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Penser l’immigration : Olivier Besancenot et Danièle Obono

Pourquoi cette rencontre ? Parce que trois tweets. Le premier, signé Jean-Luc Mélenchon : « Nous disons : honte à ceux qui organisent l’immigration par les traités de libre-échange et qui l’utilisent ensuite pour faire pression sur les salaires et les acquis sociaux1 ! » Le second, quatre jours plus tard, en réponse au précédent et signé Olivier Besancenot : « Ce ne sont pas les immigrés qui font pression sur les salaires, mais le taux de profit que les capitalistes extirpent du travail des salariés, français ou immigrés, en France comme dans le monde entier. » Le troisième, enfin, signé Danièle Obono et invitant vivement Besancenot à relire le livre I du Capital de Marx et à s’unir contre Macron. Puisqu’il n’est d’échange que de vive voix et de débat qu’au prix du refus du « pour ou contre », nous avons convié l’ancien candidat NPA à la présidentielle, postier et auteur de 10 ouvrages, ainsi que la députée France insoumise, ancienne bibliothécaire et préfacière d’un recueil de Trotsky, à s’entretenir — loin des réductions médiatiques — sur la question migratoire. Comment penser l’immigration à l’heure de la poussée nationaliste aux quatre coins du globe ?


Qu’est-ce que vous attendez de cette rencontre ?

Danièle Obono : Qu’on aille au-delà des caricatures. Qu’on pose les termes exacts du débat. Énormément de choses sont dites depuis la rentrée de septembre, mais elles ne relèvent pas d’une véritable discussion. On se fait traiter, à la France insoumise, de « rouges-bruns » à demi-mot ; on nous prête des positions qui ne sont pas les nôtres ; on fait fi du travail qu’on fournit à l’Assemblée nationale et sur le terrain depuis plus d’un an. C’est insultant et extrêmement violent. Il n’y a pas de « fracture » à gauche sur la question migratoire, il y a des différences — comme sur nombre d’autres sujets. Polémiquons au sens politique et positif du terme, c’est-à-dire sur des bases réelles.

Olivier Besancenot : Cette rencontre est une très bonne initiative. Auguste Blanqui disait que de la discussion peut toujours jaillir la lumière2. J’attends de cet échange qu’il nous permette d’aborder les problématiques de fond qui peuvent faire désaccord entre nous. On ne peut plus se satisfaire de petites phrases savamment distillées. Assumons qu’il y a débat, et rendons-le lisible. On se respecte suffisamment pour tenter de le faire.

Un point de clarification, d’emblée, pour le lecteur. Vous parlez ici en votre nom propre ou au nom de vos organisations respectives ?

Danièle Obono : Je suis à la fois militante politique et députée de la France insoumise. Je peux distinguer ce que je pense du mouvement, si distinction il y a, mais je parle publiquement comme responsable de la FI. J’ai d’ailleurs coordonné le livret L’Avenir en commun sur l’immigration.

Olivier Besancenot : Je ne suis pas mandaté en tant que tel pour cet entretien par le NPA, mais ce que je discute ici à titre individuel est en parfaite cohérence avec les positions défendues par notre parti. J’entends ce que tu dis, Danièle, mais j’ai peur de ne plus saisir les positions de la FI. Je ne suis pas dans le « clash » mais on doit pouvoir se dire les choses sincèrement. Notamment lorsque des sujets de dissension apparaissent. Et il y en a. Quand je lis, par exemple, la députée allemande Sarah Wagenknecht, de l’organisation Aufstehen, prétendre pourfendre « la bonne conscience de gauche de l’accueil » ou Djordje Kuzmanovic, de la France insoumise, qui suggère « d’assécher les flux migratoires », je me dis qu’une « fracture » politique voit le jour. Ferez-vous des alliances avec Aufstehen à échelle européenne ? La personne en question fera-t-elle partie de vos candidats aux élections européennes ?

Danièle Obono : Ça ne m’intéresse pas d’importer les débats allemands en France, comme ça a été fait sur ce sujet, de manière totalement biaisée et de mauvaise foi, sans même prendre la peine de traduire l’intégralité des positions réelles des uns et des autres. Leur situation n’est pas la même, leurs débats ne sont pas les nôtres — même si on partage bien sûr des valeurs communes. Pas plus qu’on ne doit caricaturer les positions d’une personne, qui sont ce qu’elles sont, légitimes et discutables, mais qui ne sont pas pour autant celles du mouvement dans son ensemble. Djordje Kuzmanovic est un camarade : il n’est pas le « conseiller » de Jean-Luc Mélenchon sur les questions migratoires, comme ce dernier l’a publiquement fait savoir. Je ne suis pas avec lui d’accord sur tout, mais il est très engagé dans le mouvement : il fait un gros travail, notamment sur les questions internationales ; je le respecte pour ça et partage avec lui l’essentiel, c’est-à-dire les idées et les propositions défendues dans notre programme « L’avenir en commun ». Je ne suis pas là pour parler de lui, pour lui, contre lui, à sa place, en sa défense, ou je ne sais quoi. Je suis là pour discuter de ce que je défends, moi, en tant que députée, de ce que notre groupe parlementaire — y compris Jean-Luc Mélenchon, qui en est le président — défend et par voie de conséquence de ce qui est la position de notre mouvement. Si on peut être clairs là-dessus dès le départ, ça permettrait de s’éviter de faux débats.

