Il y a cinquante ans, la manifestation du 21 juin 1973, organisée par la Ligue Communiste et d’autres organisations de ce que l’on appelait alors « l’extrême-gauche » représentait le point culminant de l’affrontement physique entre ces forces politiques et l’appareil d’Etat.
Nous présentons ici quelques extraits du chapitre 11 de « C’était la Ligue » d’Hélène Adam et François Coustal, coédité en 2019 par Syllepse et Arcane 17, ainsi que quelques souvenirs de l’un des principaux organisateurs de cette manifestation, l’un des responsables du Service d’Ordre Central de la Ligue Communiste, Michel Angot.
« Cinquante ans plus tard, l’épisode du 21 juin 1973 peut paraitre étonnant, voire insensé. Pour comprendre, il est donc, particulièrement important de le resituer dans la situation politique de l’époque et les dynamiques militantes à l’œuvre. La situation politique est celle d’un monde en proie à la violence : chaque semaine, les B-52 américains déversent napalm et « agent orange » sur le Vietnam. En Espagne, le franquisme continue à exécuter ses opposants. Depuis le coup d’Etat des colonels en 1967, la Grèce vit sous un régime de dictature militaire. Le Chili de l’Unité populaire connaîtra, en juin 1973, une première tentative (manquée) de coup d’Etat militaire. En Italie, le mai rampant s’apprête à déboucher sur les années de plomb. Les dynamiques militantes sont celles de la reprise, à la lumière de Mai, des débats stratégiques sur la révolution, les conditions de la révolution, l’affrontement avec l’Etat.
En France même, la répression des grèves et des manifestations est monnaie courante. Le Ministre de l’Intérieur, Raymond Marcellin a doté CRS et gardes mobiles d’un arsenal redoutable, brigades mobiles à moto et canons à eau. Dans certaines entreprises – Peugeot, Citroën – ce sont des syndicats fascistes (comme la CFT) ou des milices privées qui font régner l’ordre patronal. D’ailleurs, le service d’ordre de la Ligue a fait plusieurs fois le déplacement jusqu’à Rennes pour protéger des distributions de tracts. Le contexte, ce sont aussi les initiatives transgressives que prend régulièrement la Gauche prolétarienne (1). La Ligue en condamne l’inopportunité, le caractère peu compréhensible à grande échelle et, pour tout dire, le manque de sens politique, jamais le principe. Après tout, elle-même flirte parfois avec l’idée de « réintroduire la violence » dans le mouvement ouvrier …
Mais, l’essentiel des activités antifascistes de la Ligue concerne la lutte contre un groupe fasciste, Ordre Nouveau qui revendique l’héritage d’Occident, autre groupe fasciste où Patrick Devedjian, Gérard Longuet et Alain Madelin firent leurs premières armes. Anticommunisme, antisémitisme, racisme anti-arabe et nostalgie de l’Algérie française constituent son ciment idéologique. Déjà, en mars 1971, la Ligue a été à l’origine d’une manifestation contre la tenue d’un meeting d’Ordre nouveau au Palais des Sports. La manifestation s’est conclue par des affrontements brefs mais violents avec la police. Surtout, au cours de l’année 1972, la Ligue multiplie les opérations de service d’ordre pour empêcher physiquement distributions de tracts, ventes de journaux et manifestations de l’extrême droite. Chaque « opération », en général couronnée de succès, a sa justification. Mais leur accumulation et leur fréquence induisent l’enclenchement d’une sorte de guerre privée …
Il ne faut pas se méprendre sur la signification de cette activité : quand le service d’ordre de la Ligue attaque les militants d’Ordre nouveau, il ne s’agit pas d’une banale « bagarre entre extrémistes ». L’Histoire et la Mémoire sont de la partie. C’est l’épopée du Front Universitaire Antifasciste qui reprend. Ce sont les héritiers – réels ou « électifs » – des rescapés des ghettos d’Europe centrale (2) qui écrasent la peste brune avant qu’il ne soit trop tard …
Depuis quelques mois, Ordre nouveau s’est trouvé un nouveau sujet de mobilisation grâce auquel l’extrême droite va se réintroduire dans le jeu politique et prospérer : la lutte contre l’immigration. Le 21 juin, Ordre nouveau a donc prévu d’organiser un meeting sur le thème « Halte à l’immigration sauvage », à la Mutualité.
