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Les fourmis contre les cigales : la revanche de la Cour constitutionnelle allemande

Ce mardi 5 mai 2020, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a rendu un arrêt qui risque bien de faire date. Par sept voix contre une, les juges constitutionnels allemands viennent, en effet, de rejeter les très nombreuses plaintes qui avaient été déposées par des eurosceptiques allemands contre le programme de rachat de titres, initié par la BCE en 2014 et élargi aux titres souverains en mars 2015. En évitant aux taux d’intérêts de diverger excessivement entre pays membres, ce programme-ci avait au moins permis d’éviter l’explosion en vol de la zone euro.

À contrecœur, les fourmis radines avaient ainsi dû se résoudre à entretenir les cigales prodigues, oubliant au passage qu’elles n’auraient pas pu dégager un excédent commercial si celles-ci n’avaient pas été là pour l’absorber : 59% des exportations allemandes se font dans l’Union européenne et près de 38% dans la zone euro. C’est pourtant cette opposition ancienne qui a été réactivée lors des derniers conseils européens sur la question bien actuelle des « coronabonds ». Ces plaintes ont donc été rejetées, c’est l’apparent bon côté de la décision.

Mais, in cauda venenum, c’est dans la conclusion du jugement qu’est l’essentiel, gros de très lourdes incertitudes sur l’avenir même de l’euro. Les juges reprochent, en effet, à la BCE de ne pas avoir suffisamment justifié que sa décision d’acheter des titres souverains était proportionnée à l’exercice du mandat, du seul mandat, conféré à la BCE par les Traités : assurer la stabilité des prix en zone euro, soit, selon l’interprétation de la BCE et la formule consacrée, de maintenir « un taux d’inflation proche mais en dessous de 2% ». Aussi, lancent-ils un véritable ultimatum à la BCE : « Si le Conseil des gouverneurs n’adopte pas une nouvelle décision démontrant de façon substantielle et compréhensible que les objectifs de politiques monétaires poursuivis par le PSPP (le programme d’achat de titres souverains) ne sont pas disproportionnés par rapport aux effets économiques et budgétaires qui en découlent, la Bundesbank ne pourra plus participer à la mise en place et à l’exécution du programme ». La BCE a ainsi trois mois pour obtempérer, faute de quoi, la Bundesbank devrait cesser ses achats d’actifs.

Une pièce en 4 actes (pour l’instant)

Pour comprendre le sens de ce jugement, il faut savoir qu’il n’est que le dernier en date d’une pièce qui s’est pour l’instant jouée en quatre actes et dure depuis six ans.

Acte 1 : furieux de la décision [1], accouchée au forceps par Mario « what ever it takes » Draghi, qui visait à faire acheter par les banques centrales nationales des titres publics sur le marché secondaire, les ultralibéraux monétaristes allemands déposent en nombre leurs plaintes devant la Cour constitutionnelle de Karlsruhe.

Acte 2 : dans un arrêt de début 2014, celle-ci considère que ce programme est « incompatible avec la loi fondamentale » de l’Union, mais renvoie [2] toutefois à l’interprétation finale de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) pour savoir si la BCE n’enfreint pas les traités.

Acte 3 : ainsi saisie, la CJUE statue fin 2018 que le programme « ne dépasse pas le mandat de la BCE », mais « relève du domaine de la politique monétaire », pour laquelle l’UE dispose d’une compétence exclusive pour les pays utilisant l’euro, et « respecte le principe de proportionnalité ». Si ces mesures peuvent avoir des effets indirects relevant de la politique économique (hors champ de la BCE, donc) elles ne doivent toutefois pas y être assimilées pour cette seule raison. Au contraire, dit la CJUE, « en vue d’exercer une influence sur les taux d’inflation, [la BCE] est nécessairement conduit[e] à adopter des mesures ayant certains effets sur l’économie réelle, qui pourraient aussi être recherchées, à d’autres fins, dans le cadre de la politique économique ». Au total, empêcher la BCE de prendre ce type de mesures « pourrait, notamment dans le contexte d’une situation de crise économique impliquant un risque de déflation, constituer un obstacle dirimant à la réalisation de la mission qui lui échoit ».

