Le pire serait de banaliser. De faire comme si c’était un épisode parmi d’autres. De laisser s’ancrer un récit qui nous replongerait dans les plus sales heures de notre histoire. Ce que radicalise Gérald Darmanin dans son entretien au JDD ciblant « le terrorisme intellectuel de l’extrême gauche », c’est une manipulation idéologique impulsée par les droites.
D’abord, l’entreprise menée par un pouvoir aux abois est évidente diversion. Le niveau de colère et de mobilisation dans le pays est tel que la macronie cherche toutes les issues pour passer au plus vite à autre chose. Changer la ligne de fracture : passer des retraites à la violence. Détourner la conversation du déni démocratique assumé par le gouvernement vers le commentaire des outrances de Darmanin.
Normes inversées, repères brouillés
À la tactique classique de la diversion s’ajoute une inquiétante opération au long court : discréditer l’opposition porteuse de progrès social, écologique, démocratique. La macronie avait déjà abattu le rempart face à l’extrême droite, elle qui avait jugé « trop molle » Marine Le Pen[1] et installé deux vice-présidences RN à l’Assemblée nationale. Voici maintenant la sainte alliance de toutes les droites tentant d’établir un barrage inédit, non plus contre l’extrême droite mais contre la nouvelle gauche rassemblée dans la Nupes et ancrée dans le mouvement social sur les retraites. Du lourd. C’est une inversion de normes, un grand déménagement des repères, une pure folie intellectuelle et morale.
L’idée est de distiller une nouvelle frontière entre les « respectables » et les « infréquentables », non plus au détriment de l’extrême droite mais de l’issue émancipatrice. Il faut bien mesurer la gravité de ce basculement du cordon sanitaire. Il fut un temps, assez long, où le « front républicain » visait à exclure le FN de la compétition politique dans notre République. Désormais, la dédiabolisation et la normalisation de Le Pen est chaque jour un peu plus actée dans le débat public. Et c’est côté Nupes qu’une stratégie d’encerclement s’organise.
« Il semble bien qu’un front républicain anti-Nupes est en cours de constitution », a tweeté sans complexe Jean-Pierre Raffarin, suite au résultat de la législative partielle en Ariège, où la dissidente socialiste a engrangé les voix de droite pour gagner face à la sortante insoumise/Nupes Bénédicte Taurine. Puis Julien Odoul du RN s’en est donné à cœur joie : « une députée LFI en moins, c’est une victoire pour la République ». Ne prenons pas à la légère ces déclarations, cette offensive politique. Et ce d’autant qu’il n’y a là rien d’isolé. Je prends un exemple, parmi d’autres : « Jean-Luc Mélenchon, il agit comme un nazi. C’est quelqu’un qui ne peut pas prendre le pouvoir par les urnes et qui, demain, rêverait de se voir en putschiste. C’est quelqu’un de très dangereux », a affirmé sur le plateau de France 3 le député d’extrême droite Antoine Villedieu, sans que cela ne crée un large mouvement d’indignation et de protestation grand angle.
Une opération politique qui vient de loin
Le procès en antirépublicanisme de ceux qui sont les descendants des plus grandes batailles de la liberté/l’égalité/la fraternité vient de loin. J’ai écrit un petit livre sur le sujet, Les faussaires de la République l’année dernière[2], et je constate qu’il n’a pas pris une ride – il mériterait juste un nouveau chapitre ! Manuel Valls fut l’un des grands artisans de cette mise au ban d’une partie de la gauche, celle qui contestait la politique de François Hollande. Même méthode que Darmanin : diversion sur le bilan, tentative de créer une excommunication des insoumis ou écologistes. On est passé du procès en « islamo-gauchisme » à celui visant l’« ultra gauche » ou l’« écoterrorisme » – je rappelle que, dans les années 1920-30, les mots valises décrédibilisant et dépolitisant étaient « hitléro-trotkistes » ou « judéo-bolchévique ». Le changement de degré de l’attaque ne modifie pas l’axe général : délégitimer en excommuniant par l’insultes et l’inflation des mots qui font peur et détruisent les boussoles politiques.
