Le caractère tragique de l’écrasement de l’Unité populaire justifie amplement, même un demi-siècle plus tard, de s’atteler à l’analyse et au bilan de cette expérience. C’est une discussion sans tabou mais qui nécessite aussi un peu de modestie et du respect, y compris pour les personnalités et les partis dont on peut raisonnablement penser que leur orientation a lourdement pesé dans l’échec. Daniel Bensaïd fut tout sauf indulgent vis-à-vis des réformistes chiliens. Pour autant, s’agissant de Salvador Allende, il n’hésitait pas à confier : « comparé à nos réformistes, c’était quand même un géant de la lutte des classes (…) Cela ne change rien au problème politique. Mais cela implique du respect pour la personne ».
Au cours des trois années qu’a duré le gouvernement de l’Unité populaire et plus encore dans les années qui ont suivi le coup d’état de Pinochet, la gauche française – comme, évidemment, la gauche chilienne – a passionnément débattu des mesures prises par le gouvernement Allende et de celles qu’il n’a pas prises, de la façon dont il s’est ou non appuyé sur les mobilisations populaires et dont il a répondu aux attaques de la classe dominante et de l’impérialisme nord-américain.
Il n’est peut-être pas inutile de revenir sur ce débat français à propos de l’expérience de l’Unité populaire chilienne, par exemple à travers quelques citations empruntées aux publications du Parti communiste français (qui reprend largement les analyses du Parti communiste chilien), de Lutte Ouvrière et de la Ligue communiste révolutionnaire.
Le point de vue du PCF
« Dans ces conditions, et compte tenu surtout que depuis mars l’Unité populaire ne gagnait visiblement plus à son programme de gouvernement les alliés qui pourtant condamnaient à la fois tout retour à la domination impérialiste et à la réaction comme toute idée de déchaîner la guerre civile, le choix était clair. Pour les communistes chiliens, c’est sûr ; pour Salvador Allende, ce ne l’est pas moins : devant la dégradation des institutions et le danger du « basculement » des classes moyennes dans une aventure – bien que personne alors n’imaginât que celle-ci pût prendre un caractère si terriblement fasciste – et dans la guerre civile, l’alternative est « guerre civile ou démocratie ». Or, la masse des Chiliens étant de toute évidence contre la guerre civile le seul moyen – pour tous ceux qui avaient conscience du choix impérieux à faire en fin de compte entre la menace fasciste et la survie du pouvoir de l’Unité populaire – était le dialogue avec le Parti démocrate-chrétien.
Au prix de concessions sur le programme de l’Unité populaire, et spécialement sur les entreprises capitalistes qui devaient faire partie de « l’aire sociale » de l’économie ? Oui. Et alors ? Qui a décrété que, devant la menace mortelle de la contre-révolution et du fascisme, les concessions et les compromis ne seraient pas révolutionnaires ? Certainement pas Lénine… »
Chili : trois ans d’Unité populaire Acquaviva, G. Fournial, P. Gilhodès, J. Marcelin Editions sociales, 1974
Le point de vue de Lutte Ouvrière
« Pourtant se battre n’aurait pas coûté plus cher aux travailleurs et aux militants que la victoire sans opposition réelle de Pinochet n’allait le faire. Mais après avoir refusé de croire ou de préparer le combat, les chefs de la gauche ne croyaient plus à la possibilité de le livrer quand il était engagé par l’ennemi.
Ce qui a manqué aux travailleurs, ce n’est ni la volonté de se battre ni le courage. Ni le nombre, car ils avaient été des centaines de milliers à manifester à Santiago, alors que l’armée n’avait, en dehors des carabiniers, que 50 000 hommes en tout. Mais ce qui a manqué aux travailleurs, c’est une direction aussi déterminée qu’eux-mêmes, qui aurait pu, avec un plan d’ensemble, donner toute son efficacité à l’énergie combattante des travailleurs. Celle qu’ils s’étaient donnée les avait honteusement abandonnés au massacre.
