Instagram RSS

Pour une approche raisonnée et prudente du « Lexit »

La contribution de Philippe Marlière intitulée « Lexit ou la dangereuse illusion d’une sortie progressiste de l’Union européenne » que l’on peut retrouver sur son blog sur le site Mediapart – https://blogs.mediapart.fr/philippe-marliere/blog/100519/lexit-ou-la-dangereuse-illusion-d-une-sortie-progressiste-de-l-union-europeenne – invite au débat.

Les lignes qui suivent entendent y contribuer.

Pour le dire de manière synthétique, sa contribution me semble peu convaincante dans la mesure où elle mêle un point de départ que je partage globalement – le caractère réactionnaire du Brexit – avec des considérations nettement plus discutables, à savoir :

–  Un silence pesant sur la faillite (en pratique, pas en intention) des partisans de gauche du Remain, parfaitement symétrique des errements de la gauche révolutionnaire qui s’est prononcée pour le Brexit et que dénonce à juste titre P. Marlière.

–  Une extrapolation non fondée sur l’impossibilité générale de tout Lexit (sortie de gauche de l’UE) à partir du seul cas du Brexit actuel.

–  Un angle mort sur l’impasse que constitue le refus d’envisager toute sortie de l’Union européenne, impasse tout aussi dramatique que le fait de faire de la sortie de l’UE la solution miracle.

–  Une conclusion qui fait l’impasse sur la fonction réelle de l’UE et, en conséquence, se réduit à une profession de foi abstraite, mêlant anticapitalisme de principe et illusions européistes en pratique.

Reprenons.

Le point de départ de P. Marlière est tout à fait exact : même si le sujet est controversé au sein de la gauche britannique (ce qui, forcément, devrait nous interpeller), on peut considérer que la campagne pour le Brexit a été globalement réactionnaire par les thèmes mis en avant et parce qu’elle a été initiée et drivée par la droite xénophobe (UKIP et droite du Parti conservateur).

Et il est tout à fait exact que, dans la vraie vie, le Lexit – une sortie de l’UE « à gauche » – s’est avéré parfaitement introuvable. Les tentatives de la gauche révolutionnaire – et de courants de gauche au sein du Parti travailliste ou du mouvement syndical – pour rééquilibrer le Brexit dans un sens « de classe » n’a eu absolument aucun poids ni au cours de la campagne référendaire, ni par la suite lors des péripéties de sa mise en œuvre.

Mais naturellement – désolé pour les amateurs de raisonnements binaires – c’est après que ça se complique quelque peu !

1) D’abord en ce qui concerne le Brexit proprement dit et le Royaume-Uni

En effet, dénoncer d’un point de vue de gauche les impasses du Brexit – ce qui, encore une fois, est justifié – ne devrait pas empêcher de signaler que, symétriquement,  le « Remain » de gauche a été … tout aussi introuvable que le Lexit !

Des forces progressistes et/ou radicales, de nature et d’influence diverses – par exemple : le Parti Vert, les indépendantistes écossais (SNP) ancrés à gauche, la gauche révolutionnaire écossaise (SSP, RISE), Left Unity (gauche radicale britannique), Socialist Resistance (section britannique de la IV° Internationale) et, sûrement, d’autres courants et organisations – ont bien tenté de marquer à gauche la campagne en faveur du maintien dans l’Union européenne. Les courants les plus à gauche ont notamment mis l’accent sur le fait que la sortie de l’UE constituait une remise en cause du principe de libre circulation. Ce qui est exact… du moins s’agissant des citoyens « intra-communautaires ». Et il semble bien que l’un des arguments de la droite xénophobe britannique ait été l’exploitation de la crainte du « plombier polonais ». Parce que pour le reste – en l’occurrence les migrants du reste du monde – l’UE réellement existante ne pratique nullement la libre circulation : elle est bien – et plus que jamais – la fameuse « Europe forteresse » que nous dénonçons traditionnellement.

A propos des partisans (de gauche radicale) du Remain – dont les critiques contre les partisans du Lexit étaient souvent pertinentes – je signale juste que j’ai essayé de fournir aux visiteurs du site d’Ensemble et du site d’Ensemble Insoumis quelques articles ainsi que des traductions d’articles reprenant les débats et argumentaires de ce courant d’opinion, notamment dans la mesure où je craignais que dans nos milieux il n’y ait une tendance naturelle à établir un parallèle hâtif entre le référendum britannique sur le Brexit et notre référendum sur le TCE.

Mais force est de constater que cette tentative de gauche de marquer la campagne référendaire – puis les débats consécutifs au Brexit (notamment autour de l’exigence d’un second référendum) – s’est faite en pure perte. Car ce sont évidemment les forces bourgeoises, pro-business qui ont donné le ton. Et, au sein de la gauche, ce sont les courants les plus droitiers qui se sont investis contre le Brexit : d’abord la bureaucratie syndicale et, ensuite, les élus travaillistes nostalgiques du « New Labour » et de Tony Blair et les plus hostiles à Corbyn. Outre les accusations d’antisémitisme, les attaques les plus virulentes menée par la classe dirigeante et son relais que constitue la droite travailliste l’ont été sur le manque d’investissement de Corbyn dans la campagne sur le Remain et sur son refus de toute coalition avec les Conservateurs sur ce sujet.

Par ailleurs, s’il est vrai que l’électorat travailliste s’est prononcé nettement en faveur du Remain, il est tout aussi vrai que certaines circonscriptions acquises au Parti travailliste parmi les plus ouvrières ont voté en faveur du Brexit. Mais, on ne saurait pour autant en tirer à l‘inverse la conclusion que le vote Brexit était simplement et sans ambiguïté un « vote de classe » : en Angleterre, c’est dans les secteurs les plus populaires gagnés par une rhétorique xénophobe que le Brexit a fait ses meilleurs scores. Mais en Ecosse, l’une des « zones » les plus prolétariennes du Royaume-Uni, c’est le Remain qui l’a emporté.

