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Grèce : la défaite programmée de Syriza

A la suite des élections européennes, qui montraient une nette avance de la liste Nouvelle Démocratie (ND, droite ultra-libérale et autoritaire) sur celle de Syriza, le parti au pouvoir, Alexis Tsipras (1) avait décidé la tenue d’élections législatives anticipées. On en connaît aujourd’hui le résultat : Nouvelle Démocratie remporte largement (2) le scrutin avec 39,85% des voix. Grâce à ses 158 députés, Nouvelle Démocratie dispose donc de la majorité absolue et, à la différence de tous les gouvernements précédents, le parti de droite n’aura pas besoin d’une coalition avec d’autres partis pour gouverner. Avec 31,53% des suffrages et 86 députés, Syriza recule nettement par rapport aux dernières élections législatives (septembre 2015), mais connaît une certaine remontée par rapport aux élections européennes de mai dernier. Les Grecs Indépendants qui ont participé aux différents gouvernements dirigés par Tsipras jusqu’en janvier 2019 disparaissent du Parlement. De même, d’ailleurs, que les néo-nazis d’Aube Dorée. Mais, l’extrême droite raciste et xénophobe bénéficie toujours d’une représentation parlementaire par l’intermédiaire de Elliniki Lyssi (Solution Grecque). A gauche, KINAL (3) obtient 8,1% des voix, le Parti communiste (KKE) conserve 15 députés (pour 5,30% des suffrages). Enfin, MeRA25 animé par Yannis Varoufakis (4) fait son entrée au Parlement avec 3,44% des voix et 9 députés. Par contre, les autres formations de la gauche radicale ou de l’extrême gauche n’obtiennent que de très faibles scores :  1,4 % pour le parti de Zoé Konstantopoulou ; 0,41% pour Antarsya et 0,28% pour Unité populaire.

Naturellement, la défaite de Syriza – mouvement qui est continu à être étiqueté « gauche radicale » par les commentateurs, ce qui est assez excessif au vu de la politique menée !  – constitue le principal sujet de réflexion pour toutes celles et tous ceux qui tentent de promouvoir une alternative au libéralisme autoritaire aujourd’hui hégémonique. Franchement, même en prenant en compte les contraintes multiples auxquelles ont été confrontés les gouvernements successifs dirigés par Syriza, on ne peut écarter l’explication la plus immédiate et la plus simple : le week-end dernier, Syriza a été sanctionné – notamment par l’abstention – parce qu’il a déçu sa base électorale en menant une politique en contradiction totale avec les promesses électorales qui l’avaient conduit au pouvoir.

De la victoire électorale au tournant de l’été 2015

Syriza est arrivé au pouvoir en janvier 2015, alors que la Grèce avait déjà été soumise aux dégâts sociaux considérables provoqués par les deux précédents mémorandums imposés par la troïka (5) et mis en œuvre avec une égale brutalité par les deux principaux partis politiques ayant monopolisé la vie politique grecque, Nouvelle démocratie et le Pasok. Ensemble dans le cadre de gouvernements de coalition ou séparément. Et c’est précisément la volonté populaire de rompre avec l’austérité, avec la tutelle des créanciers et avec la politique de mémorandums qui a assuré la montée en puissance puis la victoire de Syriza.

Dès son accession au pouvoir, le gouvernement Tsipras a engagé des négociations avec l’Union européenne avec, a priori, l’illusion de pouvoir desserrer l’étau de la dette et de trouver un arrangement avec les principales puissances européennes, notamment l’Allemagne et la France. Il faut noter que, dès cette époque, alors même qu’il disposait d’un soutien populaire considérable, le gouvernement Tsipras a multiplié les déclarations de bonne volonté, sans jamais chercher à faire appel à la mobilisation que ce soit en Grèce même ou au sein des autres pays européens. Pour être juste, il faut également souligner le rôle particulièrement lamentable joué dans ce bras de fer entre la Grèce et l’Union européenne, par la gauche institutionnelle social-démocrate, qu’elle soit dans l’opposition comme en Allemagne ou au pouvoir, comme en France. Quant à la gauche radicale européenne, au-delà de quelques démonstrations symboliques, elle s’est avérée totalement impuissante à mobiliser à l’échelle qui aurait été nécessaire.  En fait, il faut bien le reconnaître, le peuple grec et la gauche grecque se sont retrouvés tragiquement seuls.