Olivier Besancenot : Jean Luc Mélenchon a déclaré qu’il n’était plus favorable à la liberté d’installation et de circulation…

Danièle Obono : Non : il a toujours été contre la liberté d’installation — en tout cas, depuis le Front de gauche. Et il a toujours dit clairement que c’était sa position à lui. Nous fonctionnons au sein de la France insoumise sur ce qui fait commun : comme cette question ne fait pas consensus, nous ne nous battons donc pas programmatiquement pour la liberté d’installation. Ce n’est donc pas nouveau ! Mais on est pour la liberté de circulation, on est favorables au fait de donner des papiers aux travailleurs vivant ici.

Olivier Besancenot : Mais comment peut-on être pour la liberté de circulation et contre celle de s’installer ? Si on admet le droit de pouvoir fuir son pays, et de traverser les frontières, alors il faut bien atterrir quelque part. Donc : en France, accueille-t-on ceux qui ont traversé la Méditerranée ? Quels sont alors les arguments qui s’opposent à la liberté d’installation ?

Danièle Obono : On a martelé, à commencer par Jean-Luc Mélenchon, qu’on doit accueillir les gens qui sont là. Qu’on ne doit jeter personne à la mer. Qu’on doit défendre le droit d’asile — on a même proposé de l’élargir. C’est écrit noir sur blanc. Mais la liberté d’installation, pour une partie de la FI, renvoie à l’imaginaire « no border », et la FI ne se positionne pas en faveur de l’abolition des frontières, ni de la suppression généralisée des visas. Voilà pourquoi nous n’utilisons pas ce slogan. Mais, dans les faits, concrètement, nous donnons aux gens les moyens de vivre et de travailler. Personne ne semble avoir lu notre programme « L’avenir en commun » et le livret thématique n° 32, « Respecter les migrants, régler les causes des migrations », qui abordent tout ceci très concrètement ! Nous avons également élaboré une brochure de 40 pages, Pour une politique migratoire humaniste, solidaire, raisonnée et réaliste, qui présente nos propositions alternatives à l’infâme projet de loi macroniste sur l’asile et l’immigration, débattu et voté au printemps. À aucun moment nous n’accusons les migrants de faire baisser les salaires et les droits sociaux ; nous pointons seulement la responsabilité du patronat dans cette instrumentalisation. En quoi est-ce déshonorant ?

Olivier Besancenot : Dans un tweet, qui se faisait l’écho d’une déclaration de Jean-Luc Mélenchon, je m’étais autorisé à faire une simple piqûre de rappel marxiste : ce n’est pas l’immigration — même indirectement — qui fait pression sur les salaires, mais le Capital. L’équation que vous posez, et qui relie, même au titre de l’instrumentalisation, l’immigration à la baisse des salaires, est périlleuse. Je la rejette. Cette succession de déclarations m’inquiète : il existe des lignes rouges à ne pas dépasser.

Olivier, vous estimez qu’on ne peut pas mener ce débat « à bas bruit » car il va « reconfigurer l’avenir du mouvement ouvrier dans les prochaines années ». Pourquoi lui donner cette centralité ?

Olivier Besancenot : Nous nous orientons vers de profonds bouleversements politiques, en France comme ailleurs. Les espaces et les délimitations politiques risquent d’être durablement reconfigurés. La victoire de Bolsonaro, au Brésil, vient confirmer un tournant dans la période, marquée par une crise globale. Il y a le feu au lac. Aux États-Unis, les élections se sont transformées en gigantesque référendum sur l’immigration. L’air du temps est chargé de nuages noirs. Ce mouvement mondial prospère sur la crise sociale, écologique, économique et politique, qui s’enracine. Pour l’heure, il conduit principalement à l’émergence de courants populistes d’extrême droite, voire néofascistes. La question migratoire est au cœur de ce cyclone. Quel degré d’importance lui accorder ? La traiter à la hauteur de son importance objective reviendrait-elle à faire de l’ombre à la question sociale ? Non, je continue de penser que les questions sociales et antiracistes sont complémentaires. On doit pouvoir parler fort, de manière décomplexée, sur ces deux enjeux. La stratégie gagnante des dominants est de trouver des boucs-émissaires sur le terrain de l’immigration : il nous faut penser contre notre temps. Et délimiter ensemble un espace politique clairement identifié auprès de l’opinion qui assume de dire que la liberté de circulation et d’installation sont des questions essentielles, pour aujourd’hui comme pour le projet de société qu’on imagine pour demain.

