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Contribution au débat. Orientation et Stratégie

Alors que les élections européennes n’ont pas donné les résultats escomptés,le débat est lancé sur l’issue politique à la crise qui a vu s’effacer les revendications sociales, divisées, placer bien en tête le parti au pouvoir et son concurrent préféré d’extrême-droite, et porter assez haut les tenants d’une écologie compatible avec une relative préservations des rentes du capital. Revoilà la crise politique dans notre camp, et les appels, les débats sur la forme de l’outil, les alliances, les rassemblements. Mais pour quelle fonction ? Car assurément, ce n’est pas uniquement l’envergure des ailes qui est en cause, pas plus que la vitesse de décollage n’a été la seule variable de la campagne présidentielle de 2017. Cette fonction, c’est un inexprimé : pris par l’urgence des assauts contre les droits sociaux, les questions tactiques prennent le dessus. Nos initiatives ont toujours un tropisme électoral, quand bien même elles sont assorties aux luttes sociales. Ces 2 espaces qui ont porté de grands changements sociaux et sociétaux sont aussi des espaces où la parole est déléguée à des représentants, et où la stratégie requiert la médiatisation par l’État : à chaque élection, on affirme ce qu’on pourrait faire si l’on avait du poids dans les institutions étatiques ; à chaque mouvement social on demande à l’État (à ses gouvernants) de faire ou de défaire dans le sens inverse de leur action en cours.

Ainsi, alors que de manière de plus en plus nette ce sont les bourgeoisies qui posent la ligne et le calendrier politique, la gauche antilibérale prône des mesures radicales, mais en s’évertuant à maintenir une stratégie tout ce qu’il y a de plus respectueuse du (dis-)fonctionnement institutionnel. C’est un des sens des Gilets Jaunes : casser les codes de la contestation, en s’imaginant que les représentant.e.s, syndicaux ou politiques, ne font pas le job, ne sortent pas assez du cadre pour défendre les intérêts populaires. Cette aspiration a déjà été portée avant, dans les milieux politiques et syndicaux. Mais une bonne part des Gilets Jaunes sont des “primo-militants”, issues d’autres catégories sociales et c’est cet aspect sociologiquement nouveau qui a créé ce mouvement inédit.

En miroir et sur un plus long terme, c’est un des sens du recul de la CGT au profit de la CFDT : si la voie de l’opposition aux réformes n’apporte que défaites et répressions, autant accompagner le mouvement en aménageant à la marge, plutôt que de rejoindre des camarades qui s’épuise dans la construction d’un rapport de force qui n’en finit pas de s’éroder. Ainsi, si la mobilisation face aux politiques ultralibérale est si faiblarde, est-ce parce que la population refuse de voir, ou est-ce justement parce qu’elle ne mesure que trop bien le déséquilibre du rapport de force, l’irrésolution de la stratégie sensée l’inverser et surtout la difficulté à ne serait-ce que concevoir l’après-capitalisme ? Depuis 2008 et la crise qu’on sait, le système capitaliste a été ébranlé, puis est sorti plus dominant encore sur les États dont, fait nouveau, les puissances occidentales. Pour nous autres, la gauche radicale, les anticapitalistes, les altermondialistes et opposants au TCE, cette période a été marquée par la fébrilité, d’unions gâchées, de stratégies douchées, de réussites sans trop de lendemains.

