Comment sommes-nous passés à côté de ce scandale d’État ? Depuis que je suis sortie de la salle de projection du film de Jean-Paul Salomé, cette question me revient de façon lancinante. La syndicaliste retrace l’histoire vraie de Maureen Kearney, dirigeante de la CFDT chez Areva, secrétaire du comité de groupe européen. Cette lanceuse d’alerte a traversé l’enfer – si tant est que l’on puisse en parler au passé, tant les traumatismes subis continuent de laisser leurs traces et tant les questions en suspens restent nombreuses. Cet enfer nous regarde parce qu’il touche aux enjeux industriels de notre pays, aux principes démocratiques et aux violences faites aux femmes. Cette histoire devrait nous révolter, nous mobiliser, susciter un droit de savoir.
Alors que je fais partie des Français les plus informés, je n’en avais jamais entendu parler. Grand reporter à L’Obs, Caroline Michel-Aguirre avait signé en 2019 un livre très éclairant sur cette affaire insensée. Mais son enquête, les documentaires à la télévision et à la radio, n’auront pas suffi à nous sortir du déni collectif. Aux côtés d’acteurs particulièrement remarquables, dans un récit cinématographique aussi simple qu’efficace, la force d’Isabelle Huppert dans son interprétation de Maureen m’a clouée au fauteuil. Pendant le générique, je pleurais car ce qui a été fait à cette femme et au bien commun est insupportable.
Le 17 décembre 2012, Maureen Kearney est retrouvée chez elle ligotée sur une chaise et violée, avec le manche d’un couteau de 8 centimètres dans son vagin. La syndicaliste a sur le ventre un « A » inscrit au cutter ou au couteau. Une enquête en flagrance pour « viol et acte de barbarie » est ouverte par la gendarmerie. Au lieu d’une prise en charge à la hauteur des faits qu’elle vient de subir, c’est à un parcours traumatisant et empreint de fautes lourdes qu’elle doit faire face.
Avant cette agression, Maureen Kearney, représentante des salariés d’Areva, menait un combat contre une éventuelle signature de contrats d’EDF avec son homologue chinois (CGNPC). En jeu : un transfert de technologie qui mettrait à mal notre indépendance nucléaire et, selon elle, des licenciements potentiels parmi les 50.000 salariés d’Areva, sans compter les sous-traitants. La syndicaliste demande des éclaircissements au nouveau président d’Areva, Luc Oursel. Elle interpelle les responsables politiques. Elle prend rendez-vous avec les ministres qu’elle connait, elle qui a soutenu le candidat Hollande. En vain. L’opacité règne sur la réalité de ces négociations, qui débouchent pourtant, le 19 octobre 2012 à Avignon, sur un accord signé en catimini entre la France et la Chine, prévoyant la mise en commun d’équipes en vue d’un nouveau réacteur troisième génération. Maureen Kearney continue de remuer ciel et terre, et commence à recevoir des pressions. C’est le téléphone qui sonne et raccroche, puis un jour une voix menace. C’est une voiture qui s’approche de la sienne, la colle et l’angoisse. Jusqu’au jour où un homme fait irruption chez elle et l’agresse violemment…
Alors que de nombreux témoignages font le lien entre le viol subi et son combat au sein d’Areva, l’enquête prend une tournure invraisemblable : et si Maureen Kearney avait elle-même mis en scène son agression ? Progressivement, la victime devient l’accusée. Aussi fou que cela puisse paraître, toute la procédure se tourne progressivement vers cette hypothèse. C’est elle qui serait folle. Qu’importe les erreurs d’enquête. Que les scellés d’empreintes d’ADN ne soient jamais revenus du laboratoire. Que la reconstitution de la scène où Maureen Kearney se serait elle-même attachée et mutilée n’ait jamais eu lieu. Que la syndicaliste n’ait pas pu avoir produit tous ces gestes pour s’attacher elle-même à la chaise en raison d’une douleur aigue à l’épaule qui aura nécessité, ultérieurement, une opération chirurgicale. Rien n’arrête la gendarmerie puis la juge au tribunal : Maureen Kearney est condamnée pour « dénonciation mensongère » à une peine de prison avec sursis et une amende.