Danièle Obono : Qu’y a-t-il de nouveau dans les flux migratoires ? Une catastrophe climatique majeure va, dans l’avenir, peut-être imposer cette centralité. Mais, à la France insoumise, nous refusons de placer la question migratoire au centre, c’est-à-dire d’épouser l’agenda des classes dominantes. On n’accepte pas les termes du débat, puisqu’ils sont biaisés. L’accueil des réfugiés politiques, économiques et climatiques, c’est une évidence, mais le traiter uniquement par le biais de slogans comme « liberté d’installation » me paraît hors-sol. Objectivement, la question migratoire ne fracture pas la société en deux. Elle n’oppose pas les migrants aux « vrais » Français. Pas plus qu’elle ne fracture la gauche ou le camp progressiste de manière fondamentale. L’immigration n’est pas un problème mais un des éléments politiques de notre époque : elle n’est pas centrale, fondamentale, structurelle — la centralité, c’est le partage des richesses et la crise écologique. C’est une analyse internationaliste que nous produisons. Qui, j’insiste, n’a à mes yeux rien de nouveau ni d’illégitime. C’est une problématique et une ligne d’analyse qui fait par exemple partie, depuis toujours, des débats au sein du mouvement altermondialiste.

Olivier Besancenot : Affronter la réalité du monde, c’est affronter la réalité du monde capitaliste tel qu’il est, et tel qu’il développe sa propre crise. Les conflits militaires et les interventions impérialistes suscitent, par exemple, une partie des mouvements migratoires. Les libertés de circulation et d’installation ne sont pas des conceptions « hors-sol » : elles relèvent de droits vitaux liés à une urgence concrète. Les peuples doivent être libres de vivre là où ils l’entendent, de rester ou de partir. Notre responsabilité, ici, consiste à lutter contre les politiques impérialistes menées par nos propres États et nos gouvernements guerriers. Bon nombre de migrants ne fuient pas pour le plaisir, c’est une évidence. Mais quand bien même aurions-nous réglé ces conflits, rien ne nous autorise à penser pouvoir figer les mouvements migratoires. Le principe essentiel qui subsiste reste, dès lors, le droit inaliénable, pour qui l’entend, de se déplacer — sans quoi, on s’arroge le droit de dire : « Toi, tu peux bouger, toi non. » Ce qui revient précisément à endosser la grille d’analyse de la classe dominante.

Le livret L’Avenir en commun consacré à l’immigration, et donc encadré par Danièle, pose trois points-clés. 1 : arrêter les guerres ; 2 : arrêter les accords commerciaux qui détruisent les économies locales ; 3 : affronter le changement climatique. Olivier, avez-vous un désaccord sur ce triptyque ?

Olivier Besancenot : Bien sûr que non. Le débat est ailleurs. Le mouvement altermondialiste, qui a été évoqué tout à l’heure, n’a, par exemple, jamais revendiqué le fait de « lutter contre les causes » de l’immigration. Dans la confusion actuelle, celle de la percée de l’extrême droite et du racisme qui se distille partout — et tu l’as vécu dans ta chair, Danièle —, on doit gagner en clarté politique. Quitte à être minoritaires, dans un premier temps. Je crois que ce mot d’ordre alimente la confusion politique.

Danièle Obono : La question que je pose, c’est celle de nos responsabilités, comme pays impérialiste dominant, pour agir dessus. En tant que puissance néolibérale, nous dévastons les économies et les agricultures des pays d’où viennent, en partie, les migrants. Nos grandes entreprises capitalistes déstabilisent les marchés africains.

Olivier Besancenot : Très bien, luttons sur ce terrain. Donc le budget de l’armée française. Mais c’est contradictoire avec la présence régulière d’une délégation de la France insoumise au salon de l’armement du Bourget. Sans parler de votre critique de la baisse des budgets militaires ! On parle quand même de 300 milliards d’euros consacrés à loi de programmation militaire d’ici 2025. Un tiers du chiffre d’affaires de l’armement français passe par l’exportation des armes — nous plaçant au rang de troisième exportateur mondial.