Et à chaque crise, ces débats : avec qui et comment discuter de la mise en dynamique de nos capitaux militants, idéologiques, scientifiques en vue de susciter l’adhésion du plus grand nombre ? Il faudrait une fois essayer d’aborder cette question, stratégique, par l’autre bout : vers où allons-nous, et comment ? Que doit-on dire et faire de structurant pour inverser le rapport entre les forces organisées et conscientes de notre classe, et celles des bourgeoisies ? Comment faire lorsque l’État ne joue plus son rôle formel “d’arbitre” entre les intérêts de classe divergents ? Comment desserrer l’emprise des bourgeoisies sur les structures politiques et idéologiques ? Il faut répondre aux enjeux de l’époque, et ceux-ci touchent au mal-être diffus et anxiogène liés à la dégradation inexorable des conditions de vie et de travail d’un côté. De l’autre, ils touchent à l’absence de contre-pouvoir au règne d’une classe bourgeoise blessée : tiraillées entre la remise en cause du modèle extractiviste, agrochimique et pétrolier pour cause de catastrophe écologique, les développements tentaculaires de la révolution industrielle numérique, et la haute finance qui arrose tout le monde de titres, de dettes pour faire tenir l’ensemble, son hégémonie est totale, mais tous ses fondements sont d’argile. En pareille circonstances, il arrive d’ordinaire que des régimes autoritaires apparaissent, que les haines fleurissent, et que les guerres viennent trancher les contradictions politiques des bourgeoisies dans le sang. Déjà des chefs d’État d’extrême-droite sont arrivés au pouvoir avec le soutien explicite des lobbies des industries les plus menacées par une transition écologique, déjà des États se symbiosent avec les trusts numériques, d’autres enfin vendent toute la structuration sociale du pays pour se maintenir en grâce. Si les intérêts de notre classe sont écologiques, sociaux et démocratiques, autant dire qu’ils ne sont pas prioritaires.

En face, nous avons des programmes : l’avenir en commun liste efficacement les mesures qui mises bout-a-bout changeraient effectivement l’ordre du monde. Il a le défaut d’être une somme : il thématise, mais ne hiérarchise pas. Pour dire les choses autrement, il présente les mesures sans rien dire de la méthode pour déjouer les tactiques de nos adversaires, ni ne fait état du rapport de force nécessaire à la mise en place d’une seule de ses mesures – y compris en cas d’arrivée au pouvoir par les urnes question brûlante depuis la victoire capitulée de Syriza. Certes ce n’est pas sa fonction. Mais c’est tout de même là que le bât blesse : comment allons nous faire pour transformer la vie des gens ? Comment, après des années à appeler, à tenter, à démystifier, à lutter pour revenir grosso modo au même point électoral ( et matériellement en recul ), comment allons-nous faire toucher du doigt à nos congénères que non-seulement un autre monde est possible, mais qu’en plus il est si prêt qu’on peut aider ici et maintenant les forces en travail à le mettre bas ? Comme rebâtir ce qui a été détruit, et se prémunir contre le retour cyclique des crises destructrices du capitalisme ? Qu’est-ce qu’une révolution (car redonner la priorité aux intérêts populaires, dans ce contexte, c’est de cela dont il s’agit) et comment vit-on après ?

En bref, ce dont nous manquons, c’est de résolution. Résolution dans le sens de définition d’une stratégie et de s’y tenir, d’un axe d’intervention qui soit clairement défini, et qui soit en capacité de résister aux péripéties que sont les mauvais résultats électoraux. Résolution aussi dans la désignation de l’adversaire en chef que nous combattons : Macron, l’Union Européenne, la caste, la bourgeoisie, le Medef, les marchés, les riches, le système capitaliste, le productivisme, les lobbies ? Les libéraux ont leurs ajustements structurels, l’extrême-droite ramène les questions structurelles à un problème ethnico-culturel raciste, quand notre discours est le plus fondé, mais aussi le moins organisé. Résolution enfin sur les moyens à mettre en oeuvre pour avoir le rapport de force nécessaire à inverser le cour des choses. J’en prendrais presque pour preuve la séquence post-électorale que nous vivons : les appels à réunir des forces pour définir les formes capables d’envisager une stratégie unifiante sont en soi le constat que nous n’avons rien de tout ça.

