Le gouvernement italien ne mérite aucune considération particulière. Dominé par l’extrême droite, il est ouvertement xénophobe, fait la chasse aux migrant.es et entame des poursuites judiciaires contre ceux qui mettent en œuvre une politique d’accueil digne comme par exemple le maire de Riace, Domenico Lucano. Mais ce n’est pas cela qui pose problème aux institutions européennes, à la Commission et aux gouvernements de l’Union. D’ailleurs Emmanuel Macron n’a pas certes les mots de Matteo Salvini mais il en a l’essentiel de la pratique contre les migrants.
Non, ce qui gêne la Commission européenne, c’est le fait qu’un gouvernement élu puisse remettre en cause certains engagements du gouvernement précédent, celui de « centre gauche » de Matteo Renzi. Le budget présenté prévoit ainsi un déficit courant de 2,4 % du PIB en 2019 au lieu du 0,8 % prévu par auparavant. Le budget du gouvernement italien est un mélange de mesures libérales – une amnistie fiscale et une flat tax à la place de l’impôt progressif pour plaire à la clientèle électorale de la Ligue, artisans, petits entrepreneurs – et de mesures sociales imposées par le Mouvement cinq étoiles : relance modérée de l’investissement public, revenu minimum (l’équivalent de notre RSA) de 780 euros pour des millions de personnes (ce qui en pratique revient à un doublement des prestations sociales actuelles), abaissement de l’âge de départ à la retraite. Comme ce déficit prévu respecte le Pacte de stabilité qui fixe la limite du déficit courant à 3 % du PIB, la Commission a centré son argumentation sur deux éléments.
Le premier argument porte sur l’ampleur de la dette publique italienne (131,2 % du PIB) qui est la plus élevée de la zone euro après celle de la Grèce. Cette dette, qui était à peu près stable depuis 2000, a augmenté comme partout sous l’effet de la crise financière à laquelle s’est ajouté le fait que le pays a été soumis pendant des années à une cure d’austérité drastique qui a entrainé une stagnation économique quasi continue1 : ainsi, en euros constants, le PIB par habitant du pays est en 2016 inférieur de 1,5 % à son niveau de 1999 alors même qu’il a progressé de 12,5 % en France et de 23,8 % en Allemagne. Certes, la charge de la dette n’est pas négligeable (3,8 % du PIB). Cependant l’Italie n’est pas la Grèce, qui compte tenu des taux d’intérêt demandés, n’a pu emprunter sur les marchés et doit non seulement payer les intérêts, mais doit aussi rembourser le principal. Ce n’est pas le cas de l’Italie qui peut « faire rouler sa dette » : lorsqu’un titre de la dette publique arrive à échéance, l’État emprunte de nouveau pour le rembourser. De plus, le budget italien est depuis de nombreuses années en excédent primaire (hors paiement des intérêts de la dette). Le déficit de 2,4 % est donc tout à fait soutenable… si les taux d’intérêt ne s’envolent pas (voir plus loin). Le pari du budget italien – le surplus d’activité économique produit par les mesures budgétaires aboutirait, in fine, à une réduction de la dette – se défend tout à fait. L’alternative qui consiste à aggraver encore les politiques d’austérité pour réduire la dette a fait par contre la preuve de son inanité.
Le second argument porte sur l’accroissement du déficit structurel alors que le gouvernement précédent s’était engagé à le baisser. Mais qu’est-ce que ce fameux déficit structurel ? Il s’agit d’une construction statistique censée mesurer le déficit d’un pays indépendamment de la conjoncture économique, c’est-à-dire dans une situation économique normale où le PIB s’accroitrait d’une manière optimale à son potentiel déterminé par l’état des moyens de production, la quantité de capital et de travail disponible, la qualification de la main d’œuvre, etc. Sa mesure dépend donc des hypothèses faites en matière de croissance potentielle. Outre que cette dernière notion est très contestable et contestée par de nombreux économistes, ces hypothèses, par nature fragiles, sont de plus très différentes suivant les institutions. Les calculs de la Commission sont basés sur le fait que la croissance potentielle d’un pays est toujours très proche de la production réalisée au même moment. Cela signifie que, pour la Commission, lorsque l’activité économique stagne, la croissance potentielle est d’autant plus faible. Cela aboutit à ce que le déficit structurel calculé par la Commission soit toujours plus élevé que celui d’autres institutions comme le FMI par exemple ou de celui calculé par des instituts économiques comme l’OFCE qui se basent sur des hypothèses différentes.
Tout cela resterait un débat entre économistes si le dernier traité européen, le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) de la zone euro, ratifié par François Hollande en 2012 alors même qu’il s’était engagé à le renégocier, n’en faisait un indicateur majeur. Il prévoit en effet que le déficit structurel d’un pays ne doit dépasser 0,5 % du PIB. Un indicateur statistique contesté, basé sur des hypothèses discutables et incertaines, est devenu le critère majeur d’appréciation d’un budget d’un pays européen. On croit rêver !
La Commission européenne a donc décidé de retoquer le budget de l’Italie avec le soutien de tous les gouvernements de la zone euro. Ainsi même les pays où la droite extrême ou l’extrême droite est présente n’ont pas soutenu l’Italie, preuve s’il en est que le néolibéralisme est plus fort que la solidarité idéologique. La commission a donc choisi sciemment l’épreuve de force. Elle a pourtant décidé de se pas s’en prendre à la France qui a prévu pour 2019 un déficit courant de 2,8 % du PIB, n’a pas tenu ses engagements en matière de réduction du déficit structurel et dont la dette frôle les 100 % du PIB. La question qui se pose est de savoir si cette épreuve de force est réelle ou si nous avons affaire des deux côté à un jeu de rôle.
