À peine le temps de souffler, le danger écarté en Paca, qu’il faut déjà mesurer les dégâts. Sans jamais jurer de rien, il est probable (toutes choses égales par ailleurs, mais admettons que c’est rare en politique) que c’est la dernière fois qu’on pourra écarter l’infâme de cette manière. Et en plus le prix à payer pour la gauche est de plus en plus lourd. Insupportable.
Non seulement il a fallu voter pour une liste qui comprend peut-être le futur leader local du parti néo-fasciste (on se souvient que Mariani était tête de liste pour l’UMP dans le Vaucluse en 2010…). Non seulement la gauche et les écologistes seront privés de représentation pour 6 années de plus. Mais elle s’épuise de scrutin en scrutin. 44% des voix en 2010 sous la direction de Vauzelle, avec 52% de votants ; et 17% pour la liste de Félizia, elle-même volontairement étriquée, en 2021, avec 34% de votants. Et dans la zone des quartiers nord de Marseille qui sont les miens, à peine plus de 25% au premier tour. Et ceci sans aucune réciprocité.
En Ile de France voilà les mêmes, qu’on a appelé piteusement à la rescousse en Paca au nom de la République, vilipendés comme ennemis mortels de celle-ci, y compris par des barons ex PS (on n’ose pas dire « socialistes » tellement le mot est piétiné en cette occasion). Dans le département des Bouches du Rhône, alors que les appels les plus pressants étaient envoyés à gauche (par exemple par Tapie et Sarkozy : c’est sûr qu’on aurait pu trouver plus adaptés !), la Présidente sortante du Conseil Départemental n’a trouvé nulle part utile de faite barrage au RN (au nom de la même République) en soutenant la gauche quand il y avait lieu.
Décidément l’amour de la République est à sens unique ! Et cette maladie s’étend puisque en Occitanie Carole Delga a sèchement renvoyé à la maison non seulement la FI (qui, ça tombe bien, ne demandait rien) mais aussi EELV, pourtant ses anciens alliés et future cible d’une éventuelle alliance pour 2022. Bien entendu, tout ceci au nom de la même « défense de la République », décidément mise à toutes les sauces, mais de plus en plus tout aussi bien contre ce qui reste de gauche dans ce pays. Un signal, reproduit en maints endroits, que la macronisation n’a pas épuisé ses effets au PS.
On pourrait se rassurer en se disant que ceci se déroule dans une sphère très éloignée du peuple, qui lui s’est abstenu en masse, sans même de remontée au second tour. Mais ce serait à bon compte. Il faut un peu de recul pour savoir si le RN est soumis au même « dégagisme » qui touche la plupart des autres partis, ou si ce n’est qu’un trou d’air qui pourrait être malheureusement surmonté lors d’échéances plus décisives.
Mais déjà les études foisonnent pour expliquer, après s’en être légitimement alarmé, l’ampleur d’une telle désaffection. Il faut dit-on soigner les maladies de la démocratie représentative, version alourdie par la 5ème République. A très juste titre, et il faut même pousser jusqu’à en construire une nouvelle. Cependant si la maladie n’était « qu’en haut », dans le seul système institutionnel, ce serait déjà grave. Mais ça l’est bien plus si on prend conscience de l’ensemble de la figure.
On l’a bien vu avec les Gilets Jaunes, le rejet « du système politique » n’est pas parvenu à construire de nouveaux outils. Les syndicats peinent aussi de leur côté. Non que le peuple soit devenu unanimement passif. Les luttes féministes, antiracistes, sur le climat, sont présentes en nombre et en radicalité, comme le sont les luttes sociales en général. Mais (les exemples comparables foisonnent de par le monde), sans qu’elles coagulent, et sans qu’elles fournissent aisément par elles-mêmes des perspectives politiques générales (condition d’ailleurs pour qu’elles convergent vraiment).
Les couches populaires ont, en ce moment, comme tiré le tapis sous les pieds des diverses fractions de la gauche. Qui le méritent pour celles qui ont trahi les espoirs sans discontinuer. Mais, comme le rappelait Daniel Bensaïd, « La dure loi des défaites veut que tous n’en partagent pas les responsabilités, mais que tous en subissent les conséquences ».