L’enjeu est de faire de l’éducation politique populaire de masse, mais celle-ci ne peut pas consister en une étude approfondie des constats des ravages ou des modes de domination des différents avatars des bourgeoisies. Non que cela ne soit pas le matériaux sur lequel nous devons étayer nos structurations politiques, mais simplement car la politique ne doit pas se résumer à l’analyse : la politique est la synthèse, la cristallisation de ce matériaux en un discours s’appuyant sur des dynamiques sociales, sociaux-économique, dans le but de faire progresser des intérêts. (L’inclination “altermondialiste” à l’analyse va souvent de paire avec une orientation visant à redonner du sens au mot “gauche” : peut-être devrait-on admettre que “gauche” n’a jamais été le nom d’une doctrine politique, mais une catégorisation issue du champ parlementaire, et qui est plus un large ensemble de valeurs, au demeurant bien élastiques. Un mot dont le défaut ne serait pas d’être trop étroit, mais au contraire trop large).

À l’opposé, la construction d’une vulgate binaire sur une juxtaposition de colères ne remplit pas ce rôle politique. Sa lacune majeure : chercher un rapport direct peuple-leader, ce qui tend irrémédiablement à s’adresser aux masses comme à un ensemble d’individus, et non à une société diverses, multiples, tant dans ses histoires sociales que dans son rapport même à l’idée de peuple. Et in fine, la conception populiste perd de vue ce qui doit constituer un point d’appui majeur dans la mise en place d’une politique de progrès social émancipatrice : la constellation sociale que représente la société civile, tous ces “remparts et tranchées” qui médiatisent le rapport à l’État de droit, fonctionnellement liés à lui. Aujourd’hui pourtant, une part croissante de la société civile cesse d’accepter de jouer le rôle de tampon entre une structure socio-économique, idéologique et politique qui cherche à la soumettre sans vergogne, et ses propres valeurs, intérêts ou aspiration. Sous Macron, cette rupture s’est accentuée, avec dès le début du mandat des organismes habituées à maintenir coûte que coûte l’entente cordiale avec l’État qui n’ont pu que que lui claquer la porte au nez, ou faire état de divergences fondamentales sur les droits de l’Homme, l’usage politique des violences policières, les atteintes au droit à la Justice, aux droits de l’opposition politique, des journalistes…. Idéologiquement, l’emprise des bourgeoisies sur l’État est a nu, l’habillage éthico-politique tricoté dans les rapports avec cette société civile se délite. Un débouché éthico-politique est donc à construire, le dessin d’une autre polarisation politique, sous peine de la voir céder, comme une grande part du mouvement social, vers l’épuisement, la résignation ou l’acceptation de la compromission de classe. La dérive autoritaire du pouvoir en place, son mépris même du simple dialogue social, rend ces structures fragiles faute d’un État leur reconnaissant leur légitimité. En revanche, cette société civile, organisée, experte en ses multitudes de champs et de domaines, est en quête d’un État qui s’appuierait sur elle plutôt que sur les simples requêtes des marchés. Cette société civile qui sait que les sociétés, les peuples, sont des entités trop complexes pour se résumer à un simple rapport entre entre des individus et un leader. Ni prof de fac, ni bagnard du capitalisme mu par ses passions, le peuple ne se résoudra ni à ce que nous sommes, ni à ce qu’il serait pratique qu’il soit. Il est, nous sommes, multitudes d’histoires, mais relié.e.s, immergé.e.s, construit.e.s par la même structure : un peuple qui vit et cherche comme chacun.e d’entre nous, les moyens de mettre en adéquation ce qu’iel pense, ce qu’iel vit avec ce qu’iel fait. La société civile est l’espace où la population s’organise pour se retrouver, échanger, construire, consommer, produire. Dans l’État de droit elle a sa place. Pour l’État ultra-libéral, elle est un élément soit à mettre sous contrôle, soit à négliger. Pour nous, sa vitalité, sa multiplicité, sa connaissance profonde de champs particuliers, de parcelles de structure ou de vécu est un matériaux inestimable. Polarisé, intégré à une vision structurante de fond (la crise du capitalisme face aux défis écologiques, sociaux, productifs et son impact sur l’état de l’État), ce matériau c’est de la brique solide. Et les échéances locales qui s’avancent pourront être l’occasion de construire avec ça, à condition que l’on puisse étayer matériellement par la désignation des intérêts dont nous souhaitons nous insoumettre pour mener notre politique.