Danièle Obono : C’est un autre débat.

Olivier Besancenot : C’est lié.

Danièle Obono : On peut, d’une part, critiquer les interventions impérialistes, y compris les ventes d’armes de la France — ce qu’on fait —, et, d’autre part, sachant qu’on aspire à gouverner, assumer de nous intéresser à l’armée, aux objectifs et aux moyens qu’on lui donne. Car lorsque nous serons en responsabilités, nous devrons déterminer quoi faire ou ne pas faire. Les peuples doivent pouvoir disposer d’eux-mêmes, oui, mais cela signifie également — dans les conditions qui sont aujourd’hui les nôtres — d’avoir des frontières, des États, un territoire reconnu et respecté, une protection. Autrement, c’est un slogan creux. Pourquoi les gens fuient-ils dans le pays voisin, pour passer dix ans dans des camps de réfugiés ? Car le leur, de pays, n’est pas stabilisé. Et les militants africains sont les premiers à le dire.

Olivier Besancenot : Le monde est tel qu’il est : 17 000 personnes ont crevé dans la Méditerranée depuis 2014 pour tenter de trouver refuge sur le sol européen. C’est donc un problème politique majeur. Je suis contre hiérarchiser les sujets de batailles politiques. La question nous est posée, donc nous devons y répondre sans bégayer, et sans feintes. Je n’ai jamais parlé d’effacer les réalités des territoires et des espaces portés par l’Histoire, dans toute leur complexité. Mais je ne crois pas aux identités assignées. Oui, ou non, ces 17 000 personnes avaient-elles le droit de trouver un lieu d’accueil ?

Danièle Obono : Là, on est d’accord, bien sûr ! On n’a jamais dit le contraire : c’est précisément ce qu’on défend depuis la campagne !

Olivier Besancenot : Mais que dit Jean-Luc Mélenchon ? Il faut accueillir, oui, mais se donner les moyens d’empêcher les gens de partir. Je ne suis pas d’accord. Qui l’autorise à penser ainsi le monde ? Imagine-t-il, lui, à contrario, qu’on puisse lui expliquer dans quel coin du monde il a le droit ou non de se rendre ? Le Nord qui contrôle les mouvements du Sud, c’est l’antienne de la pensée coloniale. Qu’a dit Frantz Fanon à ce sujet ? L’Occident est une pure fabrication du tiers monde. Des décennies de pillage, d’esclavage et de colonialisme. Les richesses dont nous jouissons, si peu, ici, ont été extirpées là-bas. Nous, « Occidentaux », nous devrions nous protéger ? De qui, de quoi ? Tout en conservant, pour nous, le droit de circuler aux quatre coins du monde ; tout en restant persuadés que nos « ressortissants », eux, gardent la possibilité de s’installer partout. C’est toujours à sens unique. Je ne fais pas l’éloge de l’errance ou du nomadisme, pas plus que je ne fais celle de la sédentarisation.

Olivier, votre position implique-t-elle de remettre en cause les États-nations et les frontières que nous connaissons aujourd’hui ?

Olivier Besancenot : Frontière ou pas, les migrations ont lieu — à part peut-être en RDA, autrefois, mais ce n’est pas un modèle de société. Le démographe François Héran répond, lorsqu’on lui demande s’il est pour ou contre les migrations, que ça n’a pas plus de sens que d’être pour ou contre le vieillissement. D’un point de vue politique, des gens crèvent aujourd’hui, donc, oui, je suis pour l’ouverture des frontières. Voilà comment la question se pose. Plus généralement, l’État est quant à lui une structure de domination que je suis pour dépasser, en lui substituant un nouveau type de démocratie : l’expérience kurde doit nous interpeller. Durant des décennies, l’autodétermination du peuple kurde se traduisait essentiellement autour du mot d’ordre : un État avec des frontières. Depuis quelques années, le courant politique qui se construit autour du PKK formule ses revendications différemment : une solution fédérale pour l’ensemble des peuples de la région.

Danièle Obono : La majorité des peuples demande des États qui ne soient pas explosés. Les peuples aspirent à un territoire protégé.

