Le 15 mars, une mobilisation inédite a vu le jour. Face à la catastrophe annoncée, environ 1,5 million de jeunes dans le monde sont descendu.e.s dans la rue pour défendre le climat. Pour la première fois, le changement climatique n’a pas fait la une pour ses effets dévastateurs ou pour une énième conférence internationale inutile sur le sujet. Cette fois-ci, c’est la jeunesse qui est entrée en scène pour s’opposer à l’inaction des dirigeants politiques. Une étape a été franchie. Parce qu’il apporte une réponse à la vague réactionnaire mondiale et qu’il remet directement en cause les logiques productivistes, le mouvement climat soulève l’espoir. Toutefois, de nombreux écueils doivent être encore franchis pour renverser la vapeur.
Le 15 mars 2019 fera date. Ce jour-là, environ 1,5 million de personnes dans un peu plus de 1 800 villes de 125 pays ont manifesté. Cape Town, Nairobi, New Delhi, Bangkok, Hong Kong, Paris, Milan, Varsovie, Montréal ou encore Sydney sont quelques-unes des villes dans lesquelles la jeunesse a fait valoir son exigence d’une défense résolue du climat.
Ces quelques chiffres montrent l’ampleur d’une mobilisation naissante, que peu avait prédit. Ce mouvement protéiforme est, à plusieurs points de vue, inédit. Tout d’abord, c’est la première fois qu’un mouvement social large porte, depuis le début, sur un thème aussi abstrait que le climat. Dans les modèles classiques d’analyse des mouvements sociaux, le point de départ réside, le plus souvent, sur quelque chose de concret (opposition à la construction d’un aéroport, par exemple) pour s’étendre ensuite, au fil de la lutte et de la conscientisation des personnes qui y participent, à des objectifs politiques plus généraux (remise en cause des grands projets inutiles). Il peut aussi s’agir de mobilisation contre des thématiques plus lointaines mais tout aussi tangibles, les manifestations contre la guerre par exemple.
La question du climat est tout autre. Même si les effets déjà ressentis du changement climatique sont bien réels, les responsabilités et les solutions sont diluées et diffuses. Entre la politique des petits pas et la tendance des dirigeants capitalistes à instrumentaliser la culpabilité individuelle face à la catastrophe annoncée, tout est fait pour donner le sentiment individuel que l’ampleur de la tâche est inaccessible. Par ailleurs, aussi nocives soient-elles pour le climat, les politiques du gouvernement français actuel, ont finalement peu d’impact sur la concentration de CO² dans l’atmosphère au niveau mondial. C’est également une problématique au long cours, qui s’étend sur les deux siècles précédents et les décennies à venir.
Le mouvement Friday for futur lancé par Greta Thunberg, qui mobilise la jeunesse dans de nombreux pays, ne répond donc pas aux schémas précédents. Certes, les actions de désobéissance civile, le mouvement altermondialiste de manière générale, et les précédentes mobilisations pour la justice climatique ont préparé le terrain mais elles n’expliquent pas tout. Un palier quantitatif et qualitatif a été franchi. Pour la première fois, la jeunesse se mobilise, non pas par pour l’amélioration de ces conditions matérielles directes ou pour ses droits, mais pour son avenir au sens large, et par prolongation pour la survie de l’humanité.
Plusieurs coordonnées, ainsi que certains ressorts de ce mouvement sont nouveaux. Cependant, dans une certaine mesure, on peut faire le parallèle avec l’analyse développée dans « Les luttes de classes en France ». Dans cet ouvrage, Marx fait appel au matérialisme historique pour expliquer les raisons des soulèvements de 1848 en France. Avec le changement climatique et la chute de la biodiversité, ce sont les conditions matérielles actuelles qui sont dégradées et les conditions d’existence futures qui sont menacées. Des leviers de mobilisation qui, au final, ne sont pas si nouveaux. Toutefois, la dimension temporelle est sensiblement différente et le degré de conscientisation est notablement plus élevé que pour des mouvements « classiques ». Un degré de conscientisation qui peut être mis en relation avec l’accès actuel à l’information, notamment par la vulgarisation des rapports du GIEC, mais aussi avec le niveau général d’éducation et de formation.