L’heure est donc à baliser le chemin vers l’émancipation, et non plus y appeler ou dénoncer son absence. Inorganisés, nous serons vaincus, car les bourgeoisies menacées sauront toujours agir pour leur intérêt : derrière un Macron, ou encore un Trump ou un Bolsonaro s’il le faut, tant que le business continue, tant que les intérêts des industries les plus polluantes, destructrices socialement et écologiquement ne sont pas perturbés.

Si la dégradation des conditions de vie, de travail, les tensions, violences, les discours de haine ont pour origine des problématiques structurelles, alors c’est à celle-ci que nous devons nous atteler.  De même, si la transition écologique urgente n’est pas une question de choix individuel de consommateurs, alors c’est une problématique structurelle, et c’est à ça que nous devons nous atteler.

Retour à la structure

Puisque c’est l’actualité, partons du concept de Révolution Citoyenne. A priori, le qualificatif «citoyen» tendrait à caractériser la volonté de réaliser une révolution à travers les espaces institutionnels où s’exprime le citoyen. Appréhendé de la sorte, la révolution serait un processus enclenché à travers des élections, qu’il faudrait donc remporter, au moyen d’une représentation plus large que ne le serait la base des adhérent.e.s au courant d’idée portant candidature au pouvoir. La révolution citoyenne, prise comme ça, pourrait être l’expression politique des questionnements idéologiques résultants de la conversion de la social-démocratie de gouvernement aux objectifs et méthodes ultralibérales : un constat d’incapacité à faire entendre un avenir débarrassé de l’exploitation et des oppressions, allant chercher chez des individus les buts à atteindre et l’élan pour s’y rendre (tout en sachant que militant.e.s et organisations politiques auront déjà des avis sur la question). La référence aux expériences en Amérique du Sud, si elle est inspirante, est en même temps biaisée. Là-bas, les processus de Révolutions Citoyennes s’abreuvaient aussi de dimensions culturelles et anti-coloniales qui alimentaient l’aspect structurel et anti-impérialiste. Et à moins de revoir complètement notre conception de notre place dans le capitalisme mondial, cette dialectique entre structure et superstructure, et donc entre répartition de la richesse et avènement du peuple par la reconnaissance de ses composantes discriminées ne peut pas être plaquée telle quelle sur notre réalité : nations et nationalismes sont des mots qui n’ont pas le même sens selon qu’ils sont prononcés par un peuple sous domination néo-coloniale ou par le peuple d’un pays dominant, colonial encore il y a peu.

Une autre acceptation de l’expression révolution citoyenne serait celle qui utiliserait l’adjectif non comme un qualificatif, mais comme un prisme, un angle de vue sur une problématique singulière. Citoyenne, comme chez Gramsci, c’est le point de vue de la société sur elle-même telle qu’elle est en une période structurellement explosive, mais politiquement fermée comme celle que nous vivons. Dans son rapport à l’État de droit tel qu’il se le représente, le ou la citoyenne ne conçoit pas d’être gouverné par une seule catégorie d’intérêt : de la même manière que l’exercice du pouvoir implique coercition et consentement, l’État de droit proclame sa capacité à être le lieu du politique, à savoir de l’arbitrage entre les grandes catégories d’intérêts au nom de la supériorité de l’intérêt général. Le citoyen ne demande pas la dictature d’une classe sur une autre. La révolution citoyenne est alors le processus de conscientisation d’une société sur la réalité des intérêts qui la gouverne, conscientisation qui est le prélude, le ferment de toute lutte à caractère général. Cette révolution-là a un calendrier plus ample que celui des batailles électorales, et des champs d’intervention bien plus nombreux que les champs politiques, quand bien même on y mêlerait les luttes syndicales. Une bataille ne se gagne que peu au moment de la confrontation : c’est l’entièreté du rapport de force cumulé, symbolique ou quantitatif, social ou économique qui s’exprime – ou pas- sur le champ de bataille. Dans le symbolique, il y a du psychologique, ce ressort individuel qui laisse entendre que la victoire est possible, et donc l’engagement une option rationnelle. Mais il faut pour cela de bonnes raisons de croire, et après les années de défaites idéologiques bien concrètes que notre camp à subit, il faut plus que des promesses assises sur des postulats d’exercice du pouvoir : il faut des exemples qui font sens, des actes qui du même mouvement éclairent le présent et dessinent les contours du futur. Il faut du structurel.