Altamirano et la gauche du PS estimaient ne rien pouvoir faire sans le reste de l’Unité Populaire et sans Allende. Quant au MIR, lui, il estimait ne rien pouvoir faire sans la gauche du PS. C’était de fil en aiguille faire dépendre le sort de la classe ouvrière de la politique d’Allende, qui remettait lui-même le sort des travailleurs au bon vouloir de l’armée. »
Chili-1973 : un massacre annoncé Dominique Chablis. Lutte Ouvrière n°1645 du 21 janvier 2000
Le point de vue de la LCR
« Les affrontements de classes ont débouché sur un processus de dualité de pouvoir entre, d’un côté, les travailleurs et leurs organisations, et de l’autre, la droite et le patronat. Dans cette confrontation, la politique des directions de l’Unité populaire, en particulier de celle du Parti communiste, a consisté à canaliser ce mouvement dans le cadre de la légalité dictée par les classes dominantes et par l’armée. (…)
Le MIR, à sa manière, s’est opposé à cette orientation. Il a dénoncé toutes les politiques d’alliance avec la bourgeoisie et les militaires. Il a participé à tous les processus d’auto-organisation et a joué un rôle clé dans le développement des commandos communaux. Il a eu une responsabilité décisive dans la naissance de l’assemblée populaire de Concepcion, en juillet 1972(…)
La volonté et la sincérité révolutionnaires du MIR ne font pas de doute. Des milliers de militants dans le monde, dont ceux de la LCR des années 1970, se sont identifiés à ses couleurs rouge et noir. Toutefois, coulée dans les conceptions stratégiques de « guerre prolongée », la direction du MIR est intervenue davantage pour accumuler des forces, dans la perspective de la « guerre de demain ou d’après-demain », que pour dénouer positivement une crise révolutionnaire résultant de la dualité de pouvoir des années 1972 et 1973. (…)
Sur le plan militaire, si le MIR a pris de nombreuses initiatives, de la protection de mobilisations à celle de Salvador Allende, son activité principale n’était pas dirigée vers l’autodéfense du mouvement des masses, sur des initiatives préparant une insurrection populaire ou sur un travail de droits démocratiques et de subversion dans l’institution militaire – le MIR commença un travail dans l’armée durant les dernières semaines avant le coup d’état. Il privilégiait les activités militaires de parti, ses patrouilles, ses casernes, son armement…
Si rien ne permet d’affirmer qu’une autre stratégie aurait évité la défaite, ces leçons doivent rester présentes dans notre mémoire et notre réflexion politique… pour construire l’avenir. »
Miguel Enriquez, presente ! François Sabado. Rouge n° 2088 (25/11/2004)
Cinquante ans après
L’issue fatale le souligne : l’orientation défendue par Salvador Allende et par le Parti communiste chilien a été démentie par les faits. La satisfaction des exigences populaires était contradictoire avec la recherche d’alliances parlementaires avec la démocratie chrétienne. Elle n’était pas compatible avec le développement des mobilisations et du pouvoir populaire (poder popular). Entre rechercher l’appui des travailleurs mobilisés et donner des gages au patronat chilien (par exemple, la limitation des nationalisations), il fallait choisir. Et puis, surtout, la croyance que, à l’inverse des autres armées d’Amérique Latine, l’armée chilienne respecterait la légalité républicaine et les institutions issues du suffrage universel et qu’il fallait donc chercher à se concilier la sympathie ou la neutralité de la hiérarchie militaire était une illusion tragique.
Tous les partis de la gauche chilienne n’ont pas partagé les illusions du bloc « Allende – PC » quant au légalisme de l’armée. Au niveau théorique et d’analyse politique, la possibilité d’un coup d’Etat contre le gouvernement de l’Unité populaire fait partie des perspectives admises par la gauche de l’Unité populaire (majorité du PS, MAPU). Pour le MIR, ce n’est pas seulement une hypothèse, mais une certitude ! C’est même une certitude sur laquelle est bâtie une stratégie, celle de la préparation de la guerre révolutionnaire : « La classe ouvrière, les travailleurs, étudiants, paysans, officiers honnêtes, sous-officiers, soldats du contingent, marins, aviateurs, carabiniers, doivent créer leur armée : l’armée du Peuple et affronter l’armée professionnelle de la bourgeoisie commençant ainsi une guerre révolutionnaire ».
Et pourtant, on le sait, cette conscience lucide des risques n’a pas plus permis d’éviter la défaite…
François Coustal
Pour approfondir…
Il existe de nombreux ouvrages de qualité sur l’expérience de l’Unité populaire, non seulement en castillan mais aussi en français. On se contentera d’en citer ici trois, dont deux ont été publiés dans le feu des événements et le troisième à quarante ans d’intervalle. Ils ont le grand mérite de restituer les débats qui ont alors traversé le mouvement ouvrier chilien et d’en explorer la dynamique autogestionnaire.
. Maurice Najman, Le Chili est proche : révolution et contre-révolutions dans le Chili de l’Unité populaire, Paris, François Maspero, 1974 ;
. Alain Joxe, Le Chili sous Allende, Paris, Gallimard, 1974
. Franck Gaudichaud, Chili : Mille jours qui ébranlèrent le monde, le gouvernement Allende (1970-1973), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.