Ce n’est qu’en 2018, après un nouveau procès qu’affronte Maureen Kearney avec un nouvel avocat, qu’elle est acquittée, la cour d’appel de Versailles reconnaissant « les « carences » manifestes de l’enquête ». Mais la syndicaliste n’a pas la force de relancer une procédure pour chercher la vérité sur son agresseur. À bout après toutes ces années de violences, d’injustice et d’angoisse, elle retire sa plainte. Et le parquet ne fait pas le choix de se saisir des faits alors qu’il aurait pu, dû le faire…
Auparavant, en 2006, une plainte portant sur des faits comparables a été déposée par l’épouse d’un haut cadre de Veolia, Emmanuel Petit, pour un viol perpétré chez elle par deux hommes inconnus. Sur son ventre, une croix a été inscrite au couteau ou au cutter, et un cerceuil sur la poitrine. Or Emmanuel Petit a été licencié après s’être opposé à l’intermédiaire Alexandre Djouhri, connu pour son implication dans l’affaire libyenne. Dans une lettre au Procureur de la République, Emmanuel Petit a mis en cause Djouhri qui aurait réclamé une part dans un dossier de création d’une filiale Veolia au Moyen-Orient. À partir du moment où il a contesté ce qu’il considérait comme un « racket » et qu’il a dénoncé à la justice l’existence des pots de vin son entreprise, la vie de son couple est devenue un enfer. Des menaces par téléphone ou via des inscriptions ont touché y compris ses enfants. Le dossier concernant le viol de sa femme a depuis disparu. La similitude entre les deux affaires est troublante. Pour ceux qui les ont vues, les photos des traces faites au cutter ou couteau se ressemblent terriblement.
La responsabilité de l’État est engagée. Pourquoi la justice n’a-t-elle pas fait correctement son travail ? Y a-t-il eu des pressions sur les gendarmes et sur le procureur de Versailles ? Pourquoi le ministère public ne s’auto-saisit-il pas ? Pour Madame Petit, qu’est devenue l’enquête ? Qu’est-ce que les services secrets savaient ? Le jour de l’agression de Maureen Kearney, le préfet Michel Jau a saisi la direction territoriale de la sécurité intérieure. Y a-t-il eu une note de la DGSI sur ce sujet ? Cette dernière s’est-elle intéressée à ce dossier qui impliquait des intérêts étrangers ? Que savaient les ministres ? Ont-ils posé des questions ? Si l’on compare les deux affaires, Petit et Keernay – même contexte, même mode opératoire à six ans d’intervalle – on peut se demander ce que Maureen Keernay empêchait en menant la bataille pour la transparence sur les contrats avec la Chine. Est-ce que ceux-ci supposaient aussi des rétro-commissions ? La direction d’EDF entretenait-elle des liens avec Alexandre Djourhi ?
Le cinéma m’a amenée au réel d’une affaire qui en implique d’autres. Les questions s’enchainent comme des poupées gigognes. À tel point que j’ai proposé à mon groupe de porter, à l’Assemblée nationale, une demande de commission d’enquête sur « l’affaire Maureen Kearney » et ses implications sur le fonctionnement de nos institutions, nos principes démocratiques et notre souveraineté industrielle. Notre droit de tirage étant passé jusqu’à l’année prochaine avec la commission d’enquête menée par ma collègue Danielle Simonnet sur les Uber Files, c’est à la macronie de décider ou non de répondre positivement à cette demande. Au moment où La syndicaliste va être projetée dans 400 salles, interpellant tant de citoyennes et citoyens sur ce scandale d’État, j’espère bien que nous aurons le droit d’être éclairés sur ces sujets brûlants…
Clémentine Autain