Dans une telle situation, la « philosophie » de la Ligue tient en un précepte limpide : « meeting fasciste, meeting interdit ! » Finalement, le jour dit, un cortège composé de 4 à 5000 manifestants casqués, armés de barres de fer et de cocktails Molotov se rassemble place Monge, à quelques encablures de la salle de la Mutualité. C’est d’ailleurs moins une manifestation qu’un gigantesque service d’ordre, voire une petite armée privée. Une grande partie des organisations d’extrême gauche sont présentes, notamment Révolution ! et la Gauche prolétarienne. On note aussi la participation de l’une des organisations « marxistes-léninistes », le PCML-Humanité Rouge. Mais, sur le plan politique comme sur le plan « militaire », c’est indéniablement la Ligue qui est aux commandes.
Les forces de police barrent l’accès à la Mutualité où se déroule le meeting fasciste. Les manifestants chargent à plusieurs reprises la police qui est contrainte de reculer. Le contact est assez violent et, surtout, très spectaculaire du fait des jets de cocktails Molotov. Pour la première fois depuis très longtemps, les blessés sont du côté de la police …
A l’évidence, les conséquences de cette initiative n’ont pas été anticipées, notamment la réponse du pouvoir. Dès le 22 juin, le gouvernement décide de dissoudre la Ligue Communiste, ainsi qu’Ordre Nouveau pour faire bonne mesure. Alain Krivine, en meeting en Province le soir du 21 juin, et Pierre Rousset sont incarcérés. Michel Recanati, responsable du Bureau politique pour cette initiative, est recherché.
Lucide, la Ligue elle-même s’interroge : « Alors, la Ligue communiste est-elle tombée dans une provocation le 21 juin ? Peut-être. Le dispositif policier, sa vulnérabilité, la protection obstinée accordée par le pouvoir à Ordre nouveau, tout cela était insolite. Les observateurs l’ont souligné, les manifestants l’ont ressenti. Mais qu’il y ait eu un piège, une provocation du pouvoir, ne permet pas pour autant de répondre positivement à la question : fallait-il ne rien faire le 21 ? Fallait-il rester chez soi ? » (3)
Et s’il n’y a pas, à proprement parler, d’autocritique, les explications fournies cernent d’assez près le problème posé : « Comparons donc ce qui est comparable : la manifestation antifasciste du 21 juin et la manifestation anti-impérialiste du 20 janvier contre l’ambassade américaine, le jour du renouvellement du mandat présidentiel de Nixon. Des comités de mobilisation avaient été mis en place dans les quartiers, les facultés, les lycées, de nombreuses personnalités et organisations avaient signé l’appel. La manifestation fut presque aussi violente que le 21 juin, mais, après les bombardements de Hanoï, personne n’a parlé de provocation. Les combattants vietnamiens ont rendu hommage aux manifestants. Pour être sûr de ne pas tomber dans une provoc, le clairvoyant PSU avait déjà fait défection. S’il y a eu erreur politique le 21 juin, elle ne réside pas dans la décision de riposter, mais dans les modalités de la riposte : misant sur l’indignation spontanée qu’aurait suscitée un meeting raciste, les organisateurs de la contre-manifestation ont négligé la mobilisation prolongée préparatoire qui aurait pu élargir le soutien de masse à la contre-manifestation, en populariser l’idée dans l’avant-garde ouvrière. Laisser entendre comme le font le PCF, la CFDT, le PSU et autres Debré qu’il ne fallait pas manifester parce qu’il y avait risque de provocation, c’est ne pas voir que ce risque s’augmente de leur propre passivité, qu’ils cèdent sans combattre au chantage à la provocation, au lieu d’y répondre par l’élargissement de la mobilisation ».
