L’interruption du processus de validation de la victoire électorale de Joe Biden est une victoire symbolique d’un mouvement antisocial et antidémocratique toujours plus fort. Si Trump a été battu, le trumpisme est encore bien fécond. Il faut le combattre.
À l’invitation d’un président ayant obtenu 70 millions de voix en vue de sa reconduction, des milliers de militants radicaux ont marché sur le Capitole et réussi à interrompre la normalité institutionnelle, grâce à la passivité de la police. Faut-il ricaner devant les looks atypiques de certains d’entre eux ? Posons la question autrement : est-il comique que des types arborant des tee-shirts évoquant « 6MWE » (« 6 millions [de Juifs exterminés dans les chambres à gaz] ce n’est pas assez ») et célébrant le travail au sein du camp d’Auschwitz aient connu un moment de gloire devant plusieurs milliards de téléspectateurs ?
En fait, les événements du 6 janvier, du discours de Trump au décès de quatre personnes, cinq en ajoutant celui d’un policier annoncé depuis, ne sont ni risibles, ni pitoyables. Et ne s’agit pas d’un baroud d’honneur, ni d’un épiphénomène.
Ces événements représentent au contraire une nouvelle percée fasciste au sein de la première puissance mondiale, et au-delà. Ils ne sont pas indépendants de ce qui s’est joué ces dernières années, où l’on a vu l’ampleur de la banalisation décomplexée du racisme, de la xénophobie, du sexisme, de l’homophobie, de l’islamophobie, de l’antisémitisme parmi les citoyens américains, dans les médias et sur les réseaux sociaux, et jusqu’au sommet de l’Etat. Ils vont de pair avec la puissance ancienne du lobby pro-armes et de la position en faveur de la peine de mort. Ils vont de pair également avec l’influence grandissante des obscurantistes et des complotistes. Enfin, ils vont de pair avec le refus de systèmes de protection sociale, le rognage des droits sociaux et le mépris pour les classes populaires. C’est une idéologie qui monte en puissance, et on aurait tort de ne voir, là, qu’un fatras d’idées éclectiques : la prise du Capitole est une expression de la production en cours d’un récit monstrueux, antisocial et antidémocratique. Une synthèse qui a pour nom le trumpisme et qui va durer, avec ou sans Trump.
Ce mouvement est puissant, et il est urgent de prendre la mesure de son poids croissant dans l’ensemble de la société américaine – quels que soient l’échelle sociale et même le territoire. Il est urgent de mesurer que les quatre années de présidence de Donald Trump n’auront pas été une parenthèse dans une époque sereine, un accident de parcours, mais bien le produit d’une évolution d’une partie importante de la société américaine. Notamment, mais pas seulement, des Blancs des classes moyennes et supérieures, auxquels le Tea Party a proposé dès 2008-2010 de désigner des bouc-émissaires : l’Etat et les fonctionnaires qui érigent des impôts, la gauche qui a inspiré le renforcement partiel des droits à la protection sociale (« Obamacare »), les migrants, les noirs, les universitaires de gauche, les antifas. Mesurons bien que les Etats-Unis sont engagés dans une sorte de course à l’abîme, que la situation est plus dégradée que notre optimiste et la surface des choses pouvaient peut-être le laisser penser trop facilement. Au fond, les inégalités, les fractures sociales et territoriales sont abyssales, et les tensions fortes.
Certes, Joe Biden a été élu en ayant largement dépassé en voix Donald Trump. Avec notamment un discours offensif contre le racisme, qui condamne le déni du réchauffement climatique et celui de la gravité de la crise sanitaire. Dans ce paysage sombre et inquiétant, le basculement du Sénat côté démocrate est, malgré tout, une belle nouvelle. Ce n’est pas rien, surtout si on souligne que la période est aussi marquée par le mouvement Black Lives Matter, par l’émergence d’une gauche plus ambitieuse que le ventre mou des dirigeants du Parti démocrate, avec une belle diversité de personnalités fortes qui l’incarnent. L’influence de ce courant reste cependant minoritaire, et on ne doit pas se faire d’illusion sur la volonté et la possibilité pour Joe Biden de mener une politique à la hauteur des difficultés du pays. En la matière, un grand risque serait celui du retour à une politique à la Obama, alimentant comme celui-ci les déceptions dont Trump s’est nourri et dont se repaissent les obscurantistes en embuscade.
Enfin, ne croyons pas que la situation américaine ne nous impacte pas lourdement, dès à présent. C’est notamment le cas sur les réseaux sociaux, où l’on constate la présence des thèses de Steve Banon – l’ancien conseiller, controversé, de Donald Trump et ami de Marine Le Pen – et la convergence de milieux jusqu’à présent distincts : extrémistes de droite, racistes, nihilistes, complotistes de tous poils, obscurantistes sanitaires, anti-vaccins radicaux. Cela n’est pas anodin, car cette convergence leur ouvre de nouveaux espaces d’emprise ou d’influence, dont la vraie gauche devrait se soucier sérieusement.
Il importe de prendre au sérieux et avec gravité le moment politique que nous traversons. Et ça commence notamment par ne pas tomber dans des panneaux plus gros que des panneaux d’autoroute. Non, on ne doit pas défendre la liberté de paroles des racistes et des propagateurs de haine, au nom de la liberté d’expression. Non, on ne peut se cacher derrière la Justice pour savoir si, oui ou non, les appels au crime ou au chaos doivent être bannis de Facebook ou de Twitter, comme si ces réseaux n’avaient pas trop longtemps, coupablement et en contradiction avec leurs conditions d’utilisation, été complaisants avec les militants du pire. Il faut tenir tous les bouts. La liberté d’expression est un principe démocratique fondamental, mais la prétendue liberté de propager le chaos n’est pas une liberté, elle est tyrannique et aux antipodes de la démocratie. Et la tyrannie, cela ne se défend pas, ça se combat.
Gilles Alfonsi. Publié sur le site de Regards.