Sont jetés en pâture comme autant de dangers pour la République les héritiers les plus directs de la Révolution française. Quel désordre. Quel désastre. Cet esprit d’inquisition a même été repris par des personnalités se réclamant de la gauche, avec l’injonction faite aux écologistes et insoumis de lever leurs « ambiguïtés » sur leur rapport à la République. La campagne menée par Martine Froger dans l’Ariège contre Bénédicte Taurine sur ce terrain, la mettant injustement en cause sur ses principes républicains, est à mettre en regard avec le tweet de Julien Odoul de félicitations de son élection qui n’a suscité aucun commentaire de sa part. Et pendant ce temps, circule sur les réseaux sociaux un fichier actualisé de noms de politiques, journalistes et activistes de gauche, initialement fabriqué par FdeSouche et aujourd’hui reprise par FRdeter, un groupe qui vise à organiser des actions violentes contre les Maghrébins. Et pendant ce temps, Darmanin laisse sa place au ministre Outre-Mers en commission à l’Assemblée nationale pour un débat sur le terrorisme d’extrême droite – un rapport d’Europol dit pourtant que, après le djihadisme, elle est la principale menace terroriste. Et pendant ce temps, l’affaire du fonds Marianne montre que, sur fonds d’assassinat de Samuel Paty, Marlène Schiappa aurait distribué de l’argent public à des proches. La République n’est pour eux qu’un prétexte pour mener leurs petites affaires et leurs basses opérations politiciennes.
Déjouer la tentative d’encerclement
La chasse aux sorcières se répand à la vitesse de l’éclair, épargnant les ennemis véritables de la République et lynchant ses défenseurs les plus conséquents. Darmanin vient donc de rajouter une grosse pelletée à ce tableau de falsification, d’inversion, de détournement. Alors qu’il orchestre une stratégie du maintien de l’ordre brutalisant les contestataires et violentant les libertés fondamentales, le ministre de l’Intérieur jette le mistigri du désordre sur ses opposants. Il ose même s’en prendre à « des mouvements politiques qui ont leurs entrées à l’Assemblée nationale », méprisant de façon magistrale la légitimité des parlementaires Nupes.
Alors qu’elle fait des cocottes en papier des principes républicains et démocratiques, la macronie use et abuse des mises en causes de ses opposants de gauche sur ce terrain. Et elle laisse tranquilles les plus farouches destructeurs de notre devise républicaine, l’extrême droite. Depuis que j’ai lu le remarquable ouvrage de Michaël Foessel, Récidive. 1938[3], je suis convaincue qu’il y a du Daladier dans Macron. Apprendre de notre passé doit donner du souffle pour déjouer une éventuelle répétition d’un sinistre scenario.
Je pose ce constat parce que prendre la mesure de cette opération est un préalable pour agir avec finesse et efficacité contre cette tentative d’encerclement. Pour ne pas se laisser enfermer, il faut démasquer cette funeste entreprise et se souvenir de l’histoire. De la capacité de la Nupes à être à la fois soudée et déterminée à déjouer ce piège dépend notre victoire.
Clémentine Autain
[1] Gérald Darmanin sur le plateau de France 2, 11 février 2021.
[2] Seuil, collection Libelle, 2022.
[3] PUF, 2021. Ce livre nous plonge dans l’année 1938, à travers la lecture de la presse de l’époque. Ce qui frappe, ce sont les similitudes avec la macronie : lois antisociales, discours xénophobes, répressions sévères des manifestations, discours sur « l’ordre »… Un cocktail qui visait à tourner le dos au Front populaire et qui a préparé le terrain à l’extrême droite. Pourtant, quand Daladier arrive au pouvoir, il est vécu comme modéré, avec un profil apaisant : venant de la gauche, il est censé être un rempart au fascisme…