Plombés par la crise et la répression, les régimes de parti unique étaient voués à disparaître, mais bien des alternatives auraient pu naître sur les décombres du mur de Berlin. L’imposition du modèle néolibéral n’était pas inéluctable et des voies nouvelles restent à inventer à l’heure de la crise climatique. L’analyse de Catherine Samary.
Le Courrier des Balkans (CdB) : La chute du Mur de Berlin, le 9 novembre 1989 et la rapidité de la dislocation du « socialisme réel » qui a suivi semblent avoir pris tout le monde de court, y compris l’Occident. Cet effondrement était-il prévisible ?
Catherine Samary (C.S.) : La chute du Mur puis la fin des régimes de parti unique ont été bien plus « faciles » à réaliser que le changement de système. La répression avait rendu ces régimes très impopulaires, elle a suscité de puissantes mobilisations, et parfois, comme en Tchécoslovaquie, avec la Charte 77 après l’intervention soviétique en 1968, des fronts contre les dictatures. Cependant, l’instauration du pluralisme politique, sous la forme de la création de nouveaux partis a aussi été le choix d’une partie des anciens membres du parti unique, qui ont ainsi tenté de consolider leurs anciens privilèges. Par bien des aspects, nous n’avons pas assisté à un effondrement de ces systèmes mais à une reconversion de leurs élites. Par ailleurs, la fin du système de parti unique n’impliquait pas forcément la fin du socialisme, on peut même penser l’inverse.
L’enjeu démocratique porté par les mobilisations contre la censure et les dictatures n’impliquait pas d’avoir le capitalisme ni la démocratie parlementaire pour idéal. D’autres voies étaient possibles. De la révolution des conseils ouvriers en Pologne ou en Hongrie en 1956 à la naissance du grand syndicat indépendant Solidarność en 1980, en passant par le juin 1968 yougoslave ou le Printemps de Prague en Tchécoslovaquie, la démocratie qui s’inventait et se revendiquait comme organiquement nécessaire à la consolidation d’un système socialiste traversait et bousculait l’ensemble de ce système. Loin de concerner simplement des « dissidents », c’est la base sociale ouvrière et intellectuelle des régimes, membres ou pas du parti et des syndicats officiels, qui se mobilisait. Les exigences démocratiques pénétraient les entreprises, la vie quotidienne, les services. À l’inverse, les économistes et les politiciens néo-libéraux ont cherché à soustraire les questions économiques fondamentales à tout débat politique démocratique. Enfin, le passage de la lutte « contre » quelque chose à celle « pour » un autre modèle est toujours complexe. Comme l’a reconnu Vaclav Havel, soudainement porté au pouvoir après une « révolution de velours », la Charte 77 n’avait pas de programme, en-dehors de la revendication d’un État de droit et des libertés fondamentales. De même, la chute du Mur de Berlin et la fin du régime Honecker n’impliquaient pas forcément celle des idéaux socialistes démocratiques. C’est ce qu’a rappelé l’historien et militant de la gauche est-allemande Bernd Gehrke lors d’un récent colloque au Sénat pour présenter le Hors Série de Politis sur la chute du Mur. Jusqu’en 1990 – et l’offre de Kohl d’une unification monétaire absorbant la RDA – les idéaux socialistes restaient prédominants en Allemagne de l’est. En outre, il faut analyser ce qu’ont été les scénarios opaques mais concrets de la restauration capitaliste : comment privatiser en évitant des soulèvements sociaux ? Partout, le changement de propriété a pris des formes complexes, associées à une crise systémique de plusieurs années, qui a provoqué une chute de l’espérance de vie et une montée très vive des inégalités, que la Banque mondiale a jugé d’une ampleur pire que l’effondrement économique de l’entre-deux guerres. Le livre noir de cet effondrement-là est encore à écrire.
CdB : Rétrospectivement, quels ont été les facteurs qui ont conduit à cet effondrement ? Pourquoi s’est-il produit à ce moment-là ?
C.S. : Il faut contextualiser les événements de 1989-1991, leurs dynamiques contradictoires, à l’opposé de toute vision linéaire. D’une part, Mikhail Gorbatchev, arrivé au pouvoir à Moscou en 1985, a fait le choix de la non-intervention, ce qui représentait un tournant majeur par rapport à ce qui s’était produit en 1956 en Hongrie ou en 1968 en Tchécoslovaquie, à ce qui était encore redouté par Solidarność en 1980. Il a accepté la chute du Mur, condamnant explicitement la répression des mouvements populaires contre le régime Honecker. L’objectif de Gorbatchev était d’arriver à une forme d’unification allemande, concrétisant une « coexistence pacifique » entre systèmes, assortie d’une dissolution des deux Pactes militaires de la Guerre froide et d’un projet de « Maison commune européenne » – un projet, pour le coup, aux antipodes de ce qui s’est réalisé. L’unification a relevé du choix d’un autre acteur majeur, le chancelier Kohl, mais elle ne faisait pas non plus consensus parmi les puissances occidentales, elle n’avait rien d’incontournable [1]
CdB : Comment comprendre ces choix de Gorbatchev, son acceptation finale de l’unification, et même de l’entrée de l’Allemagne unifiée dans l’Otan ?
