire quelques concessions. Or la volonté d’E. Macron est de cantonner les organisations syndicales au cadre des relations professionnelles dans l’entreprise ou au mieux dans la branche, ce qui est pour la CFDT inacceptable car lui faisant perdre son rôle interprofessionnel. La CFDT s’était ainsi inscrite dans le projet de réforme des retraites de 2019, instaurant une retraite par points, pensant pouvoir l’infléchir sur certains aspects, notamment sur les critères de pénibilité et en lui faisant retirer l’instauration d’un âge pivot à 64 ans. Or elle avait échoué devant l’intransigeance du gouvernement. Elle avait subi le même échec au moment de la loi sur l’assurance-chômage. Dans le projet macroniste, il n’y a pas de place pour le syndicalisme, ni même pour un syndicalisme d’accompagnement et donc pour la CFDT.
C’est dans cette optique qu’il faut comprendre l’engagement de la CFDT dans le refus de la réforme des retraites de 2023. Au-delà donc de la question des retraites, l’enjeu pour la CFDT était de ne pas se laisser marginaliser par le pouvoir macroniste avec l’ambition de redevenir l’interlocuteur incontournable du pouvoir. De ce point de vue, le mouvement actuel, quelle que soit son issue, peut lui être profitable. L’affaiblissement notable du pouvoir macroniste, son isolement politique le forcent à retisser des liens avec le mouvement syndical pour l’associer aux « réformes ». La CFDT a donc aujourd’hui une opportunité de revenir dans son jeu traditionnel… après « un délai de décence » selon les mots mêmes de Laurent Berger.
De fait, c’est la CFDT qui a dirigé l’intersyndicale. Au nom de l’unité nécessaire, ce leadership a été accepté par tous, y compris par la CGT, ce qui explique au moins en partie les déconvenues de la direction sortante de la CGT lors de son congrès. Or, la stratégie mise en œuvre, pour efficace qu’elle ait été au départ, a atteint aujourd’hui ses limites. Aurait-il été possible d’en changer sans casser l’intersyndicale et provoquer le départ de la CFDT, perspective que le pouvoir attendait depuis le début ? Il est évidemment toujours très délicat de faire de l’histoire contrefactuelle. On peut simplement noter qu’un retrait de la CFDT de l’intersyndicale aurait été payé au prix fort par cette dernière puisqu’il se serait effectué sans la moindre concession du pouvoir. En fait, à partir du moment où la CFDT avait fait du retrait de la mesure d’âge le point central de l’affrontement, il lui était impossible de se dégager du cadre unitaire sans avoir obtenu une quelconque avancée sur ce point, avancée que le pouvoir lui refusait. D’où d’ailleurs ses tentatives un peu désespérées de jouer sur le vocabulaire en demandant que l’on « mette sur pause la réforme des retraites », espérant ainsi amadouer Emmanuel Macron qui n’entendait céder sur rien. Dans une telle situation, et même en cas de refus de la CFDT, une partie de l’intersyndicale – la CGT, la FSU et Solidaires – aurait pu prendre l’initiative de proposer des formes d’action complémentaires des journées de manifestations sans rompre avec le cadre unitaire. Cela aurait supposé une réflexion en amont sur les formes de lutte et un approfondissement des liens entre ces trois organisations pour remettre en cause le leadership de la CFDT. Cela ne s’est pas fait.
Les divergences sur la tactique parlementaire entre LFI et l’intersyndicale en ont rajouté dans l’incompréhension réciproque. Pourtant, ce qui est aujourd’hui posé est la question de l’alternative politique alors même que le pouvoir macroniste se durcit jour après jour et que l’extrême droite croit son heure arrivée.
Le rapport au politique
Les rapports entre partis politiques et syndicats sont marqués par une méfiance réciproque. Sans refaire ici l’historique complexe de ces relations, il faut noter que le passé récent n’a pas permis de les améliorer alors même que la création de la Nupes, instaurant un cadre unitaire de la gauche et de l’écologie politique, aurait dû, a priori, être favorable à une relation plus apaisée. Cela s’explique assez facilement dans le cas de la CFDT qui a toujours été hostile à une gauche de rupture et n’a pas manqué toutes les occasions possibles de critiquer LFI. Cela s’explique aussi dans le cas de FO professant une indépendance sourcilleuse qui n’empêche pas les contacts discrets et les petits arrangements, y compris avec la droite. Cela est plus étonnant dans le cas de la CGT, de la FSU et de Solidaires.