Dans les faits notables qui expliquent également la dimension forte et revendicative du mouvement climat, c’est l’intégration de la question des inégalités sociales et de l’impératif démocratique qui fait franchir un cap. Cette intégration arrive aux termes de l’accumulation d’expériences dans le champ du mouvement social, combinant l’expérimentation d’alternatives concrètes à la nécessité de résistances radicales aux projets et politiques climaticides. La génération qui se lève a engrangé ces éléments et cela tient également à sa situation matérielle : privée d’un horizon émancipateur au plan des politiques sociales (insécurité vis à vis de l’emploi, de la sécurité sociale, des retraites, « bullshits jobs », etc.), elle se voit également privée d’un avenir harmonieux par les menaces globales pesant sur le climat et la biodiversersité.
Même si cela semble logique, il est significatif que le mouvement ait pris rapidement une dimension mondiale. De fait, depuis les manifestations du 15 févier 2003 contre la guerre en Irak, qui avaient rassemblé entre 10 et 15 millions de personnes à travers le monde, c’est une des rares mobilisations à avoir un caractère international aussi prononcé. En cela, les réseaux sociaux ont indubitablement joué un rôle central, en aidant a dépassé aisément les frontières nationales.
Il est également notable que les femmes soient au premier plan. En Belgique les principales instigatrices de la mobilisation sont toutes de femmes : Anuna de Wever, Kyra Gantois et Adélaïde Charlier. C’est également le cas en Allemagne avec Luisa Neubauer et bien sûr en Suède avec Greta Thunberg. Cette tendance est observée déjà depuis des années dans les mouvements paysans et d’écologie populaire qui s’opposent à l’extractivisme et à l’accaparement des terres. Dans les pays du Sud, les femmes sont les principales productrices de nourriture, les responsables du travail de la terre, de la conservation des semences, de la récolte des fruits, du ravitaillement en eau, de la surveillance du bétail…
Entre 60 et 80 % de la production d’aliments dans ces pays relèvent de la responsabilité des femmes, au niveau mondial ce chiffre se monte à 50%. Les femmes sont les principales productrices des cultures essentielles comme le riz, le blé et le maïs qui nourrissent les populations les plus appauvries du Sud global. Mais malgré leur rôle clé dans l’agriculture et l’alimentation elles sont, avec les enfants, les plus affectées par la faim.
Cette division des rôles assigne à la femme l’entretien de la maison, la santé et l’éducation dans la sphère familiale et octroie à l’homme la gestion de la terre et des machines, soit de la « technique ». Elle maintient intacts dans nos sociétés contemporaines, au Nord comme au Sud, les rôles assignés au féminin et au masculin durant des siècles. La Via Campesina (internationale paysanne qui regroupe plus de 200 millions de paysan.ne.s dans le monde) a intégré depuis plusieurs années l’empowerment des femmes comme une condition pour la mise en place de systèmes agro écologiques intégrés dans de nouvelles formes coopératives. Les mobilisations agroécologiques au sens large, non réservées aux seul.e.s paysan.ne.s, sont créatrices d’une nouvelle conscience et vecteur de nouvelles formes d’organisation et de revendications, dans lesquelles la place des femmes prend une dimension essentielle et enfin visible.
C’est sur cette accumulation d’expériences revendicatives, ainsi que sur le mouvement « Metoo » d’émancipation de la parole des femmes, que nous observons aujourd’hui, dans le mouvement climat, des affirmations telles que « la lutte pour le climat sera féministe ou ne sera pas ». Ce n’est pas le fruit d’un hasard mais d’une relation étroite entre la remise en cause des rapports de domination, de possession et d’exploitation du travail gratuit de la nature et la remise en cause de la place assignée aux femmes dans la reproduction gratuite de la force de travail.
En outre, l’intégration de la question écologique dans une perspective révolutionnaire impose de penser une répartition des ressources dont découle immédiatement de nouvelles formes coopératives, collaboratives concernant les rapports de production et le partage des ressources naturelles. Une remise en question des manières d’exprimer, d’élaborer, de construire ensemble, en commun, qui est une formidable occasion pour la parole et la place des femmes de s’exprimer et de s’imposer… « naturellement ».
Les espoirs soulevés par le mouvement
Le mouvement est porteur de beaucoup d’espoirs. Et pas des moindres. D’abord, le plus évident, il brise le consensus mou qui consiste à déclamer de grands discours sur le climat mais à faire à peu près l’inverse quand il s’agit de prendre les décisions nécessaires. D’après les scientifiques, la fenêtre de tir pour éviter un emballement incontrôlable du climat est très étroite : seulement une douzaine d’année. Les principaux dirigeants ont largement démontré leur absence de volonté et leur proximité avec les grandes entreprises énergétiques responsables du changement climatique. Sans une pression considérable de la rue et une prise en main directe des affaires par le plus grand nombre, il est vain d’espérer un changement de cap.