La comparaison avec le projet du gouvernement Syriza est ici utile. Le projet de Syriza, le programme dit de Thessalonique, était un projet visant à faire revivre un pays dévasté en remettant en cause la politique d’austérité, les réformes structurelles, notamment celles du marché du travail et en refusant la soumission du pays aux marchés financiers. Il s’agissait d’un programme relativement modéré, d’inspiration keynésienne. Pourtant, les classes dirigeantes européennes ont fait bloc pour s’y opposer car, même modeste, il entrait en contradiction frontale avec l’ordre néolibéral patiemment construit depuis une trentaine d’années. Face à l’étranglement financier organisé par les institutions et les gouvernements européens, le gouvernement Syriza s’est refusé à l’épreuve de force et a capitulé.
Qu’en est-il des mesures annoncées par le gouvernement italien ? Les mesures sociales sont réelles. L’abaissement de l’âge de la retraite va effectivement à l’encontre de tout ce qui s’est fait dans l’Union européenne depuis de nombreuses années. Le doublement du revenu minimum, pour positif qu’il soit, s’inscrit cependant dans une logique de mise au travail des chômeurs, obligés d’accepter n’importe quel emploi sous peine de perdre leur droit à la prestation, logique du workfare opposée au welfare. On a vu de plus que les mesures fiscales annoncées entraient tout à fait dans une logique néolibérale. Et surtout ne sont pas remises en cause les contre-réformes du marché du travail, point central des politiques néolibérales, qui ont accru la précarité et la flexibilité dans des proportions très importantes. Enfin, rien n’est annoncé pour remettre en cause la logique néolibérale dans le domaine économique avec le primat de la création de valeur pour l’actionnaire, la domination de la finance sur l’économie et l’obsession de la compétitivité réduite à la baisse du coût du travail. Ces mesures ne remettent donc pas fondamentalement en cause les transformations néolibérales que le pays a connu ces dernières années. Il n’y a donc pas de contradiction fondamentale entre les annonces du gouvernement italien et les orientations actuelles de l’Union européenne.
Pourquoi alors cette dramatisation ? Côté italien, ces annonces et surtout la manière dont elles ont été mises en scène, notamment par le Mouvement cinq étoiles, relèvent avant tout de la concurrence entre ce mouvement et la Ligue. Alors que le parti de Matteo Salvini a le vent en poupe, il fallait que le Mouvement cinq étoiles puisse faire la preuve de son utilité au gouvernement, d’où la dramaturgie à laquelle nous avons assisté. La réaction de la Commission arrange d’ailleurs bien les deux compères qui, à peu de frais, peuvent ainsi se poser en défenseur de la souveraineté populaire face à l’Union européenne. De son côté, la Commission ne pouvait pas, sans perdre toute crédibilité, laisser un gouvernement revenir sur des engagements pris, surtout si ce revirement prend une forme volontairement spectaculaire et provocatrice.
Que peut-il se passer maintenant ? Avec la Commission actuelle, pas grand-chose. Celle-ci est en fin de mandat et les élections européennes ont lieu dans quelques mois et une éventuelle procédure de sanction prévue par le TSCG prendra de toute façon beaucoup de temps. Il peut alors penser qu’il s’agit d’un affrontement en trompe l’œil… sauf que la machine peut s’emballer.
Une première alerte a eu lieu au mois de mai lors de la formation du gouvernement italien. Le taux auquel l’Italie emprunte sur les marchés financiers avait fortement augmenté et l’écart avec le taux allemand à dix ans (le spread) s’était encore aggravé. A l’époque, la BCE avait refusé d’intervenir et le Trésor italien avait dû, par des mécanismes divers, racheter sa propre dette pour stabiliser la situation. Mais on avait pu constater alors un début de contagion à l’Espagne et au Portugal, pays considérés à risque par les marchés. Depuis la fin du mois de septembre, le spread dépasse les 300 points de base et à l’annonce du budget italien, une nouvelle alerte a eu lieu qui a vu le taux sur les titres publics à dix ans dépasser les 3,5 %. On est certes loin de la crise de 2012 où le taux italien avait grimpé jusqu’à 6 %. C’est sans aucun doute l’espoir de la Commission et des autres gouvernements européens que la « discipline de marché » fasse revenir l’Italie à de meilleurs sentiments. C’est d’ailleurs ce que le Commissaire européen au budget avait affirmé sans fard au mois de mai: « les marchés vont apprendre aux Italiens à bien voter ». La situation pour l’Italie peut d’autant plus devenir préoccupante que la BCE doit arrêter sa politique de quantitative easing, ses achats d’obligations d’Etat, à la fin de l’année 2018, ce qui risque d’avoir des conséquences sur les taux auxquels les pays européens empruntent sur les marchés. De plus, l’Italie subit depuis 2011 une très importante fuite des capitaux et la situation des banques italiennes est pour le moins précaire : la part des créances douteuses, c’est-à-dire qui ont peu de chance d’être un jour remboursées, est évaluée à près de 20 % du total des créances détenues par les banques italiennes.
Certes, la dégradation récente de la dette italienne par l’agence de notation Moody’s n’a pas entraîné de réaction notable des marchés financiers et ni les institutions européennes, ni le gouvernement italien, ni les autres gouvernements européens n’ont intérêt à déclencher une crise, qui, après le Brexit, aurait des conséquences incalculables sur l’avenir de l’Union européenne. Mais un affrontement a sa propre logique qui n’est souvent pas maitrisé par les protagonistes.
1 Pour un panorama synthétique de l’économie italienne voir Romaric Godin, Italie : une économie malade, https://www.mediapart.fr/journal/international/020318/italie-une-economie-malade