Une initiative prometteuse a néanmoins été mise sur pied à l’instigation de Zoé Konstantopoulou, alors Présidente du Parlement grec, avec la création d’une commission parlementaire spéciale : la commission pour la vérité sur la dette grecque. Cette commission a travaillé à partir de janvier 2015, avec la participation d’économistes et d’experts internationaux dont Éric Toussaint, fondateur du CADTM ( Comité pour l’annulation des dettes illégitimes). Elle a rendu un rapport préliminaire en avril 2015, mettant en lumière le caractère non seulement insoutenable mais aussi illégitime de la dette grecque, ainsi que les effets dévastateurs des deux premiers mémorandums imposés par la troïka (6). Cette démarche aurait pu s’avérer féconde et constituer un réel point d’appui dans la bataille politique aussi bien en Grèce qu’à l’échelle européenne… si le gouvernement grec s’en était réellement emparé. Cela n’a pas été le cas, bien au contraire. D’ailleurs, dès la mise en place du nouveau Parlement issu des élections anticipées de septembre 2015, la Commission a été dissoute et ses travaux mis à la poubelle !

Toujours est-il que, en juin 2015, face au blocage des « négociations » entre la Grèce et l’Eurogroupe, le gouvernement Tsipras soumet les dernières « propositions » de l’Union européenne au référendum. Cette décision profondément démocratique – retourner vers le peuple lors d’une étape cruciale – provoque la colère des oligarques européens qui, par la suite, n’auront de cesse de faire payer encore plus cher ce véritable affront. D’autant que le référendum est non seulement un grand exercice démocratique, mais aussi un impressionnant moment de dignité. Malgré les pressions internationales, le peuple grec répond « non » au diktat des commissaires et des gouvernements européens. A plus de 61% !

On connaît la suite : loin de s’appuyer sur cette nouvelle légitimation populaire, Tsipras considère qu’il s’agit là d’un baroud d’honneur. Quelques jours plus tard, il cède aux exigences des créanciers : la voie est ouverte pour un troisième mémorandum. Yanis Varoufakis quitte le gouvernement. Afin d’évincer l’aile gauche de Syriza qui renâcle devant ces renoncements, Tsipras convoque de nouvelles élections législatives qu’il remporte. Il dispose désormais d’un groupe parlementaire à sa main. C’est le début d’une nouvelle cure d’austérité : suspension des conventions collectives, baisse des salaires et attaques contre la protection sociale. Sous couvert de lutte contre la fraude fiscale, le gouvernement se livre à un véritable racket des « classes moyennes ». Les expulsions de logement pour loyers impayés se multiplient. La Grèce connaît alors également une nouvelle vague de privatisations, en général au profit de groupes multinationaux étrangers. Présentés comme une contrepartie aux « réformes courageuses » entreprises par le gouvernement, dans le cadre du mémorandum, des fonds internationaux sont débloqués. Prétendument consacrés à « aider la Grèce », ces fonds vont en réalité tomber immédiatement dans l’escarcelle des banques (principalement allemandes et françaises) propriétaires de la dette grecque. Le système de santé achève de s’effondrer. Alors que la population grecque sombre dans le chômage, la précarité et, pour une partie d’entre elle, dans la misère, l’économie grecque commence à dégager un « excédent primaire ». Des centaines de milliers de jeunes émigrent dans l’espoir de trouver un emploi et une vie un peu meilleure.

Certes, par la suite, dans la perspective des élections européennes, le gouvernement Tsipras a pris quelques mesures limitées en faveur des plus défavorisés, dont une augmentation de 11% du SMIC en février 2019 (7). Mais c’est peu dire que l’on est très loin du compte, au regard des promesses électorales de Syriza et, surtout, des espoirs qu’elles avaient suscités. Globalement, à partir de l’été 2015, Tsipras et Syriza ont mis en œuvre avec zèle les exigences de la troïka dans l’espoir parfaitement vain de sortir de la tutelle des créanciers et de pouvoir, une fois rétablie la situation des finances publiques, appliquer enfin la « politique « de gauche ». Ce qui, naturellement, ne s’est pas produit : ainsi, aucune véritable renégociation de la dette n’a eu lieu. L’engagement à produire un excédent budgétaire maintient, de fait, la Grèce sous tutelle jusqu’en… 2060 ! Par contre, la déception engendrée par les renoncements de Syriza a ouvert la porte au retour de Nouvelle Démocratie et, selon toute vraisemblance, à une aggravation de l’austérité.

