Il y a trente ans, avec l’effondrement de l’Union Soviétique et des Etats de sa zone d’influence, la mondialisation néolibérale s’est imposée sur toute la planète. Mais si les conséquences sociales et environnementales des politiques néolibérales ont été, à juste titre, dénoncées par le mouvement altermondialiste, les années 1990 ont vu également la fin des dictatures dans de très nombreux pays et ont été un “âge d’or” pour les institutions internationales. Cela a été le cas des institutions financières – FMI et Banque mondiale – et commerciales – l’OMC a été créée en 1995 – qui ont œuvré pour la mise en place, partout, des politiques néolibérales. Mais cela a été également le cas de l’ONU qui a pu multiplier les grandes conférences internationales comme celle du Caire en 1994 sur la démographie, de Beijing en 1995 sur les droits des femmes, d’Istanbul en 1996 sur le logement sans oublier bien sur celle de Rio en 1992 qui allait lancer les cycles de négociations sur la biodiversité et le changement climatique.
La période où la mondialisation néolibérale s’est accompagnée d’une extension de la démocratie – Bill Clinton la qualifiait de “démocratie de marché” – et d’un rôle accru des institutions internationales a été brève. La guerre en Irak de 2003 est un point de bascule pour l’ordre international, l’ONU va se trouver paralysé, de même que l’OMC, et le FMI voit la plupart des pays refuser ses interventions. Une décennie plus tard, l’élection de Donald Trump marque un nouveau tournant en fragilisant les alliances traditionnelles des Etats-Unis, en Europe comme en Asie, et en légitimant le retour des dictatures militaires et le développement d’un “nouvel autoritarisme” où des gouvernements élus en Inde, Brésil, Turquie, Hongrie, etc. encouragent le racisme et défient l’Etat de droit.
Si l’on en reste aux analyses des systèmes-monde tel qu’il ont été théorisé par Immanuel Wallerstein, les systèmes-monde, depuis la fin du 16e siècle et le siècle d’or néerlandais, ont toujours été construits autour d’un État dominant, les phases de transitions d’un État dominant à un autre ayant été marquées par de nombreux conflits, de tensions et de guerres.
Aujourd’hui nous entrons dans une nouvelle phase de transition ce dont témoigne tous les jours la montée des tensions internationales. Les Etats-Unis sont toujours la puissance dominante, mais en phase de déclin relatif sur le plan économique et militaire et affaiblis par une polarisation interne croissante, même s’ils restent, et de loin, le pays qui possède l’armée la plus puissante du monde, ainsi que le dollar, monnaie de référence au niveau mondial, et une hégémonie culturelle non remise en cause. Aujourd’hui leur seul réel compétiteur est la Chine dont le PIB approche celui des Etats-Unis et le dépasse même s’il est calculé en Parité de Pouvoir d’Achat, une Chine qui veut se développer dans tous les domaines industriels et qui pèse sur la scène internationale avec son initiative “Belt and Road” qui investit dans de nombreuses infrastructures de transports.
Si la Chine et les Etats-Unis sont les deux seuls acteurs majeurs développant tous les atouts de la puissance, la phase de tensions et de guerre dans laquelle le monde est entré permet à d’autres acteurs de peser par différents moyens, dont les interventions militaires. C’est évidemment le cas de la Russie qui a multiplié les interventions au Moyen-Orient, en Afrique et dans le Caucase et qui s’engage aujourd’hui dans un conflit majeur en Ukraine. S’il faut rester prudent sur l’issue du conflit en cours, ses conséquences géopolitiques se dessinent déjà. D’un côté l’OTAN en sort renforcée mais c’est surtout l’Union Européenne qui devrait connaître un affermissement de ses liens internes : après la phase du Covid qui a vu l’UE se doter de moyens communs et surtout a accepté d’investir des sommes considérables au nom de l’Union, la guerre en Ukraine rapproche les Etats membres et va les amener à renforcer leurs dépenses militaires. De l’autre côté, la Russie devra trouver d’autres partenaires pour compenser les pertes dues aux sanctions occidentales, et la Chine est évidemment la mieux placée.
Le paysage international qui se dessine aujourd’hui est loin d’être satisfaisant. Une période de tensions et de conflits dans un monde instable et divisé, et, dans l’actualité immédiate, une guerre majeure en Europe qui risque d’avoir comme conséquence la constitution d’un axe Russie-Chine et un renforcement de l’Union Européenne non pas par des politiques sociales, écologiques et démocratiques mais par un regain de militarisme dans une alliance renouvelée avec les Etats-Unis. Dans cette situation difficile trois éléments paraissent importants.
C’est d’abord la défense et la réforme de l’ONU, seul outil multilatéral à notre disposition. Face à sa paralysie actuelle, l’ONU devrait modifier le fonctionnement du Conseil de sécurité en supprimant le droit de véto et en l’élargissant, donner plus de pouvoir à l’Assemblée générale et enfin permettre à d’autres acteurs que les Etats de faire entendre leurs voix, peuples premiers et acteurs de la société civile. Les opinions publiques et les mobilisations populaires, qui se multiplient aujourd’hui sur tous les continents, peuvent ainsi changer la donne sur des questions comme la lutte contre le changement climatique où la régulation des activités des entreprises multinationales.
L’ordre westphalien qui s’imposait encore lors de la création de l’ONU, uniquement basée à l’époque sur les rapports inter-étatiques, est en effet dépassé par la multiplicité des acteurs jouant un rôle au niveau international, des grandes entreprises multinationales aux ONGs, et par les outils qui, comme internet, sont d’emblée mondiaux. Des outils dont la gestion peut donner des idées pour un fonctionnement différent : Wikipedia, Openstreetmap, et l’internet lui-même sont ainsi “gérés” au niveau mondial par des collectifs auto-organisés fonctionnement au consensus. Un modèle qui a été repris par les scientifiques qui ont partagé en temps réel toutes les informations concernant le coronavirus, faisant du Covid-19 un exemple parfait du pire – les brevets sur les vaccins et les milliards de profit des big-pharma – et du meilleur – la gestion libre et ouverte de la communauté scientifique – dans la “gestion du monde” !
Dernier élément : dans un monde qui sera dominé par la tension entre les deux puissances dominantes, il faudra trouver une troisième voie, et donc passer les alliances nécessaires pour faire avancer les préoccupations sociales, écologistes et démocratiques. Ces alliances entre Etats mais aussi acteurs de la société civile devraient être régionales, pour nous l’Europe, mais aussi mondiales pour reconstruire ensemble une organisation mondiale garantissant la paix entre les peuples, la défense des droits fondamentaux pour tous les habitants de cette planète et une nouvelle relation entre l’humanité et la nature.
Christophe Aguiton. Publié dans Regards.