Prise à chaud, sans recul, cette posture est assez naturelle : en gros, la Ligue « assume ». Mais cet épisode suscite évidemment une interrogation : pourquoi cette tentation gauchiste ? Pourquoi cette initiative « de trop », en décalage avec une période où Mai 68 s’éloigne et où l’Union de la Gauche s’affirme ?
Néanmoins la riposte s’organise. Quand la presse rapporte les propos racistes et les appels au meurtre qui ont émaillé le meeting d’Ordre nouveau, l’argumentaire sur l’aspect intolérable d’un tel meeting – pourtant toléré et protégé par le pouvoir – redevient un peu plus audible. Quand la Fédération autonome des syndicats de police (FASP), un syndicat proche de la gauche et majoritaire parmi les « policiers en tenue », met en évidence les aspects contradictoires et franchement suspects des consignes données ce soir-là aux forces de police, la thèse d’une provocation ourdie par le pouvoir acquiert un poids certain dans les médias.
Du coup, une vaste coalition démocratique se déploie pour défendre la Ligue face à la répression. Début juillet, un rassemblement est organisé au Cirque d’hiver, avec des milliers de participants et surtout une imposante tribune unitaire : « Marcellin avait misé sur les divisions du mouvement ouvrier en espérant les aggraver. La réponse n’a jamais été aussi unitaire, même si les exclusives demeurent. Et Marcellin n’imaginait pas cette succession d’orateurs, porte-parole du PS, du PCF, de la CGT, de la Fen, du PSU, de la CFDT, prenant tous la défense de la Ligue dissoute et réclamant la libération d’Alain Krivine. Pourtant, le PCF était resté ferme sur un point : aucun responsable de la Ligue dissoute ne devait prendre la parole. C’eût été dépasser les limites du tolérable, légaliser les « gauchistes » en les côtoyant à la tribune » (4).
Mais le PCF a été obligé de modifier son discours. Alors que depuis Mai 68, il n’a eu de cesse de dénoncer les « gauchistes Marcellin », Jacques Duclos est contraint de … défendre la Ligue : « Parlant au nom du PCF, le grand parti révolutionnaire de notre temps, j’élève une vigoureuse protestation contre l’arrestation d’Alain Krivine et contre la dissolution de la Ligue communiste dont chacun sait que nous n’approuvons ni la politique ni les plans d’action qu’elle préconise. » (5)
Le bilan de cet épisode s’avère donc pour le moins paradoxal : la Ligue a pris l’initiative d’une manifestation au degré de violence totalement en décalage par rapport à situation et assez incompréhensible à un niveau de masse … et cela débouche sur une sorte de reconnaissance et de défense de la Ligue par les grands partis de gauche, PCF compris. La Ligue assume complètement l’initiative … mais, en réalité, c’est une profonde réorientation beaucoup plus respectueuse de l’intervention de masse qui se profile. En pratique, il n’y aura plus jamais d’autres 21 juin …
Notes
(1) Influente au sein de l’extrême gauche française entre 1969 et 1973, la Gauche prolétarienne est une organisation d’inspiration maoïste qui s’impose par des actions spectaculaires et souvent illégales. Elle est victime d’une répression brutale de la part du gouvernement.
(2) Diffusé en 2017 par la chaîne Public Sénat, le documentaire « Nous vengerons nos pères » (réalisé par Florence Johsua et Bernard Boespflug) explore cette dimension mémorielle de l’engagement antifasciste de la gauche révolutionnaire.
(3) « Manifestation antifasciste, 21 juin, provocation ou pas ». Daniel Bensaid.