En conclusion, pour moi, ces constats plaident pour une approche équilibrée et nuancée de l’analyse du Brexit, de ses significations sociales et politiques. Et pour éviter les formules polémiques, certes brillantes mais tout à fait réversibles.

Ainsi Philippe Marlière n’hésite pas à écrire : « En conclusion, parler de « rupture » avec l’UE à gauche est aussi illusoire que dangereux. Le Lexit est une variante « progressiste » du nationalisme de la droite trumpiste. »

Si l’on voulait le suivre dans la polémique facile, on pourrait tout aussi bien rétorquer :  « En conclusion, parler de réformer et démocratiser l’UE est aussi illusoire que dangereux. Le « Remain de gauche » est une variante « progressiste » de l’européisme des milieux d’affaires. »

2) Ensuite, il est pour le moins hasardeux d’extrapoler à partir du Brexit l’impossibilité de toute rupture à gauche avec l’UE.

Comment peut-on écrire sans véritable démonstration que « le Brexit montre qu’il n’existe en fait aucune sortie progressiste de l’UE ». Alors que tout ce que montre de manière fondée le Brexit … c’est que le Brexit décidé en juin 2016 n’est pas progressiste ! Le Brexit, c’est-à-dire la décision britannique de quitter l’Union européenne. Une décision géographiquement située (au Royaume-Uni), précisément datée (référendum de juin 2016), impulsé par certains secteurs de la classe politique britannique. Elle n’est certes pas progressiste. Mais ce qui est en cause n’est pas – ou alors il faudrait le prouver ! – la décision de quitter l’UE mais le contenu de cette décision de sortie qui n’est pas progressiste, mais essentiellement xénophobe. Notamment parce que ce contenu n’a pas été donné par des forces progressistes mais par l’extrême droite et la droite extrême.

Accessoirement, l’impossibilité pour la gauche radicale – et même pour la gauche tout court – de peser aussi bien dans le camp du Brexit que dans le camp du Remain nous renseigne moins sur le Brexit que … sur l’état des rapports de forces politiques et sociaux au Royaume-Uni !

C’est pourquoi il serait hasardeux de construire à partir du (seul) Brexit une théorie générale sur l’impossibilité de toute sortie de gauche de l’UE. Quel que soit son contenu ? Quelles que soient les circonstances ? Quelles que soient les forces sociales à l’œuvre ? Et ce, dans quelque pays que ce soit ! D’autant que nous disposons malheureusement d’une « expérience » inverse et autrement dramatique qui devrait nous conduire, pour le moins, à nous interroger. En Grèce, à l’été 2015, le gouvernement Syriza – élu pour en finir avec l’austérité, mandat renouvelé par référendum – a fini par accepter et mettre en œuvre le troisième mémorandum. Qui peut prétendre que le refus de principe de toute mesure pouvant conduire la Grèce à la sortie de l’euro et/ou de l’UE n’était pour rien dans cette décision ?

Il serait cependant hasardeux d’en déduire de manière unilatérale que « La Grèce montre qu’il n’existe en fait aucun maintien dans l’UE qui soit progressiste ». Encore une fois, il faut en revenir au critère le plus rationnel ou « objectif » : le contenu des politiques menées ou préconisées. La formule que nous employions traditionnellement – sortir des traités (ou désobéir aux traités) de l’UE– dit cela. Elle ne fait pas de la sortie de l’UE la condition préalable à la mise en œuvre de politiques progressistes. Mais elle n’exclut pas non plus a priori que cela puisse en être la conséquence. Si nous sommes d’accord avec cela, c’est l’essentiel !

3) Quant à la conclusion de la contribution « Lexit ou la dangereuse illusion d’une sortie progressiste de l’Union européenne », elle est, comment dire, tout à fait … rafraichissante :

« Que ce soit au sein de l’UE ou en dehors, les sociétés européennes sont capitalistes. Mieux vaut donc affronter le capitalisme au sein d’une structure européenne aux côtés d’alliés, qu’au niveau national, seul, avec une droite et un patronat sans garde-fou communautaire ».

Passons rapidement sur cette référence étonnante au « garde-fou communautaire », formulation qui ignore que, avant d’être un « garde-fou » (imposé au patronat), l’Union européenne – telle qu’elle existe vraiment, pas dans les rêves – est d’abord une machine de guerre contre les droits sociaux (au service du patronat).

En fait, l’idée que « le problème n’est pas l’Union européenne … mais le capitalisme ! » n’est pas entièrement nouvelle : c’est la position défendue depuis toujours … par Lutte Ouvrière !

De même, d’ailleurs que l’idée que tout ce qui ébranle les frontières des États-nations est, au fond, progressiste. Cette position a d’ailleurs « préservé » Lutte Ouvrière de toute participation aux mobilisations sur le sujet, notamment lors des référendums sur le traité de Maastricht et sur le TCE.

Naturellement, je partage l’idée qu’il faut combattre dans le cadre européen, que le mouvement social doit se coordonner à l’échelle européenne pour gagner des avancées sociales et démocratiques (version optimiste) ou a minima (version réaliste) défendre les acquis existants. Mais cette conviction concerne les mobilisations, le mouvement social, les débats programmatiques, etc. Elle ne dit rien de ce que pourrait/devrait faire un gouvernement progressiste parvenant au pouvoir dans un des pays de l’UE. Ce thème mériterait tout un débat. Mais, par contre, renoncer par avance à toute hypothèse de sortie, c’est se condamner à reproduire l’acceptation grecque du troisième mémorandum.

François Coustal