Et le mouvement de désaffection populaire se déroule sans fournir d’issue globale nouvelle, c’est le problème sur lequel nous butons. Jacques Rancière a décrit, dans La nuit des prolétaires, comment une partie de ceux-ci (et de cellles-là), entre 1830 et 1848, s’attachait, malgré la dureté incroyable de l’existence, à s’instruire les uns les autres, à produire textes et idées, et surtout, à penser sans relâche le monde de demain qu’il faudrait construire collectivement. Sauf en de précieux endroits, rien d’équivalent pour l’instant à la hauteur de ce qu’il faudrait. Existent trop souvent le rejet, le repli, y compris parfois l’individualisme, malheureusement y compris tourné contre ce qui devraient être des frères d’armes. Dans un tel climat les partis traditionnels de la gauche ont-ils pris la mesure de ce que signifie que d’emboîter le pas aux délires sécuritaires, de faire de la laïcité une arme tournée contre les seuls musulmans, de demander l’expulsion des sans papier ?
Rien n’est politiquement facile pour personne à gauche dans ces conditions c’est vrai, mais on a pu voir en Paca comment la gauche traditionnelle marchait au suicide le plus tranquillement du monde. Alors que le danger RN était patent, elle a choisi par pur sectarisme de se priver d’une bonne moitié des partisans de EELV, de la France Insoumise en son entier, du mouvement Ensemble. Et pour faire bonne mesure et avant tout, des courants citoyens qui s’étaient mobilisés en ces temps difficiles. Cherchant vers sa droite un impossible soutien, alors que la seule issue possible eût dû être de retrouver des valeurs communes et surtout, alors que le rejet guettait, les voies d’un élargissement populaire. Qui eût signifié l’abandon des pratiques de « sauve qui peut les postes », qui, en plus du déshonneur, conduit à perdre les postes tout aussi bien.
Quand les signaux venus « d’en bas » poussent dans le bon sens, il est vrai que c’est plus facile de trouver les voies pour avancer. Quand ces signaux existent mais sont trop faibles, l’expérience montre que, malheureusement, alors qu’on devrait à la fois serrer les rangs et s’ouvrir, c’est le contraire qui se produit. En Paca, on a eu une gauche rabougrie, bunkerisée dans une cahute si fragile qu’aucun des trois cochons de l’histoire n’en aurait voulu comme abri. Certes c’est, comme on dit, une relation dialectique, autant un effet qu’une cause. Le peuple se retirant, les anciens partis pensent pouvoir faire sans lui, ce qui non seulement ne fonctionne pas, mais éloigne encore le peuple un peu plus.
Il faut rompre le cercle vicieux. Tout ne dépend pas des choix politiques proprement dits, il faudra que mûrissent massivement « en bas » les souhaits construits de véritable alternative. Et la confiance en ses forces pour y parvenir. Les germes sont incontestablement là, qui ne demandent qu’à fleurir. Mais on peut y aider au lieu de rendre les choses plus difficiles encore. Surtout en politique toute comparaison a des limites, en particulier entre pays ayant des histoires si différentes, comme la France et les USA. Mais dans ce dernier pays, la gauche semble renaître de ses cendres.
Depuis sa partie intellectuelle qui n’a pas hésité à se livrer à un vrai lessivage des options postmodernes qui ont conduit à des voies sans issue, jusqu’à ses fractions politiques radicales qui alignent les succès ces dernières années. Au plus près et en lien avec un impressionnant mouvement « d’en bas ». C’est donc possible, après des décennies de régression due à la conversion généralisée au néo-libéralisme. Combiner le lien avec les nouveaux mouvements sociaux, rejeter le sectarisme, ne pas craindre d’élaborer une parole politique dont la radicalité sociale, écologique, démocratique, est nécessaire à la situation.
Plus facile à dire qu’à faire, inutile de prétendre le contraire. Mais c’est la seule voie possible. L’année qui vient, avec l’échéance présidentielle, peut en être l’occasion en donnant cette coloration à la candidature qui peut correspond le mieux à cette tâche, celle de Jean-Luc Mélenchon.
Samuel Johsua, blog Médiapart.