(4) « Manifestation antifasciste. Le 4 juillet au cirque d’Hiver de Paris : échec à Marcellin ». Daniel Bensaid.
(5) Extrait de l’intervention de Jacques Duclos, au nom bureau politique du PCF, cité par Daniel Bensaïd dans son article de juillet 1973 déjà cité.
Quelques souvenirs de Michel Angot :
Quelle était l’activité de l’extrême-droite au début de l’année 1973 ?
Mi-février, un commando d’extrême droite enlève le cercueil de Pétain à l’île de Ré.
Crée le 5 octobre 1972 le Front National mise sur les élections législatives de mars 1973 pour se développer nationalement. Il organise un meeting au Palais des Sports le 17 janvier et annonce qu’il présentera 400 candidats. En fait il n’en présentera que 104, dont une majorité sont à Ordre Nouveau – Leur résultat au plan national sera de 0,52% et ne sera donc pas conforme à leurs attentes. Pour Ordre Nouveau qui tient son 3e congrès les 9-10 et 11 juin, ces élections ont contribué à « renforcer leurs sections » et ils confirment leur présence au sein du FN, malgré certains qui souhaitaient quitter le FN, et qui sont mis en minorité (215 contre 52). Mais O.N. veut profiter de son poids au sein du FN pour « relancer les actions spécifiques à Ordre Nouveau« . C’est le début de nombreux accrochages entre leurs vendeurs de « Pour un Ordre Nouveau » et nos camarades sur plusieurs marchés parisiens (Abesses, Convention, Mouffetard, Alésia…) et leur décision de lancer « une campagne spécifique » sur l’immigration (« Halte à l’immigration sauvage« ) qui débouchera sur le meeting de la Mutualité le 21 juin
Entre temps, certains de leurs militants participent à une réunion publique organisée par Pierre Sidos, un ancien milicien et membre de l’OAS. Cette réunion qui réunit une centaine de participants (la plupart âgés…) est attaquée par le SO de la Ligue qui disperse leur service d’ordre extérieur puis saccage la salle, distribue quelques coups puis se retire sans encombre
Et puis, la force et le développement du mouvement lycéen et étudiant contre la Loi Debré réformant les sursis, incite Ordre Nouveau à appeler le 3 avril avec d’autres groupuscules d’extrême droite sous le sigle de « Front de la Jeunesse » à une manifestation anti-gauchiste à Sèvres-Babylone en direction du Quartier Latin, dont le point de départ sera finalement déplacé au métro Duroc. Forte de plusieurs centaines de participants, leur manifestation démarre en direction de Port-Royal par le Boulevard Montparnasse. Une cinquantaine de mètres devant un cordon de policiers qui les suit à distance, le SO de queue d’ON a à peine quitté la hauteur de Duroc qu’une centaine de militants du SO de la Ligue sortent d’une bouche du métro et après avoir dispersé leur SO de queue, remontent rapidement au sein de leur manifestation qui éclate et dont les participants s’égaillent vers Montparnasse. Le SO de la Ligue se replie là encore sans encombre.
Mi-juin, dès l’annonce du meting d’O.N. « Halte à l’immigration sauvage« , des contacts sont pris avec les partis de gauche et le mouvement syndical pour exiger l’interdiction de leur meeting, et donc le 20 juin, veille du meeting fasciste, une très large manifestation est organisée par les partis de gauche, des associations anti-racistes et des syndicats pour la « Défense des Libertés » (La Ligue participera – en queue – à cette manifestation). Mais il y a refus de leur part de participer à un rassemblement ou à une contre-manifestation le lendemain, jour du meeting. Seules quelques orgas d’extrême gauche (Révolution, le PCMLF, L’Humanité Rouge, l’AMR, la Cause du Peuple…) accepteront d’appeler et de participer avec nous à cette manifestation – qui est interdite bien sûr.
Comment la manifestation a-t-elle été préparée ?