De quoi s’agit-il ? De conscientiser, rendre conscientes les forces en présences, les lignes de fractures. Le monde n’est pas un chaos, mais un système pris dans sa propre spirale délétère. C’est sur cela qu’il faut lever le voile, sur ce qui fait sens dans l’époque, sur les dynamiques à l’oeuvre. C’est de là qu’il est possible de voir le chantier, les taches à mener, les forces qui s’y opposeront, leurs forces et leurs faiblesses.

Plus clairement : tout d’abord de plus tomber dans le piège de l’appréhension morale des questions politiques superstructurelles. Racismes, violences, rejets des droits des minorités, des femmes… ne sont pas non-plus des points de départs, mais des points d’arrivés. La question de l’accueil des exilé.e.s par exemple, n’est pas qu’une question morale, pas seulement une question de valeurs. La construction du bouc-émissaire se base sur des peurs qui sont bien réelles, avant même d’être instrumentalisées : la peur de la concurrence, que l’ouvrier.e perçoit dans le travailleur détaché ou l’étranger sans-droit embauché au noir, qui pèse sur son salaire, ses conditions de vie ; la peur de devoir partager les trop faibles pensions avec des bouches en plus. Dénoncer le racisme de l’extrême-droite et de toutes les politiques répressives à l’égard des étrangers ne convaincra pas celui qui croit que ce racisme-là le sauvera. Il faut faire entendre que les politiques xénophobes et racistes ne le sauveront pas, car c’est justement le refus de l’immigration, la privation de papiers, donc de droits, ou le statut low-coast du travailleurs détachés qui pèse sur les salaires, et qui réduit l’étranger à ne pouvoir prétendre être hébergé que par l’indigne charité nationale. Et qu’à droit égal, l’ impact négatif de l’immigration disparaît presque entièrement, que les coûts (expulsions, traque, précarité extrême… ) s’effondrent, et les rentrées d’argent (fiscalité, tva, cotisations) augmentent. Le racisme et la répression de l’extrême-droite et des ultralibéraux se présentent comme des solutions structurelles, les seules. Nous ne pouvons continuer à leur répondre par des valeurs,  mais devons -et pouvons !- les affronter sur le terrain structurel. Il nous faut faire le paris que chacun perçoit sa condition sociale, et que notre tâche est qu’iel en prenne conscience pour pouvoir se mobiliser. Ce n’est pas une question de valeurs qu’il faudrait enseigner, ce sont des perspectives structurelles qu’ils faut donner. On ne peut que déplorer que les élections européennes n’aient pas été le moment de ce “renversement de perspectives avec perspectives de renversements”. C’eut pourtant été une fort belle illustration du plan A / plan B : 1- on négocie Dublin, 2- on régularise quand même, donnant légalement accès à l’espace Schengen à tout.e régularisé.e… Mais les bidonvilles qui se réimplantent chaque années en feront peut-être à nouveau un enjeu, pour les municipales. Et si il ne faut pas compter rapidement gagner une élection sur ce seul argumentaire, qu’y a-t-il à perdre à appuyer nos actions en faveur des droits des exilé.e.s sur un argumentaire structurel, plutôt que moral ?

