Certain.e.s se demanderont sans doute s’il faut rendre hommage à Claude Lanzmann, qui vient de mourir. Pourquoi, en effet, célébrer l’auteur d’un film, Tsahal, à la gloire de l’armée israélienne ? Une armée dont on connaît les méfaits. Pourtant, celui qui soutenait sans réserve l’Etat d’Israël et la plupart des actions de ses gouvernants a été un homme de gauche. C’est bien là un des paradoxes les plus dramatiques du siècle passé. Un paradoxe qui illustre la complexité du sionisme, qui a mis en place un Etat dont la politique à l’égard des Palestiniens est de plus en plus répressive, sans parler du poids de la religion dans la vie civile israélienne. Mais cet Etat fut aussi, pour nombre de Juifs, l’espérance d’un refuge après l’anéantissement de plus de la moitié des Juifs d’Europe. Et alors que, dans la Pologne d’après-guerre, les pogroms reprenaient contre les rares survivants du génocide.
Tout en soutenant l’Etat d’Israël, Lanzmann, qui avait été un jeune résistant communiste, s’est engagé, le plus souvent aux côtés de Sartre et Simone de Beauvoir, dans tous les combats progressistes de son temps, notamment la lutte contre la Guerre d’Algérie, signant, par exemple, le Manifeste des 121 pour soutenir l’insoumission de ceux qui refusaient de faire cette sale guerre.
Mais bien sûr le nom de Lanzmann restera surtout lié à son œuvre majeure, le film Shoah. Douze années auront été nécessaires pour réaliser ce chef d’œuvre de 9 h, sans une image d’archive. On se souvient des interviews d’anciens responsables des camps qui, stimulés par les questions de Lanzmann, racontent comment le meurtre de masse était pour eux une activité « économique », avec des quotas à respecter, montrant ainsi leur inhumanité et exprimant ce qu’est un génocide. Dans un autre extrait, le cinéaste filme un ancien coiffeur racontant la coupe des cheveux qu’il devait effectuer avant la chambre à gaz, et dans son émotion, encore palpable, le drame des Juifs européens prend une dimension exceptionnelle. Dernier exemple, entre de nombreux autres passages du film : la discussion, très lente, de Lanzmann avec des Polonais à propos de la disparition des Juifs de leur ville, qui fait affleurer l’antisémitisme encore présent trente ans après, surtout lorsqu’une vieille femme s’écrie : « Et puis, les Juifs ils ont tué le Christ ».
Par ce film, Lanzmann a imposé, à la place de l’inadmissible « Holocauste » (qui renvoie à un sacrifice !!), le terme « Shoah ». Souvent discutée, cette terminologie marque bien qu’il s’agit d’abord d’un événement pour les Juifs, mais tout le film est un rappel de ce à quoi peut conduire le rejet de l’autre. En ce sens, cette œuvre et le nom donné à l’événement ont un caractère universel, profondément progressiste. En ces temps de retour de l’antisémitisme et où le racisme sévit plus que jamais, l’apport de ce film demeure essentiel à nos combats.
C’est bien pourquoi, au-delà de telle ou telle prise de position d’actualité, au-delà de son soutien peu critique à l’Etat d’Israël, Claude Lanzmann était de ceux qui font avancer les causes progressistes, par son combat contre la Guerre d’Algérie entre autres et par le poids qu’il a donné à la mémoire du génocide juif. La connaissance de ce que fut ce génocide continuera de nourrir le rejet de la société qui a permis cela et continuera de représenter une protection (certes pas suffisante) pour celles et ceux qui sont menacés par tous les racismes, dont l’antisémitisme. La gauche radicale ne peut donc rester silencieuse à la mort d’un tel personnage.
Robert Hirsch