Entretien avec Emre Öngün, docteur en sciences politique, membre du CA d’Attac.
Pour celles et ceux qui ne connaissent pas en détail la situation en Syrie et celle de l’enclave contrôlée par les Kurdes, qu’était-elle avant l’offensive turque de la semaine dernière ?
Cette enclave s’appelle le Rojava, c’est une zone autonome kurde sous la direction politique du PYD, le parti frère du PKK sur le territoire syrien. Rojava signifie en kurde, l’ouest. Il est nommé ainsi en référence aux quatres états du Kurdistan, le Nord (situé en Turquie s’appelle à cet égard Bakur (nord). En 2012, le régime d’El Assad s’était retiré de la zone suite à la révolution syrienne, c’est pourquoi le PYD a constitué sa zone autonome et l’a déployé autour de trois cantons, Afrin, Kobané et Djezireh.
En 2014, les YPG, les forces militaires kurdes du PYD se sont illustrés dans la bataille de Kobané contre l’assaut mené par Daesh. Cette bataille décisive a sans doute aidé à montrer l’engagement des Kurdes dans ce combat contre l’Etat Islamique. On peut se rappeler qu’ils ont également envoyé plusieurs milliers d’hommes et de femmes pour sauver les Yezidis du massacre alors que leur engagement au front était déjà particulièrement ardu. Finalement, en 2016, le PYD a annoncé la formation d’une région fédérale autonome. À l’intérieur, une véritable expérimentation politique a eu lieu. Le but, créer une nouvelle organisation du pouvoir sur la base d’un confédéralisme démocratique qui puisse représenter la réalité multiethnique (arabe, kurde, turkmène, syriaque) de la région et fonder une politique sociale progressive, puisque le parti se revendique du socialisme démocratique et s’inspire du théoricien de l’écologie sociale Murray Bookchin depuis 2014 même si, dans les faits, la direction politique était fermement tenue en main par le PYD et ses troupes.
En 2018, la prise d’Afrin par les troupes de l’Armée Syrienne Libre a été la première remise en cause de l’autonomie du Rojava. L’ASL est un conglomérat de brigades (Kataeb), de groupes et de milices souvent islamistes qui avaient combattu le régime de Damas dont beaucoup sont aujourd’hui les supplétifs de l’armée turque. À l’époque, la Russie et les Etats-Unis avaient laissé faire. Aujourd’hui, l’invasion turque se déroule tout le long de la frontière syro-turque et menace toute la zone autonome.
Une question se pose tout de même, le spectre d’une trahison des Kurdes par les diplomaties occidentales qui les avaient soutenu rôde depuis le début. Beaucoup les soupçonnaient à terme de ne pas se confronter à la Turquie qui est membre de l’OTAN et à qui on a confié le rôle de garde-frontière de certaines routes migratoires. Pourquoi le gouvernement turc s’est-il décidé aujourd’hui de déclencher une offensive militaire ?
Il y a des raisons profondes à cette offensive et une opportunité fournie par l’actualité. Le régime est à bout de souffle du fait de l’ampleur de la crise économique en Turquie. L’économie s’effondre peu à peu, étant loin du modèle de réussite qu’on a mis en avant il y a quelques années. Pour ne donner que quelques exemple, le prix du gaz augmenté de 50 % en 12 mois et le PIB a reculé de 1,5 % au deuxième trimestre selon les chiffres officiels du ministère de l’économie. Cette crise est due à une combinaison entre, d’une part le caractère artificiel du modèle de développement turc qui reposait sur les exportations, la dette publique et privée et la spéculation immobilière et, d’autre part l’incompétence de la direction politique de l’économie. On retrouvera ainsi au ministère de l’économie le gendre de Recep Tayyip Erdoğan, Berat Albayrak, dont l’incompétence est reconnue assez unanimement.
Cette crise économique a eu des répercussions sur les élections locales qui ont donné de très mauvais résultats pour l’AKP au pouvoir, qui a perdu non seulement Istanbul et Ankara mais également la plupart des grandes villes. Une défaite permise par un front d’opposition pas véritablement formalisé entre le centre gauche libéral (CHP) et les nationalistes du IYI et le soutien de l’électorat kurde. En effet, le HDP (parti de gauche, majoritairement kurde) a choisi de ne pas se présenter contre les candidats de ces derniers pour faire tomber l’AKP, et l’électorat kurde a massivement fait le choix de se prêter au jeu. Pour le résumer en quelques mots, disons que les soutiens du régime étaient moins mobilisés et que les électorats du CHP et du IYI ont mis momentanément leur détestation du président turc au-dessus du suprématisme turc à l’égard des kurdes. C’est ça que le gouvernement turc souhaite renverser. L’offensive militaire est une fuite en avant guerrière mais elle permet de reconstituer un front du suprématisme turc. Recep Tayyip Erdoğan réussit d’ailleurs dans sa volonté de redomestiquer le CHP et le IYI : tous deux soutiennent l’intervention armée et ont balayé en un instant le soutien important qu’ils ont reçu des kurdes dans le contexte des élections locales. Quant aux explications avancées par le régime turc, elles sont toujours les mêmes : Ankara ne veut pas voir se constituer dans sa arrière-cour un terreau favorable aux organisations kurdes qu’il dénonce comme terroristes. Le régime turc a donc donné dans les fondamentaux : le suprématisme colonial turc en enrobant cela par des un discours religieux.