Ensuite, si l’État n’est plus le lien de constructions de politiques d’arbitrages de classe, à qui l’initiative ? Aux seules bourgeoisies ? Auto-entreprenariat, start-up destinée à mourrir ou à être gobée par un géant numérique, extension du domaine du marché, restructuration, management aggressif…son emprise sur la vie économique est directe, immense, profonde. Pour pouvoir agir à nouveau, il nous faut trouver les biais pour desserrer l’emprise sans attendre que l’État ne se charge de se redoter de moyens d’actions contre ces mêmes bourgeoisies. La résistance de ces dernières à la transition écologique, leur fuite en avant dans la captation de toute plus-value, la constitution de monstres numériques, extractivistes, tayloristes à l’extrême, détenteurs de big data en font pourtant le cœur du problème de notre époque. La difficulté de les affronter frontalement doit nous amener à réfléchir autrement. Le premier point, là encore, est de cesser de se concentrer sur la sollicitation de l’État. La seconde est de lâcher le domaines des idées, des principes de nos actions pour éclairer l’action structurelle elle-même, celle qui objectivement affaiblit la source du pouvoir du capital (le contrôle de la répartition de la plus-value dans l’entreprise / l’économie) et lui grignotte ses théâtres d’opération. Nos modèles économiques sont à revoir, et les bilans des expériences socialistes du XXème siècle tirés : les sociétés sont trop complexes pour être pilotées d’au-dessus. Peut-être faut-il affirmer clairement que le problème n’est pas l’économie de marché, mais l’économie de marché en système capitaliste ( ce qui vaut aussi pour l’UE, la mondialisation, ou même l’État). Et qu’il y a donc, pas forcément si loin que cela, la possibilité de produire et échanger pour l’intérêt premier de celles et ceux qui produisent. Il faut alors faire admettre que le capitalisme est devenu ce frein puissant au développement des forces productives et à leur renouvelabilité, et que c’est le rapport social qui le constitue qui doit être visé. Il faut disjoindre la production du capital, et donc en remettre la direction aux productrices et producteurs. En un mot, il faut cesser d’être anti-capitaliste par principe, mais être post-capitaliste. Il y a un après-capitalisme à construire, idéologiquement mais aussi structurellement. Objectivement il est déjà à l’œuvre, aux marges, par grappes, sans conscience très claire de sa portée structurellement subversive.

Sur le terrain de l’écologie, par exemple, comment se démarquer de la grande vague de greenwashing ? À rester dans le champ des principes,  on n’explique pas les résistances structurelles à l’évolution des modes de production, on prend le risque que quelques symboles suffisent à donner une apparence écolo à des partis absolument pas décidés à embêter le moindre actionnaire. Là-dessus, les élections municipales peuvent être un fabuleux terrain d’expérimentation, de structuration de toute une frange de la société civile, productives, militantes,  associatives ou même institutionnelles qui travaillent à leur échelle, sans coordination ni poursuite revendiqué d’un horizon politique général. La société civile est en avance par rapport au politique, et des catégories populaires aux moyennes supérieures, on perçoit de plus en plus consciemment l’urgence de la situation. Politiquement, il faut tracer les caps capables de polariser ces acteurs, par la mise en coopération de ces expertises et attentes populaires. Quels outils (structure de conditionnements, abattoirs, points de ventes..?) une ville peut-elle mettre en place pour alimenter une dynamique locale de transition agricole, et agir contre la chute de la bio-diversité tout en offrant des revenus stables (et la santé) aux agriculteurs  ? Comment reconstruire du commun dans des villes à la merci des bétonneurs ? Comment travailler à faire réduire la production de déchets, et améliorer leur valoraisation ? Comment agir à cet échelon sur la responsabilité sociale et écologique des acteurs du territoire ?