Acte 4 : la décision de ce 5 mai 2020 des juges allemands est un cinglant camouflet à l’adresse de la CJUE, dont ils remettent ainsi une nouvelle fois en cause l’autorité de la chose jugée. Ils l’accusent de rien moins que d’avoir, « totalement ignoré » les « conséquences économiques […] pour pratiquement tous les citoyens », en tant « qu’actionnaires, propriétaires, épargnants ou détenteurs de polices d’assurance », entraînant « des pertes considérables pour l’épargne privée ». Pour que la Bundesbank puisse être autorisée à acheter des titres de dette, il faut que la BCE démontre « de façon substantielle et compréhensible » la « proportionnalité » de la politique menée. Ainsi, les juges constitutionnels allemands sortent du terrain strictement juridique pour se situer sur celui de la politique économique. Or cette décision est porteuse d’un paradoxe qui démontre les apories de la conception néolibérale de la banque centrale. En effet, la cour de Karlsruhe remet ainsi en cause une double indépendance : celle de la BCE et celle de la Bundesbank, toutes deux sommées de se conformer aux injonctions qui leur sont faites… le tout au nom d’un respect des traités européens, qui sanctifient l’indépendance des banques centrales ! Au total, ce qui est remis en cause dans ce bras de fer est rien moins que le fondement de l’ordre juridique de l’Union, tel que la CJUE veut l’imposer depuis des décennies, à savoir sa prééminence sur les cours constitutionnelles des États membres, prééminence que refusent sans ambages la Cour de Karlsruhe mais aussi d’autres cours de façon moins virulente.

Le quatrième acte de cette pièce, la décision du 5 mai de la Cour de Karlsruhe, est donc tout à la fois un défi lancé par la justice constitutionnelle allemande à la CJUE – mais c’est là une vieille bataille entre elles [3] –, et une épée de Damoclès suspendue au-dessus du « quantitative easing » et, donc, de l’euro.

Acte 5 : bras de fer avec l’Allemagne (et quelques autres), ou fin de l’euro ?

Car au-delà du problème de conflit juridique entre les deux instances, c’est l’avenir même de la zone euro qui est très directement en question. Le journal Les Échos ne s’y est pas trompé, qui titre son édito « L’Allemagne joue avec le feu en Europe ». Les marchés ne s’y sont pas trompés non plus : dans la journée, les taux de la dette italienne ont bondi, accompagnés, mais dans une moindre mesure, par les taux espagnols. Dans le même temps, les taux allemands et français baissaient. Sans surprise, l’euro s’est fortement déprécié et la BCE réunit son directoire en urgence le soir même. L’Allemagne joue avec le feu, mais c’est la construction européenne qui risque de brûler !

Mêmes causes, même punition ; face à la crise – celle de 2008, comme celle d’aujourd’hui –, les économies différentes réunies dans une zone monétaire unique ont besoin de solidarité. C’est le cas de la zone euro. Dans cette situation, il faut en effet compenser, d’une façon ou d’une autre, les différentiels d’inflation entre pays membres qui, faute de dévaluation possible de la monnaie, sont ipso facto autant de pertes de compétitivité. Trois solutions sont alors possibles.

Il y a d’abord celle de la « dévaluation interne » : accepter que ces pertes de compétitivité se traduisent par du chômage qui, faisant pression sur le niveau des salaires, est supposé permettre à terme d’améliorer la compétitivité. Plutôt donc que de dévaluer la monnaie, il s’agit de « dévaluer » les salaires et de remettre en cause la protection sociale. C’est, comme on sait, la voie préférée du néolibéralisme.

La seconde serait que cette compensation vienne d’une politique budgétaire expansionniste soutenant l’investissement, cela d’autant plus facilement que le déficit extérieur d’un pays ne met plus en cause la valeur de la monnaie qu’il partage avec d’autres. Les critères de Maastricht et plus encore les dispositions du TSCG de 2012 s’y opposent.

Reste, enfin, une troisième réponse : celle d’une « harmonisation des législations » – en particulier fiscale et sociale –, permise et accompagnée par des transferts financiers entre États ou par un budget européen conséquent, qui permettraient de faire converger des marchés du travail profondément différents. En somme, une « réforme structurelle » du marché du travail, mais dans l’autre sens, celui de la protection des salariés et de la garantie de « l’emploi décent ». Or cette voie, a d’entrée été exclue par la construction même des institutions européennes, qui refusent toute harmonisation et par un budget de l’Union limité aux alentours de 1% du PIB. Deux ôtées de trois, des trois solutions possibles n’en reste donc qu’une seule possible : l’austérité. Telle est l’Europe telle qu’elle a été construite.

