Nous n’avons pas encore gagné la bataille des retraites et pourtant, Emmanuel Macron a déjà perdu. Il nous reste à arracher la victoire, par une pression sociale exceptionnelle, sur l’enjeu brûlant du report de l’âge de départ. Mais nous pouvons l’emporter bien plus encore. Car l’état actuel du pays est un atout majeur pour consolider nos forces en vue de gouverner et de changer de cap. La tripolarisation du champ politique, qui s’est affirmée dans les élections de 2022, nous oblige à renforcer le rassemblement du pôle de transformation sociale et écologique, en un mot la Nupes.
D’ores et déjà, l’échec de la macronie
L’écrasante majorité des Français, et même 93% des actifs, refuse de travailler deux ans de plus. L’intersyndicale apparaît chaque jour plus soudée et déterminée – du jamais vu depuis les années 1970 ! – pour empêcher le recul de nos droits à la retraite. Des millions de personnes ont manifesté leur colère dans les rues, la jeunesse se mobilise et, de façon assez inédite, les habitants de villes petites et moyennes se mobilisent contre son projet. Le Président et le gouvernement ne disposent d’aucune légitimité populaire pour imposer une énième régression sociale, sans doute celle de trop.
Si Macron peut s’enferrer dans une attitude socialement violente, démocratiquement ravageuse, s’il a la possibilité avec Élisabeth Borne de passer en force, c’est parce qu’il s’appuie sur les rouages d’une Ve République toujours si prompt à laisser tout pouvoir à l’exécutif. Mais il a perdu la bataille de l’opinion. Il n’a pas réussi à convaincre que l’allongement de l’âge de départ était inéluctable. Il a échoué à amadouer les Français avec ses « goodies » comme belles contreparties : pire, les promesses autour des 1.200 euros minimum ou de l’Index Senior se sont lamentablement échouées sur l’autel des mensonges démasqués. Emmanuel Macron et les siens ont même échoué à convaincre les Français qu’il ne servait à rien de manifester, eux qui sont 67% selon l’IFOP à estimer justifié le blocage du pays.
Quoiqu’ils fassent désormais, Emmanuel Macron et Elisabeth Borne sont dans la seringue : s’ils vont jusqu’au bout, ils laisseront amertume dans le cœur des Français, colère, esprit de revanche ; s’ils reculent, la défaite sera des plus cuisantes en ce début de quinquennat, laissant le pouvoir en place dans une difficulté inouïe pour poursuivre sa politique.
Macron a perdu mais nous n’avons pas (encore) gagné. D’abord, il nous faut encore obtenir, par le rapport de force social, le retrait du projet. La date du 7 mars est décisive. À l’appel des syndicats, qui jouent ici pleinement leur rôle, cette journée de grèves et manifestations doit assurer la montée en puissance de la pression exercée sur le gouvernement. Puisque le gouvernement reste droit dans ses bottes alors qu’il est minoritaire et que les manifestations de masse se déploient, il faut maintenant des grèves généralisées dans le public comme dans le privé, le blocage renouvelé de secteurs clés de notre économie. Un pays à l’arrêt, voilà le niveau nécessaire pour faire flancher des gouvernants qui se croient tout permis, qui méprisent la volonté de la majorité, qui s’entêtent à emmener le pays dans le naufrage des politiques néolibérales.
Les retraites, miroir d’un champ politique en trois pôles
Si nous pouvons gagner, ce n’est pas seulement cette bataille. Dit autrement, si nous gagnions ce bras de fer, nos capacités à gagner les suivantes seront démultipliées. Et si nous la perdons, la colère qui se diffusera comme une trainée de poudre sera notre carburant pour remporter les échéances à venir. Ce qui se joue dans le conflit sur les retraites dépasse l’enjeu de l’âge légal de départ à la retraite. Bien sûr, la bataille sociale et politique contre le gouvernement vise un but concret et circonscrit : empêcher cette violente régression, dont les conséquences seraient dramatiques pour des millions de gens. Mais à cet enjeu précis, vital, immédiat, s’ajoute un conflit de plus long cours.
La séquence actuelle doit permettre d’engranger des forces politiquement. Si l’on vise la conquête du pouvoir, il faut raisonner à l’échelle d’un paysage politique reconfiguré avec l’affirmation, depuis la présidentielle et les législatives, de la tripolarisation de notre vie politique. Trois grandes familles de projet s’affrontent là où la bipolarisation était la norme durant tant de décennies précédentes. Ce qui frappe, c’est combien la contre-réforme des retraites fonctionne comme un miroir de cette tripartition de notre champ politique.
