Professeur de philosophie politique au King’s College de Londres, Stathis Kouvelakis revient pour Politis sur les causes de la défaite de Syriza aux élections législatives du 7 juillet, et ce qu’annonce le retour de la droite au pouvoir.
Quatre ans après l’arrivée au pouvoir de Syriza, les Grecs ont sanctionné par les urnes la coalition de gauche radicale qui aura appliqué un troisième mémorandum austéritaire. Qu’est-ce que l’histoire retiendra du passage d’Alexis Tsipras à la tête du gouvernement grec ?
Stathis Kouvelakis : Une capitulation supplémentaire de la gauche face au diktat des puissants, avec à chaque fois le même résultat, c’est-à-dire la désillusion, la démoralisation de celles et ceux qui avaient placé leurs espoirs dans cette formation politique et la porte ouverte au retour des forces réactionnaires et rétrogrades. Une fois de plus, les reniements de la gauche ouvrent la voie à une droite revancharde.
Au programme de Mitsotakis : baisse des impôts sans supprimer les aides sociales, sans licencier de fonctionnaires et réduire l’excédent budgétaire actuellement fixé à 3,5 % du PIB jusqu’en 2022. Est-ce que cela paraît envisageable ?
La seule véritable promesse de Mitsotakis, dont le programme est extrêmement néolibéral, c’est la baisse des impôts pour les classes moyennes. Il y a un fondement dans tout ça. C’est le fait que la pression fiscale a augmenté de façon vertigineuse au cours de ces dix dernières années depuis les mémorandums et s’est encore alourdie sous la gouvernance de Syriza. Elle pèse effectivement très lourd sur les classes moyennes, qui ont déjà beaucoup perdu lors de la crise. C’est l’une des raisons du mécontentement très fort vis-à-vis de Syriza. En parallèle, les armateurs sont toujours exemptés d’impôts et les gens les plus aisés n’en paient toujours pas. Face à cette injustice fiscale, le mécontentement est très fort et c’est pourquoi cette promesse de Mitsotakis est peut-être la seule qui est jugée vraiment crédible.
Pour le reste, Mitsotakis recycle les vieilles recettes néolibérales. Il fera tout pour attirer des investissements étrangers, y compris en levant toutes les restrictions sur le plan environnemental. Sur le plan social, il laissera les mains complètement libres au patronat et permettra l’allongement du temps de travail pour introduire une semaine de travail de sept jours. Il s’est engagé à privatiser ce qu’il reste du système de retraite et du système de santé après des années d’austérité et de coupes budgétaires. C’est un agenda très libéral, très dur, qui correspond à son propre profil.
Concernant les excédents budgétaires, lorsque les mémorandums avec les créanciers sont arrivés à échéance à l’été 2018, Tsipras a signé un nouvel accord de sortie où il s’est engagé à un excédent du budget primaire de 3,5 % jusqu’en 2022. En réalité, lui-même a été au-delà. Il est allé jusqu’à 4,5 % et s’est engagé à tenir des excédents budgétaires de 2,5 % jusqu’en 2060. Il a lié la Grèce à l’austérité pour les décennies à venir, tout cela pour régler une dette qu’on sait impossible à régler. C’est l’un des legs empoissonnés de la capitulation de Tsipras et de Syriza. Mitsotakis a lui voté le troisième mémorandum et n’a aucun désaccord avec les créanciers de la Grèce sur cette mesure. Tsipras et Syriza sont allés si loin dans les mesures d’austérité qu’il peut se permettre de proposer un léger adoucissement.
Est-ce ce legs empoisonné de l’austérité qui a déterminé le choix des Grecs dimanche ?
Ce qui a déterminé le choix des Grecs, c’est le fait que Tsipras a menti, il a fait le contraire de ce pourquoi il avait été initialement porté au pouvoir. Les dégâts sociaux de sa politique ont été énormes. C’est ce qui explique le succès de la droite auprès des retraités, qui ont subi une série de coupes de leur retraite, très fortement amputées dans les premières années de mémorandums. La droite réalise dans les quartiers populaires des grandes villes des scores qu’elle n’avait jamais réalisés auparavant. Bien que l’électorat de droite retrouve ses contours habituels, à savoir les classes moyennes, les zones conservatrices de province et les zones rurales, le mécontentement touche toutes les couches de la société. La droite retrouve son niveau d’influence qu’elle avait avant 2010, mais elle réussit aussi à capitaliser à un moindre degré le mécontentement des couches populaires. Ce sont elles qui ont payé le plus lourd tribut à la crise. Elles sont touchées par un chômage énorme – les chiffres officiels sont à 19 % – qui a baissé ces dernières années uniquement du fait qu’un demi-million de jeunes diplômés ont quitté la Grèce.
L’impact de la crise et la situation financière du pays ont-ils remplacé les critères idéologiques dans les urnes ?
Je ne pense pas que les critères idéologiques aient disparu. Si vous regardez la carte des résultats, on voit que l’électorat de Syriza correspond en gros aux zones d’influences qui étaient celles du Pasok avant la crise, à savoir les zones populaires des grandes villes, la Crète et la région de Patras, autour du Péloponnèse. À l’inverse, la droite retrouve les zones de force qui étaient traditionnellement les siennes. Les clivages dans la société ne se sont pas effacés mais la gauche, elle, a subi des dommages irréversibles.
