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“Monsieur, c’est une révolution.”

Une grève générale massive, rassemblant plusieurs dizaines de millions (250 millions disent les centrales syndicales indiennes) s’est déroulée dans la dernière semaine de novembre en Inde, mettant en avant aussi bien les revendications ouvrières que celles des paysans pauvres. Ce n’est pas la première fois qu’un mouvement d’une telle ampleur voit le jour depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement Modi, sans qu’un débouché politique ne semble pouvoir être dessiné. Mais la force du mouvement de cette année et la convergence de plusieurs colères semblent indiquer un tournant dans l’importance de la contestation politique en Inde. Nous publions ici une analyse du chercheur américain Thomas Crowley, parue sur le site de la revue américaine Jacobin, qui éclaire le développement des mouvements paysans et l’orientation des mouvements communistes en Inde, vis-à-vis de la question agraire.

Sous le gouvernement du Premier Ministre Narendra Modi, les grèves générales ont un caractère répétitif. Tout d’abord, les plus grandes centrales syndicales nationales, à l’exception de celle liée au parti d’extrême droite de Modi, le Bharatiya Janata Party (BJP), appellent à une grève générale d’un jour ou deux, habituellement pour riposter à une nouvelle série de mesures anti-ouvrières du BJP. Des millions de personnes se pressent dans les rues en soutien. Les dirigeants syndicaux la qualifient de plus grande grève de l’histoire. Les media de gauche, à l’étranger saluent ces démonstrations, alors que les media mainstreams en Inde les mentionnent à peine et la vie semble reprendre son cours normal.

La grève de la semaine dernière semblait bien posséder toutes ces caractéristiques : un mouvement national appelé en riposte aux dernières mesures du BJP, la revendication d’une participation massive (250 millions dans ce cas), et la limitation dans le temps de la grève. Mais en 2020, la grève du 26 novembre a eu d’autres aspects. En mars, le gouvernement avait utilisé l’excuse de l’épidémie pour écraser les derniers sursauts des protestations contre ses lois discriminatoires sur la citoyenneté. Et donc la vision de manifestations de rue a été un événement frappant.

Plus important encore, la grève générale a convergé avec une marche lancée par une vaste coalition d’organisations paysannes, avec la volonté de converger sur la capitale Dehli. Les medias sociaux ont été soudainement remplis d’images de paysans utilisant leurs tracteurs et leurs camions pour renverser les barrages mis en place par la police dans le but de les empêcher d’entrer dans la ville. Dans une de ces vidéos, un manifestant expliquait fièrement à un policier sur ces barrages « C’est une révolution, Monsieur ».

Le gouvernement, conscient de la détermination des manifestants leur a concédé l’autorisation de se rassembler dans un secteur éloigné de Dehli à l’écart des centres de pouvoir. Bien que de nombreux paysans se soient arrêtés sur le site officiel de la manifestation, la plupart ont refusé cette offre et sont restés à la frontière de la ville, certains affirmant qu’ils avaient apporté assez de provisions pour y rester des mois. Il n’e s’agissait plus d’une simple manifestation symbolique d’une seule journée. Dès le mardi, le gouvernement central avait commencé à rencontrer les dirigeant des syndicats paysans, mais les manifestants déclaraient qu’ils continueraient à camper à la frontière jusqu’à ce que leurs revendications soient satisfaites.

Sous bien des aspects, la marche de Dehli a été la continuation des protestations de septembre, quand le Parlement contrôlé par le BJP avait mis en chantier trois lois controversées visant à ouvrir le secteur agricole aux intérêts de la finance et des grandes compagnies. Les paysans craignaient que ces lois soit le prélude au démantèlement par le gouvernement du système traditionnel des prix minimum qui garantit une certaine stabilité aux paysans par la fixation des prix auxquels le gouvernement achète certaines céréales.

Le gouvernement pensait qu’il pourrait peut-être faire passer ces lois à la faveur du chaos créé par le Covid (l’Inde vient de dépasser le Brésil en nombre de cas ce mois-ci), mais ces lois ont provoqué un tollé, les paysans dénonçant le renforcement des réformes néo-libérales dans le secteur agricole. Des protestations ont éclaté dans tout le pays, mais les plus importantes ont eu lieu dans le Punjab et l’Haryana, deux riches états du Nord qui étaient, autrefois, la base de départ de la Révolution Verte. Les dirigeants de mouvements de protestation venaient généralement des couches les plus riches de la paysannerie, même si les manifestations s’appuyaient sur un large soutien de toutes les catégories de la paysannerie.