D’abord, la macronie s’affirme de façon cohérente. À la fois synthèse et accélération des politiques menées depuis 40 ans, elle ne fait preuve d’aucune originalité : nous connaissons bien les recettes néolibérales puisqu’elles ont été menées partout en Europe, impulsées depuis les années 1980 par Margaret Thatcher. C’est la confiance inébranlable dans les lois du marché à ne pas entraver, le « ruissellement » suivra. C’est la baisse continue des droits et des protections, gage de compétitivité. C’est la réduction de la dépense publique, pour atteindre les fameux 3% de déficit, norme comptable établie sur un coin de table par des technocrates à Bruxelles. C’est la concurrence de tous contre tous, le mérite devant départager les gagnants et les perdants sans que jamais ne rentrent en ligne de compte les inégalités structurelles qui pèsent sur les individus, les phénomènes de reproduction sociale. C’est la conviction qu’un capitalisme un peu verdi pourrait nous permettre de résorber la crise climatique. Le corollaire de ces partis pris socio-économiques, c’est un contrôle social accru et une démocratie toujours plus bafouée. Pour que le peuple ne se rebelle pas devant des conditions de vie qui se dégradent, il faut assumer la pénalisation du mouvement social, museler le pouvoir du Parlement ou encore contrôler les médias. La contre-réforme des retraites s’inscrit parfaitement dans ce choix de société macroniste. L’objectif est de nous faire travailler plus longtemps pour remplir des caisses publiques vidées par les cadeaux aux grands groupes économiques et aux hyper-riches. Le moins-disant des droits s’entremêle à l’obsession de la règle d’or. Ne pas toucher aux revenus du capital et diminuer les cotisations des plus privilégiés est leur mantra. Qu’importe que la vie de la majorité en paie le prix, à commencer par les plus modestes. Et le 47-1 permet d’imposer ce choix. Nous savons à qui, à quoi nous avons affaire, avec constance et détermination.
Ensuite, le Rassemblement national déroule son crédo. Son approche de la réforme éclaire son projet pour le pays. L’opportunisme en économie est caractéristique de l’extrême droite. En la matière, le RN ne s’embarrasse pas de cohérence. Il n’y a pas si longtemps, le parti de Marine Le Pen plaidait pour un allongement de la durée du travail. La demande populaire se fait pressante pour ne pas travailler plus longtemps ? L’extrême droite tourne comme un tournesol pour adapter son discours. N’oublions jamais qu’au fond, même si c’est à bas bruit, le RN accepte les normes du marché et ne cherche aucunement à réduire les inégalités. Les expériences brandies en modèle à l’échelle internationale ou leurs votes à l’Assemblée nationale en attestent. En revanche, au détour du débat sur les retraites, nous retrouvons ses obsessions xénophobes et sexistes. Le RN propose la natalité pour assouvir un projet ethno-nationaliste qui vise à reproduire sur elle-même une société française figée dans son identité (fantasmée). La natalité française est ici pensée comme une réponse au supposé « grand remplacement », c’est-à-dire à la prétendue substitution de population française – et par extension de notre civilisation – par les vagues d’immigrations extra-européennes. La liberté des femmes à disposer de leur corps n’est pas leur sujet. Déjà, en 1999, Le Pen père brandissait ce credo. Déjà en 2019, Sébastien Chenu disait que « la natalité est le deuxième levier pour maintenir la pérennité du système des retraites ». Aujourd’hui, la députée RN Laure Lavalette défend que « ce sont les bébés de 2023 qui seront les cotisants de 2043 ». N’oublions pas que la Hongrie de Orban, qui a inspiré les amendements du RN sur le projet retraites, a instauré une part fiscale pleine dès le deuxième enfant et créé un prêt à taux zéro, jusqu’à 100 000 euros, pour le projet immobilier d’un jeune couple, le capital restant dû se transformant en don au troisième enfant. Et l’Italie de Meloni aide financièrement les femmes qui hésitent à avorter. Au détour des retraites, nous retombons sur les fondamentaux de l’extrême droite. Et ils sont effrayants.
Fort heureusement, la Nupes a émergé, formant un troisième pôle en phase avec les aspirations exprimées dans la bataille des retraites. Et pour cause : au cœur de son, de notre projet se trouve le partage des richesses, des pouvoirs et des temps de la vie. Contre les politiques néolibérales et réactionnaires, la Nupes veut agir pour l’élévation des droits et des protections, pour les services publics, pour la relocalisation de l’économie. Elle prône un autre partage de la plus-value en proposant notamment d’augmenter les salaires et de taxer les profits. Elle préfère la coopération à la concurrence, la mise en commun à la compétitivité, la liberté à la surveillance généralisée. Alliant perspective sociale et écologique, elle vise à dé-marchandiser nos vies. C’est donc tout naturellement qu’elle refuse que les deux plus belles années de retraite soient transformées en deux pires années de travail. Opposée à la logique de l’austérité budgétaire et soucieuse de dégager de nouvelles recettes pour améliorer les protections sociales, la Nupes articule sa critique du projet retraites Macron/Borne avec des propositions concrètes de nouvelles contributions pour pérenniser notre système, s’il venait à être temporairement en léger déficit. Notre réponse se situe donc résolument du côté du progrès humain – nous visons la retraite à 60 ans – et propose comme fil rouge la mise en commun des richesses pour que le grand nombre vive mieux. Elle est imprégnée du paradigme écologique qui suppose de baisser le volume de la productivité, et donc à diminuer le temps de travail. Voulant davantage de démocratie, la Nupes est également vent debout contre la méthode du 49.3 ou 47.1 qui permet à une minorité d’imposer sa loi. Il faut en finir avec la monarchie présidentielle qui mène le pays à l’abîme.