Olivier Besancenot : Parce que l’État-nation constituerait une zone de protection ? En quoi est-il garant de stabilité ? J’opte volontiers pour la souveraineté populaire. Mais, personne ne peut pré-établir les espaces de cette souveraineté — encore moins vu d’en haut, et du Nord. L’échelle de cet espace peut être nationale, mais aussi régionale, locale, continentale ou internationale. Frédéric Lordon a raison, sur ce point, de pointer un angle mort de notre pensée politique : nous sommes dans une séquence de régression politique collective liée aux expériences politiques du XXe siècle ; avant, le sujet de l’émancipation politique — la classe ouvrière, le prolétariat — se vivait plus volontiers par-delà les frontières du fait de son sentiment assumé d’appartenance de classe. Ce n’est plus vraiment le cas aujourd’hui. Nous sommes en effet en quête d’espaces de souveraineté « stables ». Car la politique a horreur du vide. Mais pour les confiner aux frontières ? Il n’y a pas plus instable, historiquement, que l’État-nation ! Rien n’est plus chaotique que sa construction même. Les États-nations, dans le jeu d’opposition qu’ils suscitent, sont à l’origine des plus grands conflits planétaires et des guerres les plus sanguinaires.

Danièle Obono : Vouloir penser les causes des départs forcés, ce n’est pas assigner les peuples à résidence nationale mais leur permettre d’avoir un choix, un choix véritable, qui ne soit pas entre crever et crever un peu moins. Nous appelons à une Office mondiale des migrations au niveau de l’ONU, où 197 États sont reconnus : nous n’avons pas à décider entre Européens. D’autant que les flux migratoires ne concernent pas majoritairement les pays occidentaux, mais bien ceux du Sud. Ce que défend la France insoumise ne caresse pas l’air du temps dans le sens du poil. Au contraire. Nous sortons de nous-mêmes et pensons la migration à échelle planétaire.

« Je suis internationaliste. Pas mondialiste. Je crois au bon usage des frontières », écrivait cette année Jean-Luc Mélenchon. Que signifie pour vous cette opposition entre « internationalisme » et « mondialisme » ?

Olivier Besancenot : Je ne suis pas mondialiste — mais c’est là le vocable de l’extrême droite, en général… Je suis un internationaliste conséquent. C’est devenu une vanne, dans la gauche radicale, d’affirmer qu’on est favorable au brassage, au mélange. Je ne suis pas béni-oui-oui, je ne suis pas sponsorisé par Erasmus, je rappelle seulement nos fondamentaux politiques. Je crois à la reconnaissance des spécificités, mais dans leur relation à l’universel. Avec ce point d’équilibre, toujours. Je préfère les identités-rhizomes, dont parlait Glissant, aux identités closes. Je veux croire que nous naissons de plusieurs racines. Danièle, je te propose que nous menions une campagne commune sur le thème « L’immigration n’est pas un problème », tel que tu l’as énoncé tout à l’heure. Que toutes les forces le disent ensemble et donnent un maximum de visibilité à cette ligne face au public. Ne laissons pas planer de mauvais doutes. Car n’importe quelle personne assise dans son canapé, qui entend dire à la télévision, dans nos bouches, qu’il faut d’abord traiter « les causes » de l’immigration se dit machinalement que l’immigration est donc bel et bien un problème.

Danièle Obono : De quoi parle-t-on ici ? Pas de celles et ceux qui font le choix, par désir de voir du pays ou par choix de vie, d’aller vivre ailleurs, ayant à leur disposition les moyens pour faire et obtenir des visas, des titres de séjour… Tant mieux pour elles et eux ! Aujourd’hui, quand on aborde le sujet des migrations — extrême droite mise à part, qui est contre toutes les migrations, y compris légales —, on parle bien des migrations « forcées », que ce soit par contrainte politique, économique, écologique… On parle de gens qui n’ont en vérité pas le choix de rester ou de partir, et pour qui l’émigration est, dès le départ, un déchirement, une souffrance. Sans parler de toutes celles qu’elles et ils vont connaitre ensuite sur les chemins de l’exil… C’est à ces causes-là, les causes du malheur et du désespoir, que nous disons qu’il faut s’attaquer. En France, les migrants ne sont pas un problème, ils ne créent pas des inégalités, ils ne volent le pain de la bouche de personne, mais on ne peut pas occulter l’autre versant. Dire uniquement que « l’immigration n’est pas un problème », c’est effacer la violence des départs. Le « Manifeste » [de Mediapart, Regards et Politis] se contente de dire que c’est comme ça, qu’on ne peut rien y faire. Je ne vois pas en quoi c’est contradictoire. Faisons donc une campagne qui aille au-delà : n’acceptons pas cet état de fait, n’acceptons pas que des gens risquent leur vie — ou la perdent — pour finir dans ces conditions porte de la Chapelle [à Paris].

Une enquête de l’Ifop, parue fin 2017, avance que 64 % des Français trouvent que le rythme de l’immigration est « trop élevé » — et qu’une majorité se montre favorable à la fin du regroupement familial et à l’abolition de l’espace Schengen. La même année, Le Monde publiait une autre étude : « 77 % des ouvriers jugent qu’il y a trop d’étrangers en France. » Comment, en tant que révolutionnaires, donc en tant que porteurs de l’émancipation populaire, appréhender ce sentiment visiblement dominant au sein du peuple ?

