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De la colère des agriculteur·trices

Daniel

Nous faisons face à un mouvement européen de colère des agriculteur·trices, qui touche maintenant la France. De quoi cette colère est-elle le nom ? Quels sont les enjeux auxquels fait face l’agriculture française ? Quelles sont les solutions ? Je fais le point dans cette note de blog.

En France, la contestation s’est d’abord traduite par le retournement de panneaux routiers par des agriculteur·trices, pour protester contre la politique agricole de l’Union européenne. Depuis le 16 janvier, il y a des manifestations notamment en Occitanie pour des raisons multiples : crise sanitaire pour les éleveur·euses de bovins et retour de la grippe aviaire, viticulteur·trices confronté·es à une surproduction et à une baisse de la consommation, sécheresses récurrentes et crainte face à la concurrence déloyale du fait de la multiplication des accords de libre-échange et des discussions concernant l’entrée de l’Ukraine dans l’UE. Hier, la mobilisation a tourné au drame avec la mort d’une agricultrice et de sa fille en Ariège.

La FNSEA critique surtout les mesures écologiques concernant les pesticides. Dans les autres pays c’est la hausse du gazole qui a déclenché le mouvement.

Mais derrière ce mouvement, il y a un vrai malaise et une vraie crise de notre modèle agricole, sur lequel nous devons nous pencher.

Le monde agricole est au croisement de trois types d’évolution et d’enjeux difficilement conciliables : une transformation du modèle familial de l’agriculture, des besoins alimentaires qui changent et une nécessaire préservation des écosystèmes. Il est nécessaire de bien comprendre ce tableau avant de proposer des solutions.

Une agriculture sans agriculteur·trices

Le premier constat est que l’agriculture a subi de profondes transformations qui ont fragilisé notre modèle agricole. Le nombre de chefs d’exploitations a drastiquement diminué. Ils sont aujourd’hui 400 000 et représentent 1.5% de l’emploi total contre 7.1% il y a 40 ans1. Le nombre d’exploitations est lui passé de 1.5 millions en 1970 à 389 000 en 2020. La population est faiblement féminisée avec 73% d’hommes et très vieillissante, plus de la moitié des exploitants ayant plus de 50 ans.

Enfin, nous avons souvent une vision monolithique du monde agricole qui masque d’immenses disparités. D’abord, les chefs d’exploitations ne sont pas les seuls travailleurs agricoles. Il y a près de 731 000 actifs (CDI, DD, contrats saisonniers) qui sont embauchés directement par les exploitants et 185 700 par l’intermédiaire de sociétés spécialisées. La colère des exploitant·es ne doit pas faire oublier l’immense silence des salarié·es, dont certain·es souvent étranger·ères sont exploité·es dans des conditions inadmissibles2.

Ensuite, si 18% des ménages agricoles vivent en dessous du seuil de pauvreté avec moins de 13 000 euros par an, le patrimoine médian net (après déduction des emprunts) des agriculteur·trices n’a cessé de progresser atteignant 510 500 €. Si le revenu moyen, lissé sur 10 ans est de 29 500 euros, l’éventail des revenus est très large : 10% des exploitations ont un revenu négatif, alors que les revenus les plus élevés atteignent 70 000 € pour les 10% les plus riches3. Certaines filières comme l’élevage sont bien plus touchées par la baisse du nombre d’exploitations et des revenus plus faibles qui sont de 18 600 euros en moyenne pour l’élevage bovin, contre 50 700 pour les grandes cultures.

Mais surtout, c’est le modèle familial qui est en crise. La présence de parents ou d’enfants renforce le célibat des agriculteurs, qui est souvent mal vécu. Aujourd’hui 80% des conjoints ont une autre activité. De nombreuses exploitations ne trouvent ainsi pas de repreneurs. Même dans le cas des grandes exploitations, la succession n’est jamais simple en dépit d’un capital élevé. L’augmentation de la taille des exploitations ne permet plus aux nouvelles générations attirées par l’agriculture de s’installer en raison du cout exorbitant de la reprise des exploitations, devenues gigantesques. Il est donc urgent de repenser la taille et la nature des exploitations agricoles et de transformer en profondeur le modèle social agricole.