Le vent social dans les voiles d’une Nupes à chérir
De ces trois visions de la société, la nôtre est celle qui apparaît la plus en adéquation avec le mouvement social actuel. Autrement dit, la Nupes a du vent dans les voiles. Il faut saluer l’intersyndicale pour avoir réussi l’unité dans la durée, gage de la mobilisation historique que nous connaissons. Ce n’était pas évident, il est arrivé dans l’histoire que les syndicats ne soient pas à la hauteur des événements. Reste à la Nupes de réussir à faire grandir le cadre permettant de gagner. Là se situe sa contribution au combat immédiat car on lutte d’autant plus et d’autant mieux que l’on perçoit une perspective politique victorieuse. Là est sa responsabilité dans la course contre la montre engagée avec l’extrême droite.
J’ai déjà appelé à consolider la Nupes (1) tant je suis convaincue qu’à l’heure de la tripolarisation du champ politique, nous avons un devoir d’union. La macronie essore le pays. Il faut que cesse son carnage. Le RN rêve d’une victoire française, après celles des Trump, Bolsonaro, Orban ou Meloni. Elle n’est pas sans raisons d’y croire, ce qui nous place devant un immense danger. La Nupes doit conjurer cette double menace et de répondre aux urgences écologiques, sociales, démocratiques.
La force de la Nupes tient en trois points. Elle représente la forme contemporaine de l’union de la gauche, indispensable pour gagner à l’heure de la tripartition du champ politique – accéder au second tour de la présidentielle est notamment bien plus difficile qu’à l’époque de la bipolarisation, c’est même désormais l’un des premiers défis à relever. L’équilibre interne de la Nupes la place résolument du côté du changement en profondeur de la société, le seul à même de rompre avec les ravages du néolibéralisme et du productivisme, le seul capable de mobiliser un électorat populaire, clé de toute victoire à gauche. Enfin, la Nupes est diverse ce qui est un atout essentiel pour convaincre des franges larges du pays et constituer ainsi une majorité, à la condition de faire vivre ce pluralisme, et sans perdre en cohérence d’ensemble.
Jamais je ne dirais que « l’unitêêêêêêê », comme l’appellent souvent ses détracteurs, suffit. Je pense en revanche que, dans le contexte actuel, l’union est une condition sine qua non pour gagner. Et de là découlent, forcément, des partis pris stratégiques et tactiques. Conforter la Nupes devient primordial, supérieur à l’auto-affirmation. Il ne s’agit pas d’effacer les spécificités de chaque composante de la Nupes mais de doser cette valorisation identitaire pour qu’elle ne grève pas le cadre commun qui, lui, doit être chéri et renforcé. Or je vois bien les tentations des uns de vouloir prioritairement se montrer toujours les plus forts, des autres de chercher à rééquilibrer aux forceps la Nupes en leur faveur. C’est regrettable mais assez logique, surtout pour un cadre né en 13 jours, 13 nuits, et si récent, donc encore fragile. Je ne suis pas sourde non plus aux tentations d’autres encore de sortir de ce cadre. J’aimerais bien connaitre leur scenario alternatif pour l’emporter parce que je n’en vois aucun.
Contre ces tendances destructrices, nous pouvons construire un antidote majeur en agissant pour que la Nupes s’ancre encore davantage dans la réalité militante et qu’elle s’affirme comme un rempart et un espoir chez les sympathisants de gauche. Si « acte 2 » ou « charte » il doit y avoir, et je suis absolument favorable à une nouvelle étape inclusive, c’est à mon sens d’abord pour ancrer la Nupes dans le pays, lui donner une réalité bien supérieure à un simple accord électoral. Cela signifie concrètement favoriser l’essor à la base de collectifs Nupes pour faire ensemble. Il faut profiter de la mobilisation sociale pour créer une pratique et une culture communes. Cela suppose également de développer des cadres d’expression et de travail Nupes, des meetings – comme nous le faisons sur les retraites – aux propositions de loi, en passant par l’approfondissement des points de programme.
Oui, nous pouvons gagner. À condition d’endiguer les fragilités de la Nupes par son ancrage dans des pratiques concrètes de masse.
Clémentine Autain