Olivier Besancenot : Les idées ne sont jamais figées : c’est une bataille. À cet égard, la pensée d’Antonio Gramsci est souvent dénaturée : l’idée de l’hégémonie ne signifiait pas, pour lui, s’adapter au cours des choses, à ce qui est en vogue dans l’opinion. Il s’agissait de créer des espaces politiques, sociaux et culturels, clairement balisés, de les faire vivre, de les fortifier dans l’optique de rendre un certain nombre d’idées majoritaires dans la société. Afin de démontrer, ici et maintenant, que nos positions sont viables au sein de cette société. Il ne renonçait pas à la confrontation avec la pensée dominante pour autant.

Il n’est donc pas question de moduler son discours politique au sens commun du moment ?

Olivier Besancenot : Toutes les luttes d’émancipation ont été minoritaires dans un premier temps ! Le combat pour le droit des femmes, qui sont pourtant plus nombreuses que les hommes, a, lui-même, été minoritaire durant des décennies et des décennies. Je ne défends pas une politique qui nous minorise ; j’assume seulement la nécessité de résister à l’air du temps.

Quitte à perdre les élections ?

Olivier Besancenot : Quitte à perdre des voix, s’il le faut. Je l’ai entendu 10 000 fois : des gens me tapent sur l’épaule pour m’encourager et me féliciter pour ce que je dis sur les riches et les profits, tout en ajoutant qu’ils ne me suivent pas sur l’immigration. Mais il est important qu’ils continuent de savoir qu’avec nous, c’est un paquet cadeau. Il s’agit de créer un certain nombre de digues dans la société, de positions inébranlables.

Danièle, un « cadre » de la FI avait dit au Figaro que si votre mouvement assume pour mot d’ordre celui de l’ouverture des frontières, vous seriez « morts politiquement3 ». Il y a donc bien une réflexion stratégique.

Danièle Obono : Je ne sais pas de quel « cadre » il s’agit, qui aurait dit quoi exactement — et je ne suis pas d’accord pour discuter sur la base des « on dit » médiatiques. Et, je le redis, la position d’une personne ne résume pas celle du mouvement. Notre position est celle de l’accueil et du sauvetage des migrants, mais, oui, pas celle de « l’ouverture des frontières ». Parce que ça ne veut rien dire, ou tout et n’importe quoi en même temps ! Et que nous croyons au bon usage des frontières. On veut être majoritaires, oui, mais en convaincant les gens sur nos idées. Et pour ça, on cherche des moyens, des slogans, des revendications qui soient audibles, compréhensibles, qui permettent d’accrocher et de convaincre le plus grand nombre. Pourquoi est-ce que nous défendons la régularisation des travailleurssans-papiers, en insistant sur la dimension de « travailleurs » ? Car ça dédramatise et ça parle aux gens qui peuvent comprendre et s’identifier plus facilement aux sans-papiers qui bossent, comme n’importe qui, et qui devraient donc avoir des droits et des protections. Les gens, au quotidien, comprennent et sont d’accord avec l’idée qu’on ne peut pas séparer les familles. Donc quand on demande la régularisation des parents d’enfants qui sont scolarisés, là aussi, ça leur parle. On a sans doute un désaccord tactique avec le NPA : avoir des mots d’ordre concrets aide à gagner des batailles. On doit créer des brèches. On ne dit pas qu’on va régulariser « tout le monde » comme ça, on ne défend pas l’« ouverture des frontières » parce que oui, ça braque, c’est contre-productif, ça renvoie encore une fois aux idéologies « no border »….

Bernie Sanders affirme que l’ouverture des frontières est une « proposition de droite ». Que la suppression des frontières nationales favorise la venue d’une main d’œuvre à bas coût et qu’elle fragilise, dès lors, les chômeurs afro-américains, blancs et hispaniques. Que répondre à ça ?

Olivier Besancenot : Que je ne suis pas d’accord. Cela ne correspond pas à la réalité des mouvements migratoires. Il n’y a pas de règle mathématique ni de corrélation mécanique entre immigration et mise en péril des droits sociaux pour les résidents. Lorsqu’en France, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, durant les Trente Glorieuses, les classes dominantes ont été chercher, de force, des travailleurs étrangers pour effectuer des travaux que pas grand monde ne souhaitait faire, il n’y a pas eu pour autant de « pression salariale » particulière pour les autres travailleurs. C’est un argument dangereux et fallacieux, mais il est vrai qu’il n’est pas nouveau dans le mouvement ouvrier…

Paul Lafargue, du Parti ouvrier, par exemple4.