Au total, l’extrême droite a recueilli 9,3 % des voix lors de cette élection mais ce qui est plus frappant c’est que ses cadres ont intégré des fonctions de direction au sein des partis traditionnels. Peut-on parler d’une radicalisation de l’opinion, d’une extrême droite qui avancerait à visage masqué ?
Je ne pense pas qu’on puisse parler en Grèce d’une radicalisation de l’opinion vers l’extrême droite. La seule bonne nouvelle de ce scrutin, c’est qu’Aube dorée a enfin été évincé du Parlement. Un nouveau parti d’extrême droite fait néanmoins son entrée, la Solution grecque. C’est un parti d’extrême droite qui n’est pas néonazi et violent comme l’est Aube dorée. Il reste que la droite grecque au cours de ces dernières années a absorbé des cadres qui viennent de l’extrême droite.
Mitsotakis, qui est un atlantiste convaincu, a utilisé une rhétorique nationaliste contre l’accord sur la Macédoine qu’Alexis Tsipras a signé, clairement pour récupérer une partie de l’électorat de l’extrême droite et aussi donner des gages à l’aile la plus droitière de son propre parti. Adonis Georgiadis, le vice-président de la ND est un ancien du Laos – l’Alerte populaire orthodoxe, un parti nationaliste d’extrême droite –, il représente une droite dure, raciste et xénophobe. Il n’ose plus se réclamer de la dictature car un tel discours ne peut être tenu par un responsable de la ND, mais il ramène un électorat qui se trouve plus à droite et plus conservateur que la droite traditionnelle.
À quoi peut-on s’attendre ces prochaines années ?
Un durcissement autoritaire sur toute la ligne. C’était traditionnellement la politique de la droite grecque et ça correspond à toute la campagne que les médias de droite et la ND ont fait ces derniers temps. Ils n’ont cessé d’accuser Syriza de laxisme, donc on peut s’attendre à un durcissement autoritaire sur toute la ligne y compris sur le plan des mouvements sociaux. La répression va monter d’un cran avec une poigne de fer et une politique encore plus dure que par le passé.
Et sur l’immigration ?
Concernant le durcissement des politiques migratoires, l’essentiel a déjà été fait. Tsipras et Syriza ont appliqué à la lettre l’accord entre l’UE et la Turquie qui a coupé pour l’essentiel l’arrivée des migrants. Au cours de ces derniers mois, il y a même eu des renvois de migrants illégaux en Turquie. La seule différence, c’est que ce qui a été fait à bas bruit sous le gouvernement Syriza sera maintenant fait de manière ostensible et amplifiée.
Après la parenthèse Tsipras, c’est encore une fois l’héritier d’une dynastie politique familiale qui est porté au pouvoir en Grèce. Peut-on imaginer un retour de la « familiocratie » et des élites politiques traditionnelles au gouvernement ?
Ce que je remarque avec consternation, c’est que parmi les personnalités élues au Parlement, il y a beaucoup d’anciens cadres qui appartiennent à un personnel politique extrêmement discrédité. On retrouve notamment des anciens cadres du Pasok qui ont peuplé de façon très significative les listes de Syriza, mais aussi de la ND avec un phénomène de recyclage du personnel politique que l’on croyait complètement grillé après la période 2010-2012. La parenthèse Syriza a induit un renouvellement qui ne concernait en réalité que le personnel politique, c’est à dire la surface. Du point de vue des politiques concrètes qui ont été menées, on a eu une continuation et même une aggravation.
Quel avenir pour Syriza dans l’opposition ? Revenir à sa rhétorique radicale d’antan, devenir un parti social-démocrate comme les autres ou prendre la place du Pasok ?
Il n’y a absolument pas d’ambiguïté à ce propos. Syriza en train de devenir une formation “social-libérale” à l’instar des partis sociaux-démocrates européens. Alexis Tsipras se réclame désormais du progressisme. Syriza est un parti de centre gauche qui va essayer de consolider son ancrage territorial en intégrant des morceaux d’appareils issus de l’ancien monde politique pour combler le déficit qu’ils ont maintenant. Aujourd’hui, la question d’un système bipolaire ou bipartisan stable tel qu’il a pu exister en Grèce des années 1980 aux années 2010 est une question ouverte car Syriza ne possède pas du tout l’épaisseur organisationnelle et l’ancrage que le PASOK avait naguère.
Quelles seront les alternatives à gauche pour les prochaines années ?
À gauche de Syriza, le paysage politique est stable par rapport à ce qu’il était en septembre 2015, ce qui est un indice de son échec, de son incapacité à cristalliser le mécontentement populaire. La force principale est le Parti communiste qui s’effrite d’un scrutin à l’autre – c’est un parti néostalinien très sectaire. La seule nouvelle percée, mais elle est modeste, c’est celle de Yanis Varoufakis. En réussissant à faire élire neuf députés, il a dépassé le seuil des 3 %, mais ça reste un succès relativement modeste. Pour l’instant, la formation de Varoufakis n’existe que par la présence médiatique de son dirigeant. Elle est dépourvue de tout ancrage, y compris dans les mouvements sociaux. Il me paraît difficile qu’elle puisse se transformer en un pôle qui puisse rassembler des forces sociales.
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