C.S. : Contrairement aux hypothèses exprimées par Cornélius Castoriadis dans son livre Devant la guerre (1981), après l’intervention soviétique en Afghanistan en 1979, ce n’est pas la supériorité militaire et politique de l’URSS qui s’impose, mais celle des Etats-Unis. Ceux-ci avaient été confrontés dans les années 1970 à une crise structurelle affectant à la fois les profits capitalistes, la société (avec la montée des mouvements noirs, féministes, contestataires au plan sexuel et culturel), et notamment les mobilisations anti-guerre dans le contexte d’un ordre impérialiste mondial mis au défi de la décolonisation. La peur du communisme, dont la menace semble se confirmer avec le ralliement Fidel Castro à l’URSS ou encore la dynamique de Salvador Allende au Chili, explique la violence du coup d’État de Pinochet, les assassinats de dirigeants tiers-mondistes, noirs ou communistes comme Che Guevara, mais aussi le tournant dit néolibéral. La nouvelle course aux armements, dès la fin des années 1970, offrit à Ronald Reagan la possibilité d’affaiblir l’URSS, de rétablir la supériorité militaire et technologique des États-Unis et donc leur hégémonie, de relancer l’économie : le tournant néo-libéral a été fortement militariste tout en détruisant tous les acquis sociaux du New Deal. C’est dans ce contexte que Mikhail Gorbatchev est arrivé au pouvoir en 1985. Il n’a pu que constater la catastrophe politique et économique du « bourbier afghan », aussi grave pour l’URSS que l’avait été le « bourbier vietnamien » pour les Etats-Unis, mais aussi l’effet négatif pour l’économie soviétique de la course aux armements.
Dans le cadre de la planification bureaucratique, les avancées technologiques du complexe militaro-industriel étaient mal transmises à l’industrie civile, les investissements militaires ponctionnaient la capacité de renouvellement des infrastructures, des équipements industriels désuets et services défectueux. Pour la première fois, à partir de la fin des années 1970, les écarts de développement se creusaient au lieu de se réduire entre l’URSS et le monde capitaliste. Mikhail Gorbatchev a donc mis en œuvre un programme de « désengagement » militaire et économique radical de l’URSS : cela signifiait à la fois le retrait d’Afghanistan, la remise en cause de tout interventionnisme dans les « pays frères » – ce qui fut un choc pour Cuba ou d’autres alliés lointains, mais une véritable libération pour les pays d’Europe de l’Est. Ces choix externes de « coexistence pacifique » avec le capitalisme devaient permettre la réalisation des objectifs intérieurs et prioritaires de Mikhail Gorbatchev : la perestroika, c’est-à-dire l’objectif de reconstruction économique du pays, qui reprenait les réformes de la planification bureaucratique amorcées depuis les années 1960, et le glastnost, la transparence, visant à « débureaucratiser la bureaucratie » par la levée de la censure sur les dysfonctionnements du système. Ce fut un nouveau « dégel » qui stimula à l’époque une prolifération de groupes informels, s’emparant de tous les enjeux de la vie quotidienne. Mais cela ne donna aucune cohérence démocratique socialiste au système. Pourtant il ne s’agissait pas de restaurer le capitalisme et les réformes n’impliquaient pas la fin de l’URSS mais de refonder l’union. Pour Mikhail Gorbatchev, l’Allemagne était le noeud stratégique majeur : il voulait rapatrier les troupes soviétique en obtenant une contrepartie financière de la RFA – voire d’une Allemagne unifiée et membre de l’Otan.
CdB : La Yougoslavie n’était pas membre du Pacte de Varsovie, comment a-t-elle réagi à la chute du Mur ?
