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Iran : la révolte vient de loin

Le 8 mars 1979, quelques semaines après la chute du Shah et l’arrivée au pouvoir de l’Ayatollah Khomeini, une importante manifestation de femmes iraniennes se déroulait dans les rues de Téhéran et d’autres villes d’Iran, comme le montre le film « Iran année zéro » réalisé alors par des militantes du MLF françaises présentes sur place. Ces manifestations célébraient les libertés conquises après la chute du régime dictatorial du Shah, Mais elles voulaient également mettre en garde contre les conséquences, pour les femmes en tout premier lieu, de l’instauration d’un régime islamique qui n’avait de « République » que le nom. Ces premières manifestations, déjà, furent réprimées par la police, sans que les forces politiques démocratiques et de gauche, tout juste sorties de la clandestinité ne prennent la mesure de l’événement et apportent leur soutien déterminé.

Le mouvement actuel de révolte qui secoue l’Iran depuis plus de trois semaines a donc ses racines dans l’opposition au régime islamique, dès sa prise de pouvoir et dans la persécution permanente des femmes, des intellectuels et de toutes formes d’opposition, politique, sociale et culturelle qui lui est constitutive. En 1988, après la sanglante guerre Iran-Irak, le régime islamique ordonne l’exécution de plus de 5000 prisonniers politiques, dont les corps seront jetés dans des fosses communes et dont, pour certains, les familles cherchent encore les dépouilles. L’actuel président de la République Islamique, Ebrahim Raïssi, était l’un des organisateurs de ces massacres… C’est le début de la perte de légitimité du régime islamique, au sein de couches toujours plus nombreuses de la population iranienne, qui continuer, toutefois, de bénéficier de nombreux soutiens pendant encore deux décennies. Mais devant la dégradation de la situation économique, la répression systématique de tout mouvement social et la montée en puissance d’un mouvement des femmes contestant, dès la fin des années 2000, le port obligatoire du voile, la confiance en une possibilité de réformes, de l’intérieur du régime, s’est effondrée.

L’élection présidentielle de 2009 en est un parfait exemple. Un ancien premier ministre « réformateur », Mir Hossein Moussavi, avait été autorisé à se présenter, suscitant l’espoir de la jeunesse et des classes moyennes urbaines. Avant même la fin du dépouillement du deuxième tour, le ministère de l’Intérieur proclame la victoire de son adversaire, ultra-conservateur fanatique, Mahmoud Ahmadinejad. Des milliers d’iraniens descendent dans les rues, en silence d’abord, puis aux cris de « rendez-nous notre vote ». Ce « mouvement vert », qui revendique son lien avec les printemps arabes, est très violemment réprimé, Amnesty International parlant de centaines de morts et de milliers d’arrestations.

Au cours de la décennie suivante, d’autres mouvements revendicatifs se succèdent, alors que la situation économique se dégrade. Dans le même temps, le mouvement des femmes iraniennes contre le port du voile obligatoire, symbole de toutes les contraintes et les oppressions subies, ne cesse pas, se renforçant par des actions symboliques de plus en plus nombreuses, comme l’affrontement et le refus d’obtempérer aux ordres de la police des mœurs et la mise en ligne de vidéos de dévoilement dans les lieux publics, et gagnant un soutien croissant, tant en Iran, qu’au niveau international. En 2019, enfin, un mouvement de protestation contre une augmentation massive du prix de l’essence se répand dans tout le pays. Ses revendications débordent rapidement le strict cadre économique et les slogans s’en prennent ouvertement au régime islamique, exigeant plus de liberté et d’égalité et la fin de la dictature. Il reprend également les revendications des syndicats, semi-clandestins, ouvriers et enseignants. Comme à l’accoutumée, la répression est à la mesure de la crainte du régime, avec plus de 1500 morts et 7000 arrestations.

Le mouvement qui s’étend en Iran depuis plus de trois semaines, après la mort de Masha Amini, arrêtée, puis battue à mort, par la police des mœurs, pour port « incorrect » du voile, est donc l’héritier de toutes ces luttes, auxquelles il faut ajouter les combats pour l’autonomie, voire le fédéralisme, des minorités non-perses d’Iran, en particulier les Kurdes et les Baloutches.