Olivier Besancenot : Oui ! Et c’est inassumable aujourd’hui. Certains opposent également à ma position des citations de Jaurès. Mais Jaurès n’a pas dit que ça, et a évolué sur la question ; à la fin de sa vie, il découvrait, par son humanisme, la réalité coloniale. On ne peut pas enjamber le siècle d’expériences politiques qui nous sépare de cette période. On ne peut pas faire fi de la Révolution russe, oublier le congrès de Bakou de 1920 — qui a donné, pour la première fois, la parole aux peuples colonisés —, et rayer d’un trait de plume les luttes de libération nationale qui ont suivi. Tout un tas de figures historiques du mouvement ouvrier, auxquelles nous nous référons pourtant, ont tenu des propos sur la question coloniale qu’on ne peut plus reprendre à notre compte — à commencer par Marx et Engels. Dans un autre registre, des pans entiers du syndicalisme, y compris anarchistes ou syndicalistes révolutionnaires, affirmaient à la fin du XIXe siècle que l’arrivée des femmes sur le marché du travail allait faire pression sur les salaires des hommes et mettre les travailleurs en concurrence entre eux. Qui, aujourd’hui, aurait à l’idée de proposer « d’assécher » le travail des femmes ?

Danièle Obono : Mais c’est un argument que le patronat utilise. « Si tu n’es pas content, on te remplacera. » C’est certainement un autre de nos désaccords. La classe dominante instrumentalise les migrations — comme elle le fait aujourd’hui avec le chômage ou l’emploi des femmes. Les femmes ont davantage de temps partiels et de temps précaires. Systémiquement, le différentiel est de – 20 à – 25 %. Le système capitaliste et patriarcal développe objectivement une stratégie d’opposition, il joue sur les uns et les autres, il surexploite, discrimine et met en concurrence sur le « marché du travail » les uns, les unes et les autres : actifs contre chômeuses et chômeurs, femmes contre hommes, blancs contre racisés, nationaux contre immigrés…. Pointer du doigt la responsabilité des capitalistes est légitime, et ça n’ouvre aucune boîte de Pandore nationaliste.

Olivier Besancenot : Eh bien nivelons par le haut ! Je n’entends pas le patronat avancer aujourd’hui l’argument que tu énonces. Le patronat pense d’abord en termes de gains de productivité, et y répond, le cas échéant, en délocalisant à l’étranger. Le patronat met désormais les travailleurs en concurrence à l’échelle de la planète ; il n’a pas eu besoin de l’immigration pour amputer le monde du travail, ces dernières années, de 10 % du PIB chaque année, au profit du Capital.

Danièle Obono : Dans le secteur du bâtiment, ils ne délocalisent pas : ils emploient des travailleurs arrivés récemment, parfois sans papiers.

Olivier Besancenot : Oui, des « délocalisations » sur place, en quelque sorte. Réglons le problème en posant ensemble la question du partage des richesses. Et on y arrivera. Mais quand tu additionnes « lutter contre les causes de l’immigration », « créer les conditions pour que les gens ne partent pas », et poser une équation — même instrumentalisée — entre migrants et baisse des salaires, avoue que ça donne à réfléchir ! Tout ceci amplifie ce que j’appelle « l’effet tunnel » du grand public vis-à-vis de l’immigration. Lorsqu’un individu se retrouve en situation de tension parce qu’il se sent agressé par un autre individu, il est prouvé que son champ de vision réduit de moitié ou des deux tiers. Il se focalise sur ce qu’il pense être un danger : la société est frappée par cet « effet tunnel », et une partie de la gauche radicale n’est pas loin d’y succomber à son tour. Incarnons tous ensemble le camp de ceux qui n’ont pas peur. Et cessons de mettre des notes de bas de page dans nos déclarations pour être compris.

En 2016, le cinéaste Ken Loach, soutien historique du NPA, déclarait que la gauche n’entend pas qu’il est « très troublant et déstabilisant » pour les gens de voir leur environnement « changer de façon drastique en l’espace même de dix ans ». Est-ce là une pente glissante ?