Après la crise financière de 2008, c’est la violence du choc économique et social lié consécutif à la crise sanitaire du coronavirus qui est venue ébranler cet édifice dogmatique. Les critères maastrichtiens ont ainsi été suspendus et la BCE a repris sa politique de quantitative easing. Enfin, même si la perspective de « coronabonds » permettant de mutualiser la dette était rejetée avec violence – et parfois grossièreté – par les pays du Nord, emmenés par l’Allemagne et les Pays-Bas – État fiscalement voyou [4] –, celles d’un emprunt via la BEI, et de l’utilisation du MES était ouverte, sous réserve de la question de la conditionnalité. Dans tous les cas, pas de sortie de crise sans un endettement très fortement accru. Sans une mutualisation, ce serait chacun pour soi et les marchés contre les plus fragiles.

C’est cette porte timidement ouverte que la décision des juges de Karlsruhe vient de refermer brutalement. Pour le moment la BCE, au vu de son dernier communiqué [5], semble passer outre les demandes de la Cour de Karlsruhe. Il faut dire qu’elle n’a guère le choix sauf à se contenter désormais d’un rôle de spectatrice impuissante de l’éclatement de la zone euro.

Un bras de fer avec la Cour de Karlsruhe au nom de la prééminence juridique de la CJUE et de l’indépendance de la BCE s’annonce donc probable. Mais la BCE serait alors obligée d’assumer le fait de déroger de plus en plus aux règles européennes. C’est d’ailleurs ce qu’elle venait de faire lorsque, au vu de la situation actuelle, elle a décidé de s’affranchir de la règle qui l’oblige à ne pas avoir plus de 33% d’obligations d’un État dans son bilan, comme de celle lui imposant que ses achats soient répartis en fonction de la participation de chaque État à son capital. Face à cette situation, que feront alors le gouvernement allemand et la Bundesbank ? Mais aussi que va faire la CJUE face à de très probables nouvelles plaintes contre la BCE, puisqu’elle a validé en 2018 le programme PSPP de rachat de titres publics à la condition que ces deux règles soient respectées ?

La charrue de l’euro ayant été mise avant les bœufs de la convergence, l’euro est une monnaie mal née. Depuis son origine, la zone euro court ainsi en permanence un risque d’explosion et son histoire se résume en somme à ceci : comment et à quel prix ce risque a-t-il pu être conjuré au fil du temps et au gré des circonstances.

Depuis 2015, la politique monétaire non-conventionnelle de la BCE a permis d’anesthésier les tensions sans pour autant les traiter. La décision des juges constitutionnels allemands est ainsi une épreuve de vérité. Au risque de l’explosion. À moins que cela ne soit l’occasion d’une clarification salvatrice, mais il faudrait pour cela remettre en cause les dogmes établis. Cette chance sera-t-elle saisie ?

Pierre Khalfa et Jacques Rigaudiat, coauteurs de Cette Europe malade du néolibéralisme (ATTAC-Fondation Copernic, Les liens qui libèrent, février 2019). Publié sur le site de Regards.

Notes :

[1] On se souvient qu’elle avait alors entraîné la démission de Jürgen Stark, chef économiste – allemand – de la BCE et que Jens Weiderman, le gouverneur de la Bundesbank, n’y avait consenti que contraint et forcé par Angela Merkel. Une rumeur insistante veut qu’il ait été l’instigateur et l’organisateur occulte de ces dépôts de plaintes.

[3] Sur ce point, cf. l’article au titre prémonitoire d’Alain Supiot, « La guerre du dernier mot », in Droit social international et européen en mouvement, LGDJ, 2019

[4] Pour qui en douterait, cf. L’évitement fiscal des multinationales en France : combien et où ?, V. Vicard, Lettre du CEPII N° 400, juin 2019

[5] « The ECB takes note of today’s judgment by the German Federal Constitutional Court regarding the Public Sector Purchase Programme (PSPP). […] The Court of Justice of the European Union ruled in December 2018 that the ECB is acting within its price stability mandate », communiqué de la BCE du 5 mai 2020