Les réponses devront être structurelle : des capacités de transformation et de vente de produits alimentaires locaux et tendant au bio sous impulsion municipale ? En régie, en SCIC ? Comment esquiver le piège du bio industriel ? Comment assurer des prix équitables aux agriculteurs pour faciliter leur sortie de la misère, ou de la fuite en avant de la concentration capitalistique ? Quelles politiques de mobilité, de transports, vis-à-vis de la voiture individuelle ? Quel soutien aux commerces de proximité pour dé-correler les achats de l’usage de la voiture ? Et enfin, quelle place pour la promotion d’une innovation sociale et économique qui batte en brèche le modèle de la start-up nation uberisée au profit de logique de coopérations, de reterritorialisation de la plus-value, de création d’emploi, de démocraties sociales et économiques directes ? Comment – et pour faire quoi  –  retirer l’urbanisme des griffes des majors du bâtiment et du business ? Avant de parler alliances, si complexes au vu des contextes locaux, n’est-ce pas de cela que nous devons parler ?

Poursuivons sur le terrain social. L’actualité regorge d’histoires invraisemblables d’outils industriels largement viables démantelés en quelques années. Notre impuissance à dépasser le stade de la dénonciation (dans l’attente de notre prise de pouvoir) est symptomatique de la faiblesse de notre discours structurel. Quid de la maxime : agir local,penser global ? Le maintien de l’activité industrielle, des savoir-faire, des écosystèmes économiques doit pouvoir se trouver des perspectives propres : le soutien effectif à la socialisation des outils productifs ne peut plus être une option parmi d’autres. Elle doit être l’objet de batailles politiques, ne serait-ce que pour faire entrevoir ce que signifie dépasser le capitalisme : produire sans subir – en interne d’abord, en externe ensuite par la structuration de filières «safe» – les intérêts des capitalistes dans la gestion de la main d’œuvre, la définition des objectifs, la prise en compte des externalités dans la mise en œuvre des procédés de production, la responsabilité sociale et écologique… C’est aussi mettre à jour l’enjeu global : prendre des parts de marchés aux capitalistes, réduire les champs de leur influence, s’implanter sur les espaces économiques laissés en friches low-coast par les actionnaires… et faire entendre ainsi que sans desserrer l’emprise de leurs lobbies sur les institutions, locales, nationales, européennes ou autres organismes inféodés, il n’y a pas de renouveau démocratique possible. Une démocratie qui ne serait pas renouvelée par un processus constitutionnel préalable, mais élargie pour s’installer au sein même de la direction économique des entreprises par le remplacement de la loi du capital par la loi du un.e  coopérat.rice.eur.s = une voix. Un genre de révolution de basse intensité, structurelle, mais donnant corps à une perspective immédiate de lutte contre le capitalisme, à tous les échelons, sans attendre (voire en hâtant) la conquête politique des institutions. Du post-capitalisme à généraliser, mais aussi une réponse stratégique face à la dislocation des bastions ouvriers (industriels et syndicaux) qui ont amenuit l’impact des grèves. Sans débouché structurel, sans pression politique d’un autre modèle possible, lutter contre la fermeture d’un site, c’est bien souvent chercher à arracher un meilleur PSE.

Au sujet des services publics, et autres droits conquis qui sont méthodiquement frappés, puis sommés de se défendre face à des concurrents multinationaux. Leur défense n’en est presque plus d’actualité tant ils ont été vidés de leur substance, et tant leur technocratisation, leur fonction de contrôle social irritent aujourd’hui ses derniers bénéficiaires. Un autre modèle doit être dessiné dès maintenant, y compris dans les contraintes budgétaires savamment orchestrées que subissent les collectivités. Et là encore, prôner le secteur public comme outils de relance macro-économique (couplée à la reconquête populaire de l’économie ci-dessus), et la reconnaissance de l’expertise des agents et en les associant pleinement dans l’élaboration de la mise en œuvre de l’action politique.