Olivier Besancenot : Parlons des questions identitaires s’il le faut. Discutons-les au sein de la gauche radicale. Moi-même je suis un Parisien, un con de Parisien ! (rires) Avec les contradictions footballistiques qui vont avec. Je peux être vraiment très parisien devant un match. (rires) Imaginons des espaces démocratiques à même de définir ou redéfinir des identités singulières et communes — ça ne me choque absolument pas : il n’y a pas de tabous. La démocratie qui implique la majorité au titre d’acteurs politiques et non de sujets est le seul cadre qui puisse permettre de dénouer les crispations. Le populisme de gauche, tel qu’il est défini par Mouffe et d’autres, postule d’entrée que les questions de société, migration incluse, divisent le peuple à unifier autour de quelques questions sociales dédiées. Il y a eu des débats récurrents à ce sujet au sein de Podemos. Il ne faut pas perdre de vue que les sujets majeurs de préoccupation, au sein de la population, c’est le prix de l’essence, le logement, le salaire. On doit donc construire des blocs sociaux et politiques, où les questions sociales et de société s’articulent dans leur complémentarité. Bien sûr que s’appuyer sur des revendications partielles peut faire avancer la cause. Quand la CGT et SUD appuyaient les mouvements de grève des travailleurs sans-papiers, nous les avons soutenus sans failles, mais nous poussions aussi — quitte à se dire quelques vérités — à ce que la convergence se noue avec les collectifs de sans-papiers qui n’avaient pas nécessairement d’emplois.

Danièle Obono : La question migratoire est sociale. Quel est le prêt-à-penser sur le sujet ? Qu’on n’a pas assez pour nous-mêmes, donc qu’on ne peut plus accueillir personne. C’est faux. On est la 6e puissance mondiale : on peut donner des droits. Jean-Luc [Mélenchon] ne le dirait pas avec ce mot, mais on assume d’être une société multiculturelle. On peut être afro-français — mieux, on est. Le débat culturel et identitaire est normal dans un monde qui se déconstruit. Reste à savoir ce qu’on reconstruit ensemble. Qu’est-ce qui fait commun ? Comment fait-on société ? La Constituante, proposée par la FI, est une réponse à ça.

Olivier Besancenot : Dans mon bureau de poste, il y a trois guichets. On est en sous-effectifs, donc on a généralement un guichet qui n’est pas ouvert. Avec la file d’attente que ça induit. Au bout d’un moment, un type finit forcément par péter un plomb et s’adresse généralement vertement au guichetier en lui demandant d’accélérer. Heureusement, tu as aussi celui ou celle qui a tout compris et dit : « Je ne comprends pas, il y a trois guichets, pourquoi il manque un guichetier ? » Remettre au centre la question du partage des richesses revient à ça. En France, on a la possibilité d’avoir trois guichets et trois guichetiers. C’est pareil sur la question de l’immigration. Que disent le plus souvent ces 64 % de Français mécontents — en tout cas tous ceux que je croise ? Ils parlent du logement, bien avant l’emploi. Des toits qui manquent, des listes d’attente pour les logements sociaux, qu’ils mettent en opposition avec l’accueil des migrants. Eh bien, rappelons les fondamentaux : on a 1,8 millions de personnes en attente d’un logement social et 2,6 millions de logements laissés vacants. Donc, Danièle, disons ensemble « L’immigration n’est pas un problème » et rajoutons ce que tu veux derrière, si ça permet qu’on avance de manière unitaire. Il faut seulement que le plus grand nombre comprenne qu’il existe un camp décomplexé qui n’a pas envie de s’excuser pour dire qu’il est clairement antiraciste. Donnons-nous les moyens de créer un bloc pour leur dire : « Vous nous faites chier, à la télé, de nous poser toujours les mêmes questions en boucle. »

Danièle Obono : La question migratoire est un élément de la guerre sociale et économique. Ne la dissocions pas du reste. Parlons de « droits égaux » et tirons ce fil.

Publié sur le site de Ballast.

1.↑25 août 2018.

2.↑Lettre à Maillard, 6 juin 1852 : « Proudhoniens et communistes sont également ridicules dans leurs diatribes réciproques et ils ne comprennent pas l’utilité immense de la diversité dans les doctrines. Chaque école, chaque nuance a sa mission à remplir, sa partie à jouer dans le grand drame révolutionnaire, et si cette multiplicité des systèmes vous semblait funeste, vous méconnaîtriez la plus irrécusable des vérités : La lumière ne jaillit que de la discussion. »

3.↑« Plus prosaïque, un autre cadre confiait : Il faut être réaliste. Si nous adoptons la même ligne que les formations d’extrême gauche sur l’immigration, dans le contexte actuel, nous sommes morts politiquement. Contrairement à certaines formations, nous, nous avons vocation à gagner dans les élections. » « Les positions de Mélenchon sur l’immigration crispent à gauche »Le Figaro, 9 septembre 2016.

4.↑« Nous, socialistes internationaux, nous sommes les ennemis de l’émigration, nous ne voulons pas que le prolétaire quitte son pays natal, nous voulons qu’il y trouve son bien-être. » « La campagne patriotarde », Le Socialiste, n° 144, 17 juin 1893.