Les mouvements paysans ont toujours été un sujet périlleux au sein de la gauche marxiste, y compris en Inde. En remontant à Lénine, Kautsky, Marx lui-même, la gauche a débattu de la question agraire, parfois en considérant la paysannerie comme une relique historique, un reste du féodalisme, destiné à disparaître au fur et à mesure que le capitalisme pénétrait le monde agricole. Mais, les nombreuses décennies de développement capitaliste en Inde ont remis cette idée en question car la paysannerie demeurait obstinément une figure centrale de l’économie du pays.

La paysannerie est souvent divisée en trois catégories, riches, moyens et pauvres agriculteurs. Les deux premières regroupent les propriétaires terriens et les producteurs de biens agricoles alors que les paysans pauvres sont souvent amenés à combiner le travail sur leurs terres avec une activité salariée, notamment en tant qu’ouvriers agricoles sur d’autres fermes. C’est ce que les économistes Amit Basole et Deepankar Basu analysent en 2011 dans un document de travail : « La coexistence du travail salarié et de la production à petite échelle de biens dans lesquelles les paysans sans terre, les petits fermiers et les petits propriétaires participent, dans un cas en tant que travailleurs libres et dans l’autre comme petits propriétaires-producteurs, a compliqué la tâche des politiques révolutionnaires ».

Ces complications ont pris de l’importance dans les années 80, quand l’Inde a commencé à s’engager dans le néo-libéralisme. Alors que les termes de l’échange se modifiaient dans l’agriculture, de « nouveaux mouvements paysans » émergeaient à travers le pays, principalement autour de la revendication de hausse des prix des biens agricoles. A ce moment, de nombreux marxistes négligeaient ces mouvements, compris comme ceux de riches paysans qui exploitaient le prolétariat agraire. D’autres, en désaccord, reconnaissaient la stratification au sein de la paysannerie, mais insistaient sur le fait que la grande majorité des agriculteurs souffrait des conséquences du néolibéralisme.

Dans leur article, Basole et Basu ont analysé cinq décennies de données économiques et démographiques pour décrire précisément les mécanismes d’exploitation capitaliste à l’œuvre en Inde. Pour le secteur agricole, ils notent « la différenciation de classe se poursuit bien que d’une manière différente au cas européen. La différentiation qui prend place dans l’Inde rurale se creuse plus entre une « gentry » rurale hétérogène et une catégorie hétérogène de pauvres qu’entre capitalistes et ouvriers ».

La partie la plus pauvre de ce secteur, s’engage dans le travail salarié et est donc exploitée au sens marxiste classique. Mais de nombreux producteurs, et pas uniquement les plus pauvres, font face à ce que Basole et Basu appellent « l’extraction de plus-value au travers de l’échange inégal ». Dans cet environnement, « les grossistes organisent systématiquement la manipulation des prix, au gré de leur position de monopole sur les marchés ».

« Du point de vue de la classe ouvrière, écrivent-ils, il est difficile de déterminer où s’arrête l’extraction de plus-value via l’échange inégal et où commence l’exploitation du travail salarié ». De plus, les petits et moyens paysans sont piégés dans un système de dettes, qui nourrit l’horrible crise de suicides de paysans en Inde (crise que la pandémie n’a fait qu’exacerber).

Ceci permet d’expliquer pourquoi l’actuel mouvement de protestation, bien que dirigé principalement par des représentants de la paysannerie riche, a trouvé un large soutien bien au-delà des couches supérieures de la société agraire. Alors que la paysannerie est clivée en classes et en castes, le tournant néolibéral a créé des ouvertures pour des alliances interclassistes et intercastes dans le milieu agricole. Avec l’intervention des syndicats centrée sur les besoins des plus exploités, les ouvriers agricoles, les plus petits propriétaires, les castes opprimées, les mouvements paysans ont pu être conduits à exiger des changements plus radicaux.

La présence de paysans riches au sein de ces mouvements ne doit donc pas être considérée par les forces de gauche comme un obstacle, mais plutôt comme un défi à affronter avec de la flexibilité et de l’attention pour les évolutions politiques et économiques. Au cours des années récentes, la gauche a commencé à suivre ces approches flexibles envers les mobilisations agricoles. Malgré son déclin électoral le Parti Communiste d’Inde (Marxiste), CPIM, a joué un rôle majeur dans les massives marches paysannes de 2018, qui ont contribué à mettre en avant l’actuelle série de mobilisations agricoles.