 Un débat stratégique nécessaire

Il n’est pas inutile d’être un peu plus précis sur les résultats des dernières élections législatives. Certes, la défaite de Syriza est sans appel, qu’on la rapporte au succès de Nouvelle Démocratie ou aux résultats obtenus par Syriza lui-même lors des précédentes élections législatives, qu’il s’agisse de celles de janvier 2015 ou de septembre 2015. En même temps, il faut noter une remontée significative entre les élections européennes de mai 2019 où Syriza n’avait obtenu que 23,75% des suffrages et les élections législatives du 7 juillet (soit à peine plus d’un mois après) où Syriza a, cette fois, recueilli 31,53%. Soit un gain de 438.000 voix. A l’évidence, malgré près de quatre années de mise en œuvre de politiques austéritaires et de soumission à la Commission européenne, Syriza est apparu pour des couches significatives d’électeurs de gauche non comme réellement porteur d’espoir mais comme une protection possible contre l’austérité aggravée de Nouvelle Démocratie. En fait, comme la seule protection réellement existante, au vu de la déconfiture des autres forces politiques se réclamant de la gauche radicale…

Il convient maintenant de se pencher sur les leçons que l’on peut tirer de la tragique expérience de Syriza. Avec modestie et en évitant, autant que faire se peut, les « explications » péremptoires et simplistes. Ainsi, partant du gouffre entre les promesses faites par les dirigeants de Syriza lorsqu’ils étaient dans l’opposition (8) et la politique qu’ils ont conduit une fois au pouvoir, de nombreux commentateurs mainstream en profitent pour décréter l’absurdité… des promesses. Il n’y aurait pas d’alternative possible (9) aux politiques voulues par l’UE ; prétendre le contraire ne peut que compliquer la situation et décevoir. Inutile d’insister outre mesure sur le caractère apologétique de ce type de « journalisme de marché » ! A l’autre bout du spectre politique, il ne manquera pas de bonnes âmes pour énoncer que, dans la mesure où Syriza n’était pas « révolutionnaire », ce qui devait arriver est arrivé : Syriza a trahi. Resterait quand même à expliquer pourquoi cela n’a pas profité – loin de là – aux organisations et courants de gauche qui s’y sont, peu ou prou, opposés. Mais sans doute eux-mêmes n’étaient pas assez… révolutionnaires !

A l’inverse, il est important de revenir sur un élément trop peu souvent souligné : à l’été 2015, entre l’annonce du référendum et le renoncement final de Tsipras, il y a eu un véritable coup d’Athènes. La troïka et les principaux États européens ont appliqué une série de mesures politiques et financières afin de pouvoir fouler aux pieds l’expression démocratique du peuple grec. Naturellement, le coup d’Athènes n’a revêtu aucune dimension militaire. Mais cela n’enlève rien à la violence alors mis en œuvre. Les pressions exercées ne sont pas seulement politiques et diplomatiques. L’Union européenne et le système bancaire organisèrent la pénurie monétaire. Les ressortissants grecs (10) ne peuvent plus retirer que quelques dizaines d’euros par jour. Les agences bancaires ferment et les files d’attente s’allongent devant les distributeurs bancaires. Les grand médias grecs et européens agitent le spectre d’une paralysie du commerce et du reste de l’économie. Il ne s’agit pas d’un « complot », mais d’un épisode politique qui n’a malheureusement rien de mystérieux : la mise en scène de l’étranglement d’un (petit) pays rebelle.

Parallèlement, se met en place à grande échelle le chantage à l’éviction de la Grèce de l’euro, voire de l’Union européenne. Ses dirigeants n’ont pas de mots assez durs pour discréditer l’organisation du référendum. Il est vrai que, dès la victoire de Syriza en janvier 2015, Jean-Claude Juncker (11), avait vendu la mèche en affirmant clairement : « il ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités européens ». Malgré cela, le peuple a répondu « non » au référendum. Mais, il est clair que, en l’absence de tout débat préalable et de toute politique alternative un tant soit peu élaborée, ce « non » au diktat de l’UE ne signifiait pas pour autant un « oui » au Grexit. C’est dans cette contradiction qu’a pu s’imposer la politique finalement décidée par Tsipras.

Pour noircir encore un peu le tableau, il faut ajouter qu’en réalité l’offensive de l’UE contre la Grèce n’a pas été une riposte à des mesures unilatérales prises par le gouvernement Tsipras, puisque de telles mesures n’avaient pas été prises. C’était, en quelque sorte, une offensive « préventive ». Il s’agissait d’indiquer sans ambiguïté ce qui allait s’abattre sur le peuple grec s’il ne rentrait pas dans le rang. Il serait pour le moins naïf de croire que la leçon ne vaut que pour la Grèce et très présomptueux de penser que l’UE ne saurait traiter un « grand pays » comme elle a traité la Grèce.

