Que font ces jeunes dehors à une heure pareille ?
Depuis ce funeste mardi où le jeune Nahel est mort tué à bout portant par un policier, un vent de colère a traversé le pays. Le répression sur cette jeunesse est terrible et elle s’appuie sur une question immédiatement imposée : « Mais que font ces jeunes dehors à des heures pareilles ? ». La criminalisation des familles s’est exprimée de toute part. Au scandale des meurtres policiers, il faut ajouter le scandale de cette idéologie nauséabonde qui parle d’une partie des enfants de notre pays comme de nuisibles et des mères de ces enfants comme des responsables.
Depuis quelque temps, nous assistons à une inversion des valeurs. Les défenseur·es de la planète sont des terroristes, les opposant·es à la réforme des retraites des ennemi·es de la République et les policiers criminels, des héros que l’on soutient par une sanglante cagnotte.
Cependant, essayons malgré tout de répondre à la question, non pas en se demandant ce que « ces jeunes font dehors à une heure pareille…. » mais plutôt « pourquoi les jeunes considérés comme « non nuisibles » ont le droit d’être dehors sans que cela ne pose de problème à personne ». Parce que poser la question de ce que font les jeunes, c’est poser la question principale des inégalités.
Ainsi, que font les jeunes qui ne vivent pas dans les quartiers populaires ? Regardons bien. Figurez-vous qu’ils et elles sont dehors. Ils sont avec vous dans votre petit jardin pavillonnaire, en train de prendre le premier apéro de l’été. Ils sont en train de boire des coups sur les terrasses des cafés pour fêter leur bac. Ils profitent de la piscine de leurs ami·es (ou de la vôtre). On les a envoyés à la campagne chez papy et mamy. Ou encore ils sont en colonie de vacances, en camping ou je ne sais où….. Bref ils et elles sont dehors. Car pour une partie de la jeunesse, la planète est un terrain de jeu.
La jeunesse dans son ensemble va mal. Mais quand la jeunesse des beaux quartiers arrête d’aller à l’école, elle est malade, on parle de « phobie scolaire ». Quand les enfants des quartiers populaires arrêtent l’école, on parle de « décrochage scolaire ». Aux uns les soins médicaux et la compassion, aux autres l’accusation des « mamans » et la privation de bourse.
La définition du « dehors » n’est pas la même selon où l’on habite. En tant que professeure dans les quartiers nord de Marseille, je sais à quel point pour certain·es le « dehors » est dangereux. Plus d’une vingtaine de morts par balle depuis le début de l’année, rend l’extérieur quelque peu dangereux, n’est-ce pas ?
Alors qu’une certaine jeunesse se déplace en « sans P », entendez « voitures sans permis », d’autres meurent assassinés. Et ce paradoxe ne choque personne. Bien au contraire, on explique à quel point les familles des quartiers populaires sont responsables de ce qui se passe. Pas la misère, pas les inégalités, pas le fait que les parent·es sont celles et ceux des premières lignes qui travaillent quand vous dormez, mais bien un phénomène de « dé-civilisation ». Mot qui n’existe pas et que l’on invente pour faire des victimes des criminels.
C’est tellement classique que justement les programmes scolaires regorgent de ces exemples classiques. Et, toujours en tant qu’enseignante, je m’étonne de la différence entre ce que l’on nous fait enseigner et de ce qui se dit au sommet de l’Etat. On aime Gavroche, sa révolte, sa gouaille. On comprend que Javert est le méchant et Jean Valjean le gentil. On présente Rosa Parks comme un exemple. On aime à montrer les enfants parisien·nes de Doisneau jouant dehors à des jeux fort dangereux, Antoine Doisnel faisant les quatre-cent coups, volant jusqu’à l’argent de sa pauvre grand-mère et on est triste pour le petit Gibus perdu dans une guerre fratricide de village et battu par son père …
Mais que font ces jeunes dans un terrain vague ou jouant à la guerre ? Comment dans le pays de Hugo, les Gavroches de notre époque peuvent-ils prendre des mois de prison ferme pour avoir ramassé une cannette, un T-shirt, ou deux rouleaux de pièces de 50 centimes, soit 20 euros ?
Nous sommes peu nombreu·ses aujourd’hui à penser que nous sommes collectivement responsables de ce qui nous arrive. Nous sommes peu nombreu·ses à nous émouvoir des exécutions policières pour des délits mineurs. Nous sommes peu nombreu·ses à penser qu’un enfant qui meurt est un enfant qui meurt. Nous sommes peu nombreu·ses à condamner la réforme des lycées professionnels qui compte renvoyer les enfants au travail pour des salaires de misère.
Lorsque les enfants d’Iran se révoltent, nous pensons que ce pays va mal. Lorsque les enfants de Birmanie se font exécuter par l’armée, nous pensons que ce pays va mal. Lorsque les enfants noir·es américain·nes se révoltent, nous pensons que la police américaine est raciste et criminelle et que ce pays va mal. Pourquoi serait-ce différent chez nous ?
Sur les quatre dernières années, à trois reprises, la Canebière a vu des blindés. De qui est-ce la faute ? Des familles, des mamans isolées, de l’école, des écologistes, de la Ligue des droits de l’Homme, de l’opposition de gauche, de la famille d’Adama Traoré ? Allons soyons sérieux ! Il est temps de regarder les Gavroches, quelque soit leur couleur de peau et leurs origines. Il nous faut condamner à nouveau les Javert et redire, comme une militante des quartiers populaires de Marseille samedi 4 juillet dernier, « Liberté, Egalité, Fraternité : tout est dit ! ».
Emmanuelle Johsua