Le mouvement pour le climat est, avec le mouvement féministe, la première réponse d’ampleur à la vague réactionnaire mondial (Trump, Bolsonaro, Orban, etc.). Climato-négationniste et tenants de la suprématie masculine font souvent bon ménage. La cure d’austérité et les défaites passées pèsent lourdement sur le mouvement syndical, l’empêchant d’être l’antidote à l’ascension des forces conservatrices et fascisantes. Prenant le contre-pied du mouvement ouvrier, les « Women’s Marches » aux États-Unis ou le mouvement « Elas não » au Brésil ont été les mobilisations de rue les plus importantes contre l’accession au pouvoir de présidents tout aussi dangereux pour la moitié de la population que pour la planète. Les deux précédentes éditions du 8 mars, avec notamment l’extension de la grève, démontrent également la montée en puissance de la mobilisation des femmes.
Transversaux politiquement, utilisant des formes d’implications nouvelles et internationalisés, les mouvements pour la justice climatique et féministe représentent les contrepoids solides pour freiner la régression généralisée et inverser la tendance. Par leur profondeur, ils permettent de construire des points d’appui en terme d’auto-organisation et participent à disputer l’hégémonie culturelle – étape essentielle à la conquête du pouvoir, y compris institutionnel. En ce sens, l’écoféminisme est une forme de symbiose théorique aboutie entre ces deux mouvements.
L’implication de la jeunesse est aussi un facteur décisif d’espoir et d’encouragement. Par nature, la jeunesse n’est pas plombée par les échecs des mobilisations antérieures. Elle est donc plus dynamique et plus à même de déborder les structures établies. Il est d’ailleurs assez symptomatique de voir le degré d’inventivité des pancartes en manifestations. Par sa volonté d’action et d’interpellation directe des dirigeants politiques, elle fait également un beau pied de nez à certains collapsologues fatalistes, défenseurs de communautés autarciques résilientes comme seules alternatives.
Enfin, se poser la question du climat, c’est automatiquement se poser la question du système, de son irrationalité et de son insoutenabilité. La situation est tellement grave que les demi-mesures ne sont pas suffisantes. Sans une remise systémique des logiques capitalistes, la bataille est perdue d’avance. S’il est évident que les jeunes qui participent à leurs premières manifestations ne pointent pas d’entrée de jeu le capitalisme, cette question arrive rapidement sur la table.
Les écueils à franchir
Le mouvement est d’évidence porté par des vents favorables mais les écueils sont nombreux. Les réseaux sociaux permettent une plus grande réactivité et facilitent la convocation des manifestations mais ils ne permettent pas de construire l’auto-organisation à la base, à même d’ancrer le mouvement dans la durée et de lui donner une ossature démocratique. De plus, sans associations ou syndicats, sans intermédiation, le mouvement est très dépendant des leaders médiatiques. Pour l’instant, le manque de démocratie et de coordination n’ont pas représenté des entraves majeures au développement du mouvement. Toutefois, ils pourraient le devenir rapidement, surtout si la mobilisation est confrontée à des choix délicats. Par ailleurs, la dépendance aux grandes entreprises de l’information et de la communication induite par le recours aux réseaux sociaux des dites firmes pourraient s’avérer fatale en cas de coupure ou censure de ces réseaux.
La jeunesse bénéficie d’une image positive dans l’opinion publique. En outre, les tenants du système ont compris que la défense de l’environnement au sens large était devenue mainstream. Dans la plupart des cas, face à la profondeur de la vague, les dirigeants politiques ont donc préféré montrer leur sympathie, voir leur soutien – hypocrites, bien évidement. François de Rugy s’est, par exemple, félicité mi-février que « des jeunes et d’autres citoyens […] demandent qu’on en fasse plus pour le climat ». Plutôt que de se confronter frontalement aux mobilisations, les dirigeants ont tenté de récupérer et de coopter le mouvement. En Belgique, une large coalition, qui va du patron de Carrefour à celui de BNP Paribas en passant par WWF et les principaux porte-paroles du mouvement Youth for climate, a lancé une pétition « Sign for my future ». Heureusement, l’initiative n’a pas rencontré le succès escompté.