Pour en revenir à la Grèce, dévoiler ce qu’a été la politique de l’Union européenne est absolument nécessaire. De même qu’il faut indiquer clairement que cette politique a été parfaitement cohérente avec la fonction réelle de l’UE. Ce n’est malheureusement pas suffisant ! Manque en effet cruellement a minima l’esquisse d’une politique alternative. Quelle autre politique le gouvernement grec aurait-il pu mener, avec quelques chances de desserrer l’étau ? Quelle autre politique devrait mener un gouvernement anti-austérité parvenant au pouvoir dans un pays de l’Union européenne ? Diverses options existent au sein de la gauche radicale, qu’il s’agisse de la démarche « plan A / plan B » ou encore de l’exigence de « désobéissance aux traités ». Mais, ces propositions restent pour l’heure à l’état de généralités : il faut bien reconnaître qu’à ce jour la gauche radicale n’a pas été en mesure de dessiner une alternative réellement convaincante …

François Coustal

Notes :

(1) Issu de Synapismos, un courant eurocommuniste de gauche, Alexis Tsipras a été Premier ministre de janvier 2015 à juillet 2019. Il est également le principal dirigeant de Syriza, à l’origine une coalition –  Syriza signifie d’ailleurs : Coalition de la Gauche Radicale – regroupant des courants eurocommunistes et diverses organisations d’extrême gauche. Syriza s’est transformé en parti politique en 2013.

(2) En Grèce, pour les élections législatives, le mode de scrutin est une sorte de proportionnelle « corrigée ». Seules les listes ayant recueilli plus de 3% des suffrages ont des élus au Parlement. Par ailleurs, la liste arrivée en tête bénéficie d’un quota supplémentaire de 50 députés.

(3) KINAL – le Mouvement pour le Changement – est une « nouvelle » formation politique, qui évite soigneusement toute référence au PASOK, mais s’est construite à partir du recyclage des débris du PASOK.

(4) Yannis Varoufakis a été Ministre des Finances du gouvernement Tsipras de janvier 2015 jusqu’au tournant austéritaire de Syriza en juillet 2015. Il est souvent présenté comme la bête noire des dirigeants de l’UE ; il a lui-même relaté ses affrontements dans un ouvrage intitulé « Adults in the room », en référence aux propos méprisants de Christine Lagarde lors des négociations entre la troïka et la Grèce. Pour autant, son orientation politique et économique réelle est restée pour le moins ambigüe, comme le souligne Éric Toussaint dans une longue déconstruction de l’ouvrage de Y. Varoufakis : « Le récit de la crise grecque par Yanis Varoufakis : accablant pour lui-même », disponible sur le site du CADTM http://www.cadtm.org/La-premiere-capitulation-de-Varoufakis-Tsipras-fin-fevrier-2015

(5) La « troïka » est l’appellation couramment donnée aux trois institutions internationales responsables des politiques austéritaires en Grèce : le Fonds Monétaire International (FMI), la Banque Centrale européenne (BCE) et la Commission européenne (CE).

(6) On peut trouver l’ensemble des travaux, articles et commentaires relatifs à la dette grecque sur le site du CADTM :  http://www.cadtm.org/L-Audit-Enquete-sur-la-dette-grecque

(7) Mais cette « augmentation » ne représente que la moitié de la diminution (22%) du SMIC mise en œuvre en 2012, mesure prise bien avant l’accession de Syriza au pouvoir et conforme aux diktats de la troïka. Le SMIC grec est aujourd’hui fixé à 650 euros…

(8) En réalité, la campagne électorale victorieuse de janvier 2015 avait été menée sur la base du « programme de Thessalonique », un programme adopté par Syriza en septembre 2014 et déjà édulcoré par rapport à ses exigences précédentes vis-à-vis de l’Union européenne et des banques. Il n’en reste pas moins que ce programme mettait en avant une rupture avec l’austérité et les mémorandums, rupture inacceptable pour la troïka.

(9) Parmi des dizaines d’autres éditoriaux similaires, on peut citer le commentaire de Laurent Joffrin : « On peut même avancer que ce qui est en cause, c’est l’irréalisme des promesses faites par la gauche radicale avant la victoire, qui se sont fracassées sur le mur des réalités, et non les décisions prises une fois au pouvoir, que Tsípras a courageusement décidé d’assumer, sachant qu’elles seraient par nature impopulaires et rendraient sa réélection difficile. Traître ou homme d’Etat ? Telle est la vraie question, et non l’éternel procès intenté depuis toujours par la gauche radicale à la gauche de gouvernement, au nom d’une politique en fait inexistante ».

(10) Les touristes étrangers, européens ou non, qui commencent alors – c’est le début de l’été et de la haute saison touristique – à affluer au début de l’été ne sont pas, eux, soumis à ces restrictions. Ce qui constitue une autre disposition crédibilisant le chantage à l’expulsion de l’euro.

(11) Avant de sévir en tant que Président de la Commission Européenne, Jean-Claude Juncker a été Premier Ministre du Luxembourg et a contribué à transformer ce petit État en véritable capitale européenne de l’optimisation fiscale et du blanchiment.