Au moment où ce texte est rédigé (28/11/18) le mouvement des Gilets jaunes se cherche un avenir. Mais il a déjà un passé et son bilan est éminemment positif. Bien sûr, les dérapages (homophobes, sexistes, etc) toujours inadmissibles, pèsent lourd dans la balance. Mais cela ne change pas la portée de l’événement. Nous étions englués jusqu’au cou dans la préparation d’échéances électorales, à commencer par celle des européennes, à continuer par celle des municipales. Coup de tonnerre dans un ciel pas si serein que ça, le mouvement des Gilets jaunes est venu briser ce ronronnement. Il a fait passer l’initiative du côté des masses. Pour la première fois depuis de très nombreuses années, un mouvement populaire est intervenu directement dans le champ politique, a fait dévier l’action gouvernementale, comme, au dernier moment, un train change de rails.
La dynamique du mouvement a été telle qu’elle a entraîné une prise de conscience interne : la question de la taxe sur les carburants, d’abord centrale, a été accompagnée par celle du pouvoir d’achat, par celle de l’inégalité dans la distribution des revenus, de l’inégalité dans la distribution de la fortune et de l’inégalité dans la répartition des sacrifices. Aux yeux des participants, il est vite apparu que la taxe sur les carburants n’est que la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Cette dynamique a également été l’occasion d’une prise de conscience de ce que, malgré leur diversité, les Gilets jaunes étaient plus proches les uns des autres qu’il n’y paraissait, que ce qui les rassemblait était l’affirmation d’une place centrale du travail et d’un travail qui devrait recevoir sa juste rémunération.
Autre apport essentiel du mouvement : il a fait sortir de l’ombre, a rendu audible cette part du prolétariat français toujours à la peine, reléguée à la périphérie des villes. Bien sûr, l’unité de ce prolétariat n’est pas reconstituée. Bien sûr, avec la fin du mouvement, on fera, en partie, retour aux divisions du passé. Mais en partie seulement et le mouvement laissera sa trace.
La crise a montré qu’il y avait deux Frances, l’une contre l’autre, front contre front : d’une part, celle du travail, de l’autre, celle du profit et de la rente, induisant dans la société un écartèlement, qui n’a cessé de croître avec les années. Bien loin d’y porter remède, Macron l’a accentué, en allégeant la charge des riches, en alourdissant celle des travailleurs. Il a mis le feu aux poudres, mais il n’a joué que le rôle du déclencheur. Ce sont des dizaines d’années d’écrasement du salariat qui se soldent aujourd’hui par une sorte de « retour à l’envoyeur ».
En ce qui concerne le positionnement futur du mouvement, nous n’avons évidemment aucune garantie. Jusqu’à présent, les choses ont évolué dans le bon sens : les revendications sont celles du salariat, nous ne voyons pas apparaître celles de l’extrême-droite. Mais le RN est présent, Marine Le Pen est relayée sur toutes les chaînes de TV et nous savons ce qui s’est passé à l’étranger, à commencer par l’Italie. La suite est l’enjeu d’une bataille, l’avenir nous dira ce qu’il en est : « la chouette de la connaissance ne sort qu’à la tombée de la nuit » (Hegel).
Ce qui est sûr, c’est que nous avons là un mouvement qui imprimera sa marque sur la suite des événements. Nous pouvons déjà enregistrer un brutal affaiblissement politique du pouvoir, un pouvoir doté de marges de manœuvre considérablement restreintes. Loi travail, SNCF, etc. : le mouvement des Gilets jaunes a, le premier, été capable de faire front et de bousculer l’agenda gouvernemental. Il paraît incroyable de se dire que l’élection présidentielle a eu lieu il y a un an et demi, quand on voit l’état dans lequel se trouve Macron aujourd’hui. Au point qu’on se demande comment il pourra aller au bout de son mandat. Les quelques illusions entretenues au cours de la campagne électorale présidentielle ont été balayées : désormais, le roi est nu.
Cependant, changer le cours de l’action gouvernementale paraît, pour le moment, hors de portée. D’ailleurs, le tableau des forces en présence ne se réduit pas à Macron face aux Gilets jaunes. Il y a bien d’autres catégories sociales qui, malgré tout, soutiennent Macron. Sans cela son élection même deviendrait incompréhensible. On ne peut changer le cours de l’action gouvernementale, oui, sans doute. Mais on peut l’infléchir. La Véme République protège le pouvoir en place, le rend pratiquement invulnérable. Mais ceci a une contrepartie : l’Etat fort doit imposer ses décisions en toutes circonstances. S’il négocie, accepte de composer (ce que nous pouvons peut-être obtenir), sa crédibilité est durement atteinte et il a le plus grand mal à gouverner. C’est dire toute l’importance de la bataille qui est en train de se livrer.
Isaac Johsua, le 28 novembre 2018.