C.S. : La Yougoslavie était alors socialement et nationalement polarisée, le pays était embourbé dans la crise de sa dette externe en devises, l’hyperinflation exprimait l’absence de cohérence d’ensemble, tout comme l’explosion des grèves : celles-ci prenaient une dimension de plus en plus politique, contre la Constitution de 1974 qui favorisait l’éclatement nationaliste sans donner de poids à l’autogestion ouvrière. Le FMI œuvrait de son côté en faveur d’une remise en cause des droits autogestionnaires à l’échelle de toute la Yougoslavie pour imposer une cohérence « marchande » : il a soutenu la gestion de la dette externe yougoslave par le gouvernement d’Ante Marković, qui pratiqua une thérapie de choc libérale inspirée par le « consensus du Washington ». La chute du Mur a coïncidé avec le démantèlement de l’autogestion, à la fois par l’actionnariat de masse et l’étatisation républicaine. Bien des intellectuels critiques proches du dernier gouvernement d’Ante Marković ou hostiles aux nationalismes étaient en même temps coupés des luttes ouvrières et renonçaient à tout projet socialiste. Ils espéraient que l’Union européenne en train de se former sur les bases de la CEE servirait de contrepoids aux logiques yougoslaves d’éclatement. Or celles-ci étaient justement favorisé par la logique de concurrence et de privatisation, qui creusait les écarts entre républiques. La crise yougoslave fut au début la première épreuve et le premier échec de politique extérieure de l’UE. Loin d’être capable de répondre aux défis de la crise yougoslave, l’Union joua de fait le rôle d’un pompier pyromane aux alliances évolutives, aggravant l’éclatement yougoslave, au-delà même des choix spécifiques de l’Allemagne. Les États-Unis purent profiter de cet échec pour relancer et étendre l’Otan.
CdB : La Yougoslavie incarnait un socialisme « différent », des « voies nouvelles » ont souvent été expérimentées ou invoquées, comme le « socialisme à visage humain » en Tchécoslovaquie en 1968. Pourquoi ces démarches ont-elles toujours échoué ? Y avait-il des alternatives possibles aux thérapies libérales ?
C.S. : Il ne faut pas plus refaire l’histoire qu’accepter l’idée que ce qui s’est imposé était le seul scénario possible. Dans toute situation, il y a des choix et alternatives. Les conditions de succès ne sont pas données d’avance mais évoluent rapidement dans les périodes de crise. Les luttes anti-capitalistes ont été portés par des partis à la fois porteurs d’émancipation et de progrès, mais aussi de transformations bureaucratiques et étatistes. Cela a également affaibli les capacités de résistance de ces systèmes aux pressions capitalistes internes et externes. D’autre part, il n’y avait pas dans les révolutions du XXe siècle, et il n’y a toujours pas de consensus sur ce que devrait être le rôle du marché, de la monnaie, des institutions politiques et syndicales dans un projet socialiste. Mais le constat des crises récurrentes financières et bancaires capitalistes, l’absence d’indicateurs de marché efficace quant aux grands enjeux sociaux et environnementaux à résoudre doivent redonner confiance : la subordination de l’économie à des choix conscients, sur la base de procédures démocratiques, donc égalitaires, remettant en cause les rapports d’exploitation et d’oppression sexiste, raciste, homophobe, est une urgence mondiale.
CdB : Sur quelles bases reconstruire des alternatives politiques, sociales, écologiques ? Trente ans après la chute du Mur, la gauche peut-elle renaître de ses cendres dans les pays post-socialistes ? Sur quelles bases ?
C.S. : Des droits égaux pour tou.tes, dont celui à la dignité et à la responsabilité sur son travail et ses choix de vie, la défense des biens communs, la démocratie à inventer comme moyen de décider ce que sont les droits, les communs à défendre, les critères d’efficacité : ce sont là des bases concrètes qu’il faut décliner du local au planétaire. Ceci implique la subordination des moyens de financement – monnaie, budget, marchés financiers – à la satisfaction des droits et des besoins sociaux dont l’urgence de « sauver le climat, pas le système ». Cela conduit à poser la question des rapports humains dans les projets émancipateurs aujourd’hui : à quel niveau les sociétés humaines peuvent-elles reprendre le contrôle de leurs choix, de leurs vies, sauver leur environnement, leurs droits et leur avenir ?
Sommes-nous condamné.es au dilemme mondialisation néo-libérale contre nationalismes ou « populismes » xénophobes, sexistes et homophobes ? Les résistances efficaces ont besoin d’échelles territoriales articulées pour être efficaces – du local au national, du continental au global. La souveraineté populaire n’est pas nationaliste, et elle ne repose pas sur des hommes providentiels « populistes » qui parlent à la place d’un peuple ethnicisé en gommant les conflits sociaux, politiques, de genre, de classe. Aujourd’hui, il existe un Nord dans le Sud, un Sud dans le Nord – et la grande masse des anciens « pays de l’Est » doit accepter de servir de base au dumping social et fiscal pour être considérée comme « moderne ». En conclusion d’une enquête subtile parmi des Allemands de l’ex-RDA qui avaient pensé gagner à l’unification, Myriam Désert note : « le post-socialisme n’est pas ce qui triomphe quand le socialisme n’est plus, mais ce qui reste а inventer quand le monde bipolaire n’est plus » [2].
Catherine Samary. Courrier des Balkans, 9 novembre 2019.
Économiste, ancienne enseignante à Paris-Dauphine, Catherine Samary a ancré ses recherches sur la Yougoslavie socialiste. Elle est membre du Conseil scientifique d’Attac.