La mort de Masha Amini, d’origine kurde, a provoqué une protestation historique dans le Kurdistan Iranien, culminant dans plusieurs journées de grève générale. En représailles, le gouvernement a fait bombarder les camps de réfugiés kurdes et les infrastructures des partis d’opposition kurdes, installés en Irak, le 28 septembre, par plus de cinquante attaques de drones et de missiles. Dans la province du Sistan Baloutchistan, à la frontière de l’Afghanistan, une manifestation de protestation après le viol d’une adolescente de 15 ans par un responsable des Gardiens de la Révolution a été férocement réprimée, le vendredi 30 septembre, et on compte 67 morts et 147 blessés dans les rangs des manifestants.

Après plus de trois semaines, le mouvement continue de s’étendre dans toutes les villes et provinces d’Iran. Lundi 3 octobre, 30 universités se sont mises en grève après la très violente répression (40 à 50 blessés et plus de 100 arrestations) des étudiants de Sharif, la plus prestigieuse université de Téhéran et une coordination enseignante appelle ouvertement à soutenir le mouvement et à la grève des enseignants universitaires. Dans le secondaire, des jeunes lycéennes et collégiennes de tout le pays sont sorties dans les rues sans voile en criant des slogans hostiles à la dictature.

Après l’assassinat de Masha Amini, le mouvement de révolte des femmes iraniennes porte principalement sur deux points : la fin du port du voile obligatoire, et la dissolution de la police des mœurs. En réalité, ces deux revendications sont emblématiques de l’ensemble de la lutte des femmes iraniennes contre l’oppression et la dictature, comme le résume le slogan unificateur de toutes les manifestations qui se sont déroulées depuis trois semaines : « Femme, Vie, Liberté ». Elles remettent en cause le système même, le cœur idéologique de la « République » islamique. Pour le régime, les satisfaire, même partiellement signifierait une capitulation sur l’ensemble des principes d’autorité religieuse et patriarcale qui en sont le fondement. C’est pourquoi la situation, qui évolue chaque jour, est lourde de dangers. D’un côté la mobilisation ne cesse de s’étendre, dans toutes les villes du pays, regroupant, en plus des femmes toujours plus nombreuses, et issues de toutes les classes sociales, les enseignants, les parents des jeunes étudiants et élèves victimes de la répression. Victimes de la crise économique, le gouvernement reconnaissant que 40% (donnée largement sous-estimée) des Iraniens vivent sous le seuil de pauvreté, des secteurs entiers de la population rejoignent les manifestations en portant des revendications économiques et sociales. D’un autre côté, les dirigeants du régime, le Guide Suprême Ali Khamenei en tête, n’ont à la bouche que les menaces de répression encore plus dures et sanglantes. Menaces qui risquent de se concrétiser après le retour du Président de la République Raïssi de l’Assemblée Générale des Nations Unies. Mais le choix d’une répression à « balles réelles » ne fait pas l’unanimité au sein de l’Etat. Des appels à la désobéissance ont été lancés, à visages découverts dans l’armée classique (en opposition aux Gardiens de la Révolution) et des divergences semblent apparaître au sommet de l’état iranien.

Il s’agit donc d’une épreuve de force sans précédent, différentes par son ampleur des mouvements qui l’ont précédée et par le fait qu’elle remet en cause, à partir des revendications des femmes, le cœur même du pouvoir islamique. En l’absence de structures politiques d’opposition, décimées et contraintes à l’exil par 43 années de régime des mollahs, le mouvement des femmes iraniennes permet une convergence des différents mouvements sociaux et culturels qui se sont exprimés dans les luttes de ces dernières années. Mais les manifestations, même quotidiennes, même toujours plus nombreuses n’y suffiront pas. La condition de sa victoire serait une paralysie de l’Etat iranien, qui passerait par la mobilisation et la grève des travailleuses et des travailleurs de l’industrie, pétrolière notamment.

Le mouvement des femmes iraniennes a besoin aujourd’hui du plus vaste soutien international, de toutes les forces féministes, démocratiques, syndicales. En dénonçant la répression qui s’abat sur le mouvement, il s’agit aussi de mettre les gouvernements occidentaux devant leurs responsabilités. En ce sens, la poignée de main publique échangée à l’ONU entre Emmanuel Macron et Ebrahim Raïssi n’était pas du meilleur augure.

Mathieu Dargel

(Nous remercions Irène Ansari, féministe iranienne, militante de l’opposition, pour les informations et les analyses qui ont permis la rédaction de cet article.)