Quant à la question de l’opportunité, elle est simple. Les atermoiements de Trump et sa décision de suspendre la présence américaine sur place a levé le seul obstacle de taille pour empêcher une telle offensive. La voie semblait libre, Ankara s’est engouffrée.
On sait que les Russes ont été un acteur fort de la guerre, au côté du régime syrien. Quels objectifs poursuivent Poutine et Al-Assad dans ce contexte ?
Oui, indéniablement, les Russes qui ont joué un rôle majeur dans le sauvetage du régime de Damas, font parti des acteurs clefs dans le conflit. Leur premier objectif était clair, se débarrasser de la présence américaine. Restait ensuite à régler la question des Forces Démocratiques Syriennes (c’est-à-dire principalement de celles des YPG ralliées par quelques groupes arabes qui avaient combattu le régime lors de la révolution). C’est aujourd’hui chose faite, puisqu’un accord a été trouvé entre Damas et les FDS. Bachar El Assad va pouvoir déployer ses troupes dans la région autonome contrôlée par le PYD. Finalement, les Russes ont laissé l’offensive turc arriver pour forcer la main des kurdes dans la recherche d’un accord avec Damas. Un accord risqué si l’on se rappelle l’histoire des relations kurdo-syriennes. Dans les années 1990, Hafez El Assad avait laissé le PKK prendre pied au nord de la Syrie, ou du moins s’en était servi comme d’un proxy pour déstabiliser la Turquie. Une technique classique du régime syrien dans la région depuis les années 1970. Cependant, en 1998, le revirement d’Hafez El Assad est total. En signant l’accord d’Adana, en 1998, le régime syrien pose les bases d’une normalisation des relations avec son voisin turc, reconnaissant désormais le PKK comme une organisation terroriste et s’engageant à le combattre et à respecter le droit de légitime défense de la Turquie dans sa lutte avec l’organisation kurde. C’est d’ailleurs au nom de cet accord d’Adana que la Russie aujourd’hui explique l’intervention militaire de la Turquie. L’Iran, très engagée au côté du régime syrien avait fait des effets d’annonce quant à l’offensive turque mais joue la partie avec Damas. Le régime iranien n’a d’ailleurs jamais vu d’un bon oeil les revendications kurdes du sud de son territoire. Finalement, on peut dire qu’avec cet accord, le Rojava est très en péril. En effet, rien n’empêche qu’après la confrontation entre Damas et l’Armée Nationale Syrienne (constituée par des supplétifs armés par la Turquie), Bachar El Assad ne désigne pas les FDS comme prochaines victimes de sa volonté de rétablir l’intégrité du territoire syrien. Les Russes qui voulaient refaire rentrer la zone autonome kurde dans le giron de Damas ont franchi une étape importante.
Que pourrait faire la France, pour venir en aide aux Forces Démocratiques Syriennes composées majoritairement par les forces kurdes des YPG ?
L’Allemagne a annoncé suspendre sa vente d’arme à la Turquie. On peut penser d’ailleurs que la CDU au pouvoir se rappelle des appels à sanctionner le pouvoir allemand qu’Erdoğan avait lancé à la diaspora turque au moment des élections allemandes. Dans la foulée de son voisin allemand, la France a timidement emboîté le pas en suspendant “les exportations vers la Turquie de matériels de guerre susceptibles d’être employés » en Syrie. C’est le minimum syndical si on peut le dire, le gouvernement français ne semble pas s’attrister des conséquences de sa vente d’armes massive comme le montre aujourd’hui le cas du Yémen.
Une action plus intéressante serait de répondre à une des revendications historique des Kurdes dès le début de la révolution syrienne : le déploiement d’une no fly zone sur l’espace syrien afin de ne pas subir les bombardements aériens turcs, et notamment leurs conséquences sur les populations civiles. L’UE a également des moyens de pressions économiques et diplomatiques mais le régime d’Ankara fait du chantage, en menaçant d’ouvrir les frontières. Les pays européens sont tenus par leur propre politique raciste. De ce point de vue, soutenir les Kurdes en Syrie et lutter contre l’Europe Forteresse sont les deux faces d’une même médaille. En outre, pour contrer l’influence d’Erdogan, qui instrumentalise pour son propre agenda le ressentiment existant par rapport à l’islamophobie dans les pays occidentaux, il ne suffit pas de dénoncer ses exactions à l’échelle internationale. Il faut que les mêmes acteurs de gauche dénonçant Erdogan s’engagent résolument la lutte contre l’islamophobie pour être crédible.
Tu parles de sanctions, or on a entendu que les Etats-Unis seraient prêts à en mettre en oeuvre contre la Turquie ?
Pour l’instant difficile de savoir s’il s’agit d’effets d’annonces ou d’une réalité qui pourra compter à terme sur le conflit. Il faudra juger sur pièce lorsque des éléments précis seront présentés, d’autant qu’il faudra voir si le président américain est capable de trouver le soutien politique nécessaire pour avancer de telles sanctions.
Que pouvons-nous faire à notre échelle pour soutenir les combattants kurdes ?
Il faut participer aux mobilisations qui existent et qui vont certainement continuer dans toutes les villes. Il faut relayer les informations sur l’offensive turque. En quelques mots, il faut instaurer une pression monumentale pour forcer les gouvernements à aller au-delà des seules condamnations verbales, sans quoi rien n’adviendra de concret pour aider les Kurdes. Comme indiqué précédemment, il s’agit aussi de renforcer les mobilisations pour enlever les leviers dont dispose Erdogan : la question des migrants et l’islamophobie.
Publié sur le Fil des Communs.