Une épidémie de pauvreté, d’obésité et de profits…

Nous ne devons jamais oublier le sens de la production agricole, c’est ce qui donne sens au travail des agriculteur·trices. Or la perte de sens dans leur travail et le relatif divorce entre les consommateurs des zones urbaines et les agriculteur·trices des milieux ruraux sont des composantes du malaise actuel. L’objectif de la production agricole est de produire une alimentation saine et abordable. Dans ce contexte, la société française fait face à deux enjeux majeurs, l’insécurité alimentaire d’une part et l’obésité d’autre part.

En mars 2023, la hausse des prix s’élevait à 5,7 % sur un an pour l’ensemble des produits, et à 16 % pour les produits alimentaires. Cette inflation a accru une insécurité alimentaire qui touche maintenant près de 16% des Français·ses, alors qu’iels n’étaient que 9% en 2016 à devoir sauter des repas, selon une étude du CREDOC4. Pire 45% des Français·es ne mangent pas les aliments qu’iels souhaitent selon la même étude et 41% restreignent leurs dépenses d’alimentation.

L’autre facette de la crise est l’augmentation rapide du nombre de citoyen·nes en situation d’obésité. Leur nombre est ainsi passé dans la population globale de 8,5 % en 1997 à 17 % en 2020. Cette augmentation est encore plus rapide chez les moins de 25 ans passant de 2.1% à 9.2%5. Cette épidémie d’obésité est notamment la conséquence d’une alimentation de plus en plus industrielle dopée par une publicité agressive, qui propose des aliments très caloriques riches en lipides et en sucres, notamment à nos enfants6. L’obésité est également la conséquence de la paupérisation des ménages, 25% des personnes dont les revenus mensuels sont inférieurs à 900 euros sont obèses, contre 7% de celles dont les revenus dépassent 5 300 euros7. Les produits ultra-transformés et les plats préparés présentent malheureusement des alternatives moins couteuses et plus adaptées lorsque ces mêmes ménages sont mal-logés, sans espace pour cuisiner ou avec des horaires décalés. Une partie de la population ne peut pas se nourrir du fait de prix trop élevés et d’autres sont addictes à la malbouffe.

Cette insécurité alimentaire et cette épidémie d’obésité permettent l’enrichissement de grands groupes. L’industrialisation de la production agricole va de pair avec la captation de la valeur ajoutée par les multinationales de la transformation comme Nestlé, Danone, Lactalis et de la consommation comme Carrefour, Auchan ou Leclerc, qui accroissent la malbouffe et organisent la faible rémunération de certains agriculteur·trices. Le groupe Lactalis est le 10ème groupe agro-alimentaire mondial avec 28,3 milliards de chiffre d’affaires, devant Danone avec 27,7 milliards de chiffre d’affaires8. Le groupe Carrefour a lui pleinement profité de l’inflation avec un bénéfice net en hausse de 26% en 2022, à 1,35 milliard d’euros contre 1,07 en 20219.

Cette captation de valeur s’accompagne d’enrichissement personnel. Emmanuel Besnier le PDG de Lactalis est devenu la 6ème fortune de France, passant de 3 Md€ en 2007 à 13,5 Md€ en 202310. La fortune de Gérard Mulliez, fondateur du groupe Auchan atteignait 22 milliards d’euros en 2022.

Comme le rapporte le MODEF, la loi EGALIM 2 n’a pas tenu ses promesses, l’inflation se poursuit alors que dans le même temps les prix agricoles sont en baisse (-31,3 % en céréales, -8,4 % en vins, -8,5 % en volailles, – 4,3% en gros bovins, – 11,2 % en œufs), quand les coûts de production sont à des niveaux très élevés.

L’agriculture est aussi percutée par des changements de pratiques alimentaires avec une baisse de la consommation de vins et de viandes bovines11. Un autre facteur important est la baisse des dépenses d’alimentation des ménages qui sont passés de 38% en 1950 à 18% en 2021, au détriment des communications et du logement dont la part est passée de 16% à 20%12. La crise immobilière et le coût du logement ont donc par ricochet évidemment un effet sur le modèle agricole.

