Tribune. Depuis quelques mois, les enseignant·es, de la maternelle au lycée, se mobilisent contre les réformes initiées tambour battant par le ministre de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer. Réforme du lycée et du baccalauréat, projet de loi pour l’école de la confiance : celui qui affirmait en arrivant rue de Grenelle qu’il n’y aurait pas de loi qui porterait son nom a en effet multiplié les actions visant à transformer profondément le système éducatif français.

Celles-ci sont présentées par le ministre comme permettant l’«élévation générale du niveau» et la «justice sociale» (1). Certes, offrir une diversité de programmes, une éducation dès 3 ans et une liberté de choix des familles peut paraître séduisant, mais il y a tromperie sur la marchandise : la liberté est sous contrainte car le nombre de places dans les établissements est toujours limité ; la scolarisation obligatoire dès 3 ans est en réalité déjà effective et n’aboutira qu’à financer davantage l’école privée ; les nouveaux systèmes de spécialités au lycée sont à même non seulement de recréer une hiérarchisation des cursus mais également de ne la rendre visible que pour les familles les mieux informées et les plus armées dans la compétition scolaire. Le rôle de l’Etat est-il d’accroître la libre concurrence en favorisant un système hiérarchisé ou de travailler à construire un système qui s’efforce de réduire les inégalités qui lui préexistent ?

Les travaux conduits en sociologie de l’école et de l’éducation, en France comme à l’étranger, démontrent que les mesures envisagées –à l’école primaire, au lycée général, technologique et professionnel– vont très certainement accentuer les inégalités sociales face à l’école, alors que notre pays se distingue déjà par leur importance (voir le rapport du CNESCO). En effet, au-delà des spécificités propres à chaque réforme, celles-ci portent en commun l’individualisation des parcours, la multiplication de choix scolaires de plus en plus précoces, la mise en concurrence des élèves et des établissements, le recours accru aux enseignant.es contractuel.les peu (ou pas) formé.es et la diminution des moyens humains et matériels: autant de facteurs à même d’affaiblir l’efficacité du système éducatif et de fragiliser les plus faibles.

Nous, enseignant·es-chercheur·euses, chercheurs et chercheuses en sociologie de l’école et de l’éducation, apportons notre soutien aux collègues qui se battent pour défendre leur métier et un système éducatif plus juste. Jean-Michel Blanquer estime que ses lois sont «profondément sociales» (les Matins de France Culture, 8 avril 2019). Il est loin du compte. Voici ce que seraient de réelles mesures sociales en matière d’éducation:

Prendre à bras-le-corps la question des inégalités territoriales en repensant l’éducation prioritaire et les moyens humains et matériels associés, en redéfinissant la sectorisation des écoles, collèges et lycées publics pour lutter contre les ségrégations scolaires, et en limitant les possibilités de l’enseignement privé de faire concurrence au public.

Garantir un financement à la hauteur des besoins humains (enseignant·es, remplaçant·es, mais aussi agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles, assistant.es d’éducation, assistant·es de vie scolaire, etc.) et matériels, selon le caractère plus ou moins favorisé des communes ou départements dans lesquels sont implantés les établissements.

Garantir un cadrage national des programmes et des diplômes tout en permettant des adaptations locales (autonomie des équipes pédagogiques).

Assurer aux personnels de l’éducation une sécurité de l’emploi permettant de s’inscrire dans le métier de façon durable en acquérant de l’expérience mais aussi avec une sécurité matérielle, et ainsi de se focaliser sur les enjeux d’enseignement-apprentissage plutôt que de rechercher le contrat précaire suivant.

Se donner les moyens de réfléchir à des pratiques pédagogiques démocratiques en renforçant la formation continue des enseignant·es et intervenant·es en milieu scolaire. Accorder les décharges horaires nécessaires aux équipes pédagogiques pour travailler sur les problèmes rencontrés.

Reconnaître le travail fait par ces personnels qui, s’il ne peut pas toujours rentrer dans des cases horaires pré-établies, implique un investissement souvent intense et de très nombreuses heures supplémentaires.

Rendre le métier attractif en améliorant les conditions de travail particulièrement dans les premières années d’exercice et la reconnaissance salariale.

Améliorer la prise en charge globale (sanitaire, éducative, sociale) des enfants en permettant une présence et un suivi par des personnels spécialisés (médecins, infirmier·ères, psychologues, assistant·es social·es).

Instaurer la scolarité obligatoire et gratuite, diplômante et/ou qualifiante jusqu’à 18 ans : contrairement à la scolarisation entre 3 et 6 ans, celle-ci est loin d’être effective ; or la déscolarisation avant 18 ans concerne majoritairement des enfants issus des milieux les plus défavorisés et a des conséquences majeures sur leur insertion sociale et professionnelle.

Oui, comme d’autres services publics, notre système éducatif ne répond pas aux espoirs de formation égalitaire placés en lui. Mais la loi Blanquer va à l’opposé de cet objectif et risque de renforcer toutes les difficultés auxquelles les personnels et usager·e·s sont confrontés au quotidien. Il n’est pas étonnant qu’en fait de «confiance», elle ne suscite que méfiance et rejet.

(1) Projet de loi pour une école de la confiance : début de l’examen du projet à l’Assemblée nationale, Discours de Jean-Michel Blanquer, le 11 février 2019.

Signataires : Marianne Blanchard, Stéphane Bonnéry, Joanie Cayouette-Remblière, Séverine Chauvel, Pierre Clément, Leïla Frouillou, Samy Joshua, chercheurs·euses et enseignant·es-chercheur·euses en sociologie et sciences de l’éducation.

Tribune publiée dans Libération le 13 mai 2019.