Pour l’économiste Cédric Durand et le sociologue Razmig Keucheyan, les résultats de Podemos et de La France insoumise aux européennes sonnent le glas de l’expérience.
« La mode meurt jeune », disait Jean Cocteau.
On sait désormais qu’il en va des modes intellectuelles comme des autres, et notamment du fameux « populisme de gauche ». Avec la crise de la gauche, certains militants avaient théorisé le remplacement de son logiciel par celui du « populisme ». Non la lutte des classes mais l’opposition entre « eux « et « nous », l’élite et le peuple, les 1% et les 99%. Non la construction d’un rapport de force avec les dominants mais la saine colère des « gens ». Non la critique de l’exploitation et de l’aliénation capitalistes, mais une conception morale de la politique, avec d’un côté la « corruption » des élites et l’autre le « bon sens » du peuple.
Le « populisme de gauche » naît en Amérique latine. Dès les années 1980, ses deux principaux penseurs Ernesto Laclau et Chantal Mouffe élaborent à partir de l’expérience des secteurs progressistes du populisme continental, notamment l’aile gauche du péronisme. A partir de 2000, des gouvernements au discours antilibéral s’installent au Venezuela, Brésil, en Uruguay, Argentine, Bolivie ou Equateur. Dans l’histoire moderne, les modèles politiques ont souvent migré du Nord vers le Sud. Ce fut l’inverse ici : des courants de la gauche européenne se nourrirent du populisme latino-américain, notamment en Espagne et en France avec la fondation de Podemos et de La France insoumise.
Le cycle populiste s’est achevé en Amérique latine. La Bolivie d’Evo Morales est – avec l’Uruguay, dont le statut dans cette famille politique a toujours été ambigu – le dernier rescapé de cette période. On aurait tort de réduire le bilan des progressismes latino-américains des années 2000 au désastre vénézuélien en cours : les acquis sont indéniables, en termes de réduction de la pauvreté ou d’obtention de droits démocratiques pour les populations indigènes, par exemple. Mais les limites du modèle sont patentes, et encore plus en Europe, où aucun courant se réclamant du « populisme de gauche » n’a pu accéder au pouvoir. Les résultats de Podemos et de La France insoumise aux élections européennes, accompagnées dans le cas espagnol d’élections locales calamiteuses, sonnent le glas de l’expérience.
Comment expliquer l’échec ?
Tout n’est pas à jeter dans la stratégie populiste. Elle a obligé la gauche à réfléchir à ce que « peuple » veut dire aujourd’hui. Plus complexe et divers, le peuple n’est plus celui des Trente Glorieuses, quand le bloc de gauche alliait classes populaires salariées et certaines fractions des classes moyennes, notamment intellectuelles. La mondialisation, l’Europe néolibérale et les renoncements de la social-démocratie, l’ont fait exploser, suscitant un clivage mortifère entre un nationalisme prétendument protecteur et un pseudo-internationalisme du tout-marché. La stratégie populiste a su défier l’hégémonie de la gauche néolibéralisée en bousculant l’entre soi des formations historiques. Mais elle n’est pas parvenue à structurer une nouvelle alliance sociale. Comment expliquer l’échec ?
L’opposition entre les 1% et les 99% permet peut-être de déclencher un mouvement politique et de l’incarner dans un leader, mais l’empêche de s’inscrire dans la durée. Car les 99 % ne sont pas homogènes. Un cadre supérieur d’une multinationale du numérique et un chômeur vivant dans le périurbain appartiennent tous deux à cette catégorie. Or leurs intérêts s’opposent en tous points. Avec une cible si large, le soutien social recherché ne peut être que flottant et donc fragile. En outre, en Espagne, le désaccord stratégique entre Pablo Iglesias et Iñigo Errejón concernant l’alliance avec la « vieille » social-démocratie s’est redoublé d’une violente inimitié personnelle. Pourquoi les populismes de gauche se révèlent-ils incapables de gérer les désaccords et de faire vivre le pluralisme ? Podemos et La France insoumise sont des structures autoritaires. Un bilan lucide oblige à le reconnaître.
Que faire ?
Alors, que faire ? En revenir à une « union de la gauche » relookée pour le XXe siècle ? La stratégie populiste a en réalité été inopérante au plan électoral. En 2017, les 19,58% obtenus par Mélenchon résultent d’un transfert de voix à l’intérieur du « peuple de gauche ». Les gains provenant d’autres électorats, celui du Front national en particulier, sont négligeables. C’est un vote de gauche, et non un vote populiste. Il faut repartir de cet acquis et rassembler une gauche qui veut rompre avec le néolibéralisme et place l’enjeu écologique au premier plan. Désormais, c’est à qui formulera le programme écologiste le plus convaincant.
Et en la matière, il faut reconnaître que La France insoumise a réalisé un aggiornamento sans équivalent dans le monde, autour des mots d’ordre d’« écosocialisme » et de « planification écologique ». Toute solution sérieuse à la crise environnementale suppose de rompre avec le productivisme, le consumérisme capitaliste, mais aussi avec le marché « libre et non faussé » sanctuarisé par l’Union européenne et les politiques d’austérité. C’est ainsi que le principal apport de ceux-là même qui se réclamaient du « populisme de gauche » aura été d’accoucher d’une écologie politique enfin solide, qui est désormais le bien commun de toute la gauche.
Cédric Durand et Razmig Keucheyan. Tribune publiée sur NouvelObs.com
Cédric Durand est économiste à l’université de Paris-XIII, et Razmig Keucheyan sociologue à l’université de Bordeaux.
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