Nous le voyons, il est très urgent de refonder globalement notre modèle économique, pour que les agriculteur·trices puissent vivre dignement de leur travail et les citoyens accéder à une nourriture saine et à un prix raisonnable.

Des agroécosystèmes mis en danger par notre modèle agricole

Notre modèle agricole héritée de la révolution verte initiée à la sortie de la Seconde Guerre mondiale a permis une augmentation historique de la production. Entre 1945 et 1995, le rendement moyen des blés français a connu près d’un demi-siècle de hausse continue, passant de 14-15 q/ha à 70 q/ha13.

Mais cette augmentation historique de la production s’est faite au détriment de la résilience des cultures aux évènements climatiques et au prix d’une mécanisation et d’un usage croissant d’engrais et de pesticides, qui alimentent le changement climatique et l’extinction des espèces.

La France utilise toujours plus de pesticides. Leur vente s’est accrue de près de 10% entre 2009 et 2018, passant de 64 000 tonnes à 85 000 tonnes14. Cet usage massif des pesticides est la première cause de l’extinction massive des populations d’insectes et d’oiseaux15. Les pesticides sont aussi la cause du déclin des populations d’abeille. L’agriculture est aussi le second poste d’émissions de GES de la France (19 % du total national et 85 MtCO2 eq. émis en 2019) et il diminue très peu (il était de 90 MtCO2 eq en 1991). Dans un autre registre, la surpêche touche quant à elle encore 23% des volumes pêchés16.

Il est donc urgent de diminuer drastiquement l’usage des pesticides et des engrais et d’adapter notre agriculture en favorisant les espèces, variétés et pratiques agricoles résilientes aux sécheresses et aux attaques d’insectes. Il faut donc des normes et il faut les faire respecter pour notre environnement, mais aussi pour la santé des paysans. L’expertise de l’INSERM de 2021 confirme la forte présomption de lien entre l’exposition aux pesticides et six pathologies graves: lymphomes non hodgkiniens (LNH), myélome multiple, cancer de la prostate, maladie de Parkinson, troubles cognitifs, bronchopneumopathie chronique obstructive et bronchite chronique. Il existe aussi une présomption forte de lien entre l’exposition aux pesticides de la mère pendant la grossesse ou chez l’enfant et le risque de certains cancers chez les enfants, en particulier les leucémies et les tumeurs du système nerveux central…17

La nécessaire bifurcation de notre modèle agricole

Comme le dit François Ruffin : « les injonctions lancées aux agriculteurs sont schizophréniques. D’un côté on leur demande de monter en gamme, de diminuer les phytosanitaires. Et de l’autre on leur demande d’être compétitifs avec les fermes-usines au Brésil et bientôt en Ukraine ! ».

Les agriculteur·trices doivent pouvoir vivre dignement de leur travail, nous devons tendre vers la souveraineté alimentaire, et en même temps nous devons respecter l’environnement !

Pour ça, iels doivent être protégé·es de la concurrence sauvage et des multinationales. Le groupe LFI-NUPES a fait un certain nombre de propositions en ce sens.

Il faut en finir avec l’augmentation des échanges internationaux, qui mettent en concurrence les agriculteur·trices du monde entier. Nous n’avons jamais autant importé et exporté de matières agricoles. Nous sommes par exemple importateurs de fruits et légumes. Nous avons déposé une proposition de résolution européenne, pour un moratoire sur les accords de libre-échange. Plus largement, nous demandons au gouvernement d’appliquer en urgence la clause de sauvegarde pour empêcher toute importation agricole ne respectant pas ces règles, qui mettent en danger notre santé et représentent une concurrence déloyale.

Il faut améliorer la situation sociale des salarié·es et des exploitant·es agricoles. Nous proposons de relever les retraites agricoles au niveau du SMIC revalorisé (1600€ net par mois) pour une carrière complète, y compris pour les retraité·es actuel·les. Nous devons aider au désendettement des agriculteur·trices, en créant une caisse de défaisance pour reprendre la dette agricole de celles et ceux qui s’engagent au travers d’un contrat de transition à passer au 100 % bio.