La tentation est grande pour les partisans du capitalisme vert de dompter le mouvement. D’ailleurs, il suffit d’écouter Emmanuel Macron ou la Commission européenne pour se rendre compte que les défenseurs du libéralisme le plus débridé utilisent de grandes quantités de peinture verte pour masquer la nocivité de leurs politiques. Toutefois, il est probable que la manœuvre soit trop grossière pour qu’elle soit efficace. Par contre, il y a plus à craindre des courants de pensée qui séparent l’écologie des questions économiques et sociales, sans remettre en cause les logiques capitalistes. Le Pacte finance climat de Jean Jouzel propose par exemple la création d’une banque européenne pour le climat. Cependant, la question de l’investissement dans les combustibles fossiles est traitée à la marge (alors que pour limiter l’augmentation de la température terrestre à 1,5°C, il est recommandé de laisser 80% des énergies fossiles dans le sol) et le statut de la Banque centrale européenne (BCE) n’est pas remis en cause, alors que celui-ci, en interdisant à la BCE de prêter aux États, donne un pouvoir considérable aux banques sur les États.
Donner un horizon
Pour être en mesure d’inverser le rapport de force, le mouvement doit aussi s’étendre, au niveau sociologique, géographique et générationnel. Sociologiquement, en faisant le lien entre les questions sociales et les questions écologiques. Montrer la complémentarité des enjeux, pour que les secteurs populaires, pour l’instant relativement à l’écart, prennent également part à la lutte. Les initiatives conduites en ce sens par rapport à la pollution de l’air notamment dans les quartiers populaires et aux abords des écoles, ou encore les initiatives relatives à l’accès à une alimentation saine et de qualité, à l’accès à l’énergie ou à l’eau, sont de nature à permettre cette jonction avec les classes populaires. De même que la place des femmes s’impose dans le mouvement, c’est celle de toutes les catégories sociales exploitées et opprimées qui doit également se poser. Question d’élargissement, d’hégémonie et aussi question de cohérence et de pertinence des réponses à apporter.
A cet égard, les jonctions effectuées en France entre le mouvement climat et celui des Gilets Jaunes sont intéressantes même si elles restent encore timides. Intéressantes du point de vue de l’élargissement du domaine de la lutte mais aussi car des parallèles peuvent être fait dans les ressorts et moyens de mobilisation : défiance des organisations traditionnelles, utilisation des réseaux sociaux, impermanences des structures d’organisation et caractère éphémère des porte parolats.
Le mouvement doit également s’étendre géographiquement, dans une dimension réellement internationaliste, en faisant preuve de solidarité entre pays du Nord et du Sud, pour que les peuples des pays les plus affectés par le changement climatique, entrent en scène et soient entendus. Le mouvement doit aussi faire le lien avec les organisations environnementales et les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier et du mouvement social pour pouvoir bénéficier de leur ancrage et de leurs expériences de mobilisation. Cela implique de la part de ces organisations traditionnelles, en particulier les syndicats et les mouvements politiques, non seulement d’intégrer enfin et de manière totalement transversale le paradigme du climat et de l’écologie, de ne pas opposer alternatives concrètes et résistances radicales mais aussi d’accepter et de composer avec les nouvelles formes et aspirations d’engagement et de pratiques militantes. Se garder de donner des leçons et bien évidemment de vouloir piloter, mais participer activement à mettre des moyens et de l’expérience au service du mouvement de la jeunesse pour le climat. Voilà une tâche unifiante et immédiate.
Pour donner un avenir au mouvement, il faut également lui donner un horizon émancipateur, un ciel, un soleil. En cela, l’apport de l’écosocialisme et de l’écoféminisme sont cruciaux. Encore plus que pour tout autre mouvement social, le mouvement climat porte en soi les germes d’un changement de paradigme. Plusieurs porte-paroles du mouvement, notamment Greta Thunberg, insistent sur les faits scientifiques mais ce n’est pas suffisant. Tout en respectant les rythmes de mobilisations et surtout la prise de conscience progressive, le souffle porté par la jeunesse doit permettre de questionner le système capitaliste, de repenser les rapports de production, d’intégrer la lutte des classes dans la remise en cause de la consommation en fonction des limites physiques des écosystèmes. Cela doit passer par une nouvelle ère démocratique, où la réorganisation et le fonctionnement de nos sociétés sont décidés via des processus de délibération nouveaux. En d’autres termes, opposer une alternative anticapitaliste désirable et émancipatrice au non-sens du capitalisme.
Laurence Lyonnais, Pierre Marion