Même sur le terrain électoral, les partis communistes, au moins localement, ont su montrer une semblable flexibilité et un bon sens politique. Dans les récentes élections dans l’état du Bihar, les courants communistes majoritaires, (le CPI(M) et le Parti communiste Indien (CPI)), mais aussi le plus radical CPI(ML) Libération (un parti qui vient du mouvement maoïste Naxalbari, et qui a mené des luttes souvent violentes contre le système extrêmement rétrograde de propriété terrienne et d’exploitation), ont créé une coalition électorale avec d’autre partis anti BJP.

La flexibilité n’a pas toujours été le point fort de la gauche indienne. En 1996, lors de ce que l’on a appelé la « gaffe historique », le CPI(M ) a refusé le poste de Premier Ministre d’une coalition de forces anti BJP alors que élections nationales avaient désigné un Parlement sans majorité. Ainsi, les récentes élections au Bihar représentent un nouveau départ.

S’écartant la « pureté idéologique » les trois partis communistes ont rejoint une coalition dirigée par Tejashwi Yadav, dirigeant du parti régional Rashtriya Janat Dal, qui cherche à renforcer le vote des basses castes autour des questions de justice sociale. Yadav a refusé que le BJP fixe les termes du débat autour des lignes nationalistes hindoues, insistant au contraire sur les questions de vie quotidienne, le chômage notamment, auxquelles le BJP n’apporte aucune réponse. C’est ce message qui a été porté parmi les électeurs du Bihar et lors des campagnes des partis communistes.

Toutefois, le BJP a remporté ces élections, notamment à cause du démarrage tardif de la campagne de Yadav. Néanmoins les partis communistes, en particulier le CPI(ML) Libération ont eu des résultats exceptionnels en remportant douze des dix neuf sièges pour lesquels ils étaient en compétition.

Certains ont attribué ce succès au pragmatisme de la gauche qui a su rejoindre une coalition anti-sortants, mais d’autres observateurs ont insisté sur l’enracinement du CPI(ML) Libération, en particulier. Alors que le parti sort de la clandestinité et entre dans l’arène électorale, il conserve ses implantations de base avec les groupes opprimés au côté desquels il a longtemps combattu.

Parmi les partis communistes, Libération a été particulièrement sensible aux questions de castes, en partie à cause du fait que les combats qu’il a mené avec les ouvriers agricoles ont en même temps été des luttes pour la dignité des Dalits (les Intouchables), qui sont la masse du prolétariat rural. Comme l’a noté le leader du mouvement anti caste Jignesh Mevani « dans les élections du Bihar, Libération n’a pas présenté un seul candidat issu des hautes castes, rompant avec la tradition de leadership des Brahmanes sur les forces de gauche ».

Ces lueurs d’espoir ne signifient qu’une résurgence des forces de gauche soit inévitable. Malgré les immenses dévastations sociales, économique et sanitaires dûes à la pandémie, Modi jouit toujours d’une grande popularité. En partie parce que, à l’opposé de ses collègues réactionnaires Trump et Bolsonaro, Modi a toujours minimisé la sévérité de l’épidémie en la caractérisant comme une calamité naturelle au-delà dd son contrôle. Cette rhétorique permet de cacher non seulement les décennies de désinvestissement néolibéral dans la santé publique (que le BJP a encore approfondi), mais aussi les décisions abruptes, désastreuses et à courte vue du confinement annoncé par Modi qui ont poussé des millions de travailleurs migrants sur les routes, les contraignant à des trajets périlleux et harassants pour rejoindre leurs villages d’origine.

Mais Modi a habilement déployé le discours du sacrifice partagé, en invoquant la mythologie Hindoue et en comparant les citoyens confrontés au Covid 19 aux guerriers de l’antique épopée du Mahabharata. Le résultat des élections du Bihar suggère qu’il n’a pas été puni pour sa gestion de l’épidémie, même si cet état est la région d’origine de très nombreux travailleurs migrants dont la vie a été bouleversée par la soudaineté du confinement. Et, au plan électoral, au moins, aucune alternative convaincante au BJP n’a émergé.des

Quoi qu’il en soit, comme le note la philosophe Isabelle Stengers « L’espoir c’est la différence entre probabilité et possibilité ». La grève générale, le mouvement paysan, les élections au Bihar, montrent tous la possibilité, si ce n’est la probabilité de s’élever contre la domination de la droite en Inde et de dépasser les ambigüités des politiques de classe en Inde pour mettre en place une coalition pour le changement.

Thomas Crowley, étudiant en géographie à l’Université de Rutgers, auteur du livre « Fractured Forest Quartzite City. A History of Dehli and its Ridge ». Traduction Mathieu Dargel.