On pourrait détailler longtemps, sans fin. C’est d’ailleurs cela le propos : la société est complexe, les entrelacs d’exploitations et d’oppressions sont infinis. Il est plus que temps d’affirmer un plan d’action, de donner une feuille de route qui dépasse les enjeux institutionnel, qui anticipe l’action de l’État sans attendre sa conversion. Il faut sortir de la sidération devant la catastrophe s’accomplissant, et cesser de croire qu’en lissant les apparences et les discours nous toucheront plus de monde. Depuis au moins 10 ans, nos forces s’érodent, et le bilan global de la lutte des classes y est largement à notre défaveur. Partout, du côté des partis capitalistes, les positions se sont radicalisées, sur la répression, la mise à mal des “valeurs universelles”… De notre côté, l’insistance à lisser le discours, ou du moins à ne pas s’étendre sur les causes profondes des dégradations des conditions de vie que tout un chacun connait nous prive du recul nécessaire à l’élaboration de stratégies renouvelées.

Mais peut-être des choses sont elles en train de changer. Un mouvement de contestation général (et plus particulier) de désobéissance civile à portée écologique se structure. L’initiative “Bloquons la République des pollueurs” porte en elle un prisme structurel nouveau. À la différence des marches pour le climat, ou autres initiatives de dénonciation-revendication, le propos pouvait se résumer ainsi : il y a des personnes morales qui sont des agents structurellement agissant qu’il s’agit de dénoncer nommément. Une désignation salutaire qui, à défaut de répondre à “comment vit-on après le capitalisme pétrolier ?” pointe quand même, sans la médiation de l’État, le groupe qui structurellement vit d’une des matières premières les plus en causes dans le réchauffement climatique et les pollutions.

Dans la période qui s’ouvre, les seules évènements qui se produiront de manière à peu près sur sont les élections, municipales 2020  et nationales 2022, mais aussi aux échelons intermédiaires que sont les départementales et les régionales en 2021. Les urgences écologiques et sociales mêlées, le danger des autoritarismes et/ou nationalismes sont déjà bien trop réels, l’armement est général… Peut-on encore perdre du temps ? Y a-t-il vraiment d’autres possibilités que : écosocialisme ou barbarie ? Ces élections municipales doivent être le moment d’élaboration de propositions concrètes, étayées par les expériences des formes multiples de la société civile organisée : associatifs, structures militantes, expériences institutionnelles, structures coopératives… mais synthétisée par un discours politique, redonnant du sens à l’action politique comme lieu d’arbitrage entre intérêts, au service de l’intérêt général. À l’inverse du resserrement technocratique de l’État ou des collectivités métropolisées soumises à la doxa ultra-libérale, il faudra construire la vision d’une gestion s’appuyant sur des contre-pouvoirs autonomes (associatifs, syndicaux, professionnels, militants…) pour réinscrire les enjeux du politique local dans son territoire. L’échelon local est le lieu premier de la re-territorialisation de la politique, et de l’économique. En revenant à la structure, en travaillant à la polarisation de la société civile en tant que contre-pouvoir (y compris en cas de succès aux élections donc), il y a la possibilité de dépasser les enjeux électoraux, et de créer un continuum idéologique actif, et cohérent, par un impact dans la vie de tout un chacun. Pour qu’il y ait une cohérence, nous aurons des priorités à mettre, des relais d’expériences à passer. Mais c’est au-delà des élections que sont les enjeux : quelle cohérence pourront nous donner à nos interventions politiques entre ces élections pour faire avancer les intérêts populaires ? Que ferons nous dans les luttes qui ne manqueront pas d’avoir lieu pour sortir par le haut, dès ici et maintenant, des spirales de destruction du capitalisme en crise ?

Clément Jacquot, juin 2019.