On aurait pu même penser que les choses allaient bouger quand, à la fin juillet 2022, s’était mis en place un collectif regroupant les forces politiques de la Nupes, un certain nombre d’associations, la FSU et Solidaires, rejoints à la rentrée par la CGT. L’objectif de ce collectif était de voir s’il était possible d’organiser des initiatives communes contre la politique du gouvernement. Or, malgré un début prometteur marqué par la bonne volonté des uns et des autres, l’échec a été patent. Côté organisations syndicales, la méfiance traditionnelle envers les partis politiques a d’autant plus vite repris le dessus qu’elles étaient engagées dans la recherche d’une unité intersyndicale. Elles pensaient qu’il ne fallait rien faire qui puisse la mettre en danger, notamment dans les rapports avec la CFDT. Côté partis politiques, la volonté de LFI de tenir à tout prix une marche nationale le 21 janvier, présentée au départ comme la première riposte face à la réforme des retraites, ce que les organisations syndicales considéraient comme une concurrence avec leurs propres mobilisations, a empêché la tenue d’une autre initiative qui aurait pu avoir l’aval des organisations syndicales et des associations. Les « amabilités » échangées entre la direction de la CGT et les responsables de LFI ont définitivement plombé cette tentative de rapprochement.
Par la suite, les divergences sur la tactique parlementaire entre LFI et l’intersyndicale en ont rajouté dans l’incompréhension réciproque. Malgré le fait que toutes les forces politiques de la Nupee se sont alignées sur les initiatives de mobilisation de l’intersyndicale, ce mouvement social n’a pas resserré les liens entre le mouvement syndical et les forces politiques de la gauche et de l’écologie politique. Pourtant, ce qui est aujourd’hui posé est la question de l’alternative politique alors même que le pouvoir macroniste se durcit jour après jour et que l’extrême droite croit son heure arrivée. Le mouvement syndical ne peut se désintéresser de cette question et revenir au business as usual. L’urgence de la situation implique de redéfinir les rapports entre le mouvement syndical, et plus largement les mouvements sociaux et les partis politiques.
Cette redéfinition ne peut se faire que si se mettent en place des rapports d’égalité entre partis et mouvements. Trop souvent encore des partis politiques essaient d’instrumentaliser les mouvements sociaux en fonction de leurs objectifs, que ce soit au moment d’une bataille parlementaire ou pour valoriser leur existence. Les mouvements sociaux ne peuvent être les supplétifs d’aucun parti quel qu’il soit. Cependant, le refus de s’engager politiquement désarme les classes populaires alors même que la question de la construction d’une alternative politique est une question majeure. Il ne s’agit pas, comme on peut l’entendre quelquefois, de « donner un débouché politique aux luttes » – ce qui supposerait que ces dernières et la perspective politique soient extérieures l’une à l’autre –, mais de comprendre que l’existence d’une alternative politique crédible est une des conditions pour que l’espérance en une société différente infuse les mobilisations sociales en renforçant ainsi la portée. Partis et mouvements sociaux doivent s’appuyer les uns sur les autres dans une dynamique politique globale définie ensemble.
Mais les partis politiques doivent aussi comprendre que la construction d’une alternative politique exige de dépasser le strict terrain électoral pour s’appuyer sur les mobilisations sociales et citoyennes. Car ces dernières sont indispensables pour permettre que se crée la dynamique politique nécessaire au combat électoral et pour lever au moins en partie les obstacles qui ne manqueront pas de se dresser devant la volonté transformatrice d’un gouvernement de gauche et de l’écologie politique. L’engagement des forces du mouvement social dans/au côté de la Nupes, engagement dont il faut trouver les formes concrètes, peut permettre de créer un front politico-social enraciné dans la société, porteur d’une alternative globale, face à un néolibéralisme qui ne renonce à rien et à une extrême droite en expansion pouvant arriver au pouvoir. Prônée déjà par un certain nombre de responsables associatifs, la création d’un tel front politico-social ne résout évidemment pas d’emblée tous les problèmes, et ils sont nombreux, qui font obstacle à la victoire d’un projet de transformation sociale, écologique et démocratique. C’est cependant une des conditions pour les résoudre.
Pierre Khalfa. Tribune publiée sur Regards.fr