Il faut améliorer la situation des agriculteur·trices. Nous proposons de mettre en place un mécanisme d’entraide et de remplacement afin de reconnaître le droit à des congés.

Il faut accroitre les débouchés locaux en appliquant des critères locaux à la commande publique, par exemple en s’approvisionnant à 100% en produits bio et locaux dans les cantines scolaires. C’est la meilleure façon de lutter contre l’épidémie d’obésité. Nous proposons aussi d’augmenter le SMIC, tous les salaires, les retraites, et les minimas sociaux pour permettre à tous de se fournir en produits locaux et de qualité. De meilleurs salaires, c’est plus de débouchés pour nos paysan·nes. C’est la meilleure façon de lutter contre l’insécurité alimentaire.

Il faut redistribuer la valeur ajoutée captée par l’industrie aux agriculteur·trices. Nous redéposons notre proposition de loi pour des prix planchers rémunérateurs pour les agriculteur·trices. Nous devons nous attaquer aux profits des multinationales qui enrichissent indument leurs actionnaires.

Enfin, pour bifurquer de modèle agricole, il faut changer de modèle européen. La concurrence libre et non faussée ne doit plus être l’alpha et l’oméga de nos politiques. Nous demandons la refonte du Plan stratégique national de la PAC avec des aides à l’actif plutôt qu’à l’hectare, le doublement des aides aux petites et moyennes exploitations, le triplement des mesures agroenvironnementales et climatiques et des aides à l’installation, et le doublement des aides à la conversion à l’agriculture biologique…

Pour bifurquer de modèle agricole, nous devrons créer au moins 300 000 nouveaux emplois agricoles, ce qui nécessite de mieux subventionner l’enseignement technique agricole et éviter que les programmes ne soient dictés par les grands groupes.

Il est urgent de mettre en œuvre ces solutions pour sauver à la fois nos agriculteur·trices et nos agroécosystèmes.

Hendrik Davi, député LFI-NUPES

1 Hervieu, Bertrand, et François Purseigle. Une agriculture sans agriculteurs : La révolution indicible. Paris: Les Presses de Sciences Po, 2022.

2 https://www.laprovence.com/article/region/42790245401193/ouvriers-agricoles-exploites-a-malemort-du-comtat-lemployeur-place-sous-controle-judiciaire

3 https://www.cairn.info/revue-economie-rurale-2021-4-page-57.htm

4 https://www.credoc.fr/publications/en-forte-hausse-la-precarite-alimentaire-sajoute-a-dautres-fragilites

5 https://presse.inserm.fr/obesite-et-surpoids-pres-dun-francais-sur-deux-concerne-etat-des-lieux-prevention-et-solutions-therapeutiques/66542/

6 L’autre phénomène majeur est le manque d’activité physique qui est favorisé par le rôle croissant des écrans et du numérique.

7 https://www.lemonde.fr/sante/article/2012/10/16/obesite-un-facteur-social-de-plus-en-plus-marque_1775992_1651302.html#:~:text=La%20progression%20de%20l%27obésité,dans%20la%20prévalence%20du%20surpoids.

8 https://www.lsa-conso.fr/croissance-record-pour-lactalis-en-2022,435549

9 https://www.capital.fr/entreprises-marches/carrefour-ses-ventes-ont-augmente-de-16-en-2022-son-benefice-grimpe-de-26-1460264

10 https://www.challenges.fr/classements/fortune/emmanuel-besnier-et-sa-famille_26542

11 https://www.franceagrimer.fr/content/download/71709/document/SYN-VIA-Conso%20viande%20Fce2022.pdf

12 https://www.economie.gouv.fr/facileco/50-ans-consommation#

13 https://www.academie-agriculture.fr/publications/encyclopedie/reperes/0102r02-evolution-du-rendement-moyen-annuel-du-ble-france-entiere

14 https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/media/5399/download?inline

15 https://www.pnas.org/doi/10.1073/pnas.2216573120

16 https://www.ifremer.fr/fr/actualites/bilan-2022-en-france-hexagonale-la-moitie-des-volumes-de-poissons-peches-provient-de

17 https://www.inserm.fr/expertise-collective/pesticides-et-sante-nouvelles-donnees-2021/