Le projet initial a été un temps, d’occuper la salle de la Mutualité dans l’après-midi mais vite abandonnée car réduisant la dénonciation de ce meeting à un affrontement possible avec des flics protégeant une salle …vide de tout facho. La direction du Service d’Ordre (Commission Très Spéciale), sous le contrôle du Bureau Politique de la Ligue, fait donc le choix d’une manifestation en fin de journée, en direction de la Mutualité. L’affrontement possible avec la police est clairement assumé, et les premiers rangs de SO seront équipés en conséquence.
Le choix du parcours a été opéré : ce sera une descente de la rue Monge après regroupement entre la place Monge et le métro Cardinal Lemoine, vers la Mutualité (avantage : la rue est légèrement en pente). Le repérage des lieux a lui aussi été sérieusement planifié : parcours possibles d’accès, lieux de RDV, utilisation des stations des 2 lignes de métro locales la 7 et la 10, et fixation des lieux de regroupement des manifestants.
La veille au soir, installation des « caisses de matériel » en certains points en amont du parcours décidé : caisses en bois fabriquées et siglées « ville de Paris » à l’identique de celles utilisées par les agents de la ville travaillant en voierie dans lesquelles ils laissent leurs outils, et qui sont enchainées à des grilles d’arbres, puis repérage de certaines entrées d’immeubles susceptibles d’accueillir quelques autres dépôts de matériel (à l’époque il n’y pas encore de digicodes d’accès aux portes des immeubles, pas de caméras dans la rue ou dans les stations de métro !)
Enfin mise en place dans un appartement à proximité, d’une radio permettant de capter les communications entre la préfecture de police (code « TNZ-1 ») et les responsables des unités de police sur le terrain, d’où la CTS suivra la mise en place du dispositif policier, grâce également au déploiement d’ « estafettes » en mobylette qui circuleront dans le quartier dès le début de l’après-midi pour nous tenir au courant de la mise en place de ce dispositif.
Une réunion des chefs de groupe du SO a réparti les tâches en rappelant les règles de sécurité (rien sur soi à part une pièce d’identité, et un casque de moto dans un sac) et le rôle d’accompagnement des groupes de manifestants à partir des lieux de RDV fixés, rappel qu’après la manifestation les tâches d’accompagnement et de protection des manifestants devront être assurées jusqu’à la dispersion. Et enfin répartition des groupes de SO entre les lignes de tête de la manifestation et les deux groupes de lanceurs de cocktails qui marcheront sur la même ligne mais sur les trottoirs, et affectation de chacun des membres de la CTS à la tête de ces groupes.
Tout est prêt et parait possible, « Ludo » confirme que le « feu vert » a été donné par le BP, c’est lui qui coordonnera l’ensemble de l’opération.
Comment se déroule la manifestation ?
Dans un temps assez rapide (environ 15/20mn) les groupes de manifestants convergent et le cortège se met en place, derrière plusieurs lignes de SO unitaire, mais dont les deux premières et les groupes de « lanceurs » sont uniquement assurés par des militants de la Ligue qui ont récupéré le matériel.
Le reste est connu, arrivée à Cardinal Lemoine la manif est grosse de plusieurs milliers de manifestants (environ 3000) et descend alors la rue Monge vers un premier barrage de policiers casqués. Jet de cocktails, charge groupée et dispersion de cette première unité
C’est à la hauteur du croisement de la rue Monge et de la rue des Ecoles que se tient le second barrage, assuré par plusieurs lignes de gardes mobiles qui reçoivent des cocktails et la charge des manifestants, mais ne cède pas.
Le BP de la Ligue avait fixé les limites : un affrontement qui marque fortement le coup, puis dispersion protégée.
L’ordre d’arrêt et de dispersion est alors donné, et les groupes se répartissent entre les voies de repli qui avaient été indiquées : soit en aval vers Jussieu et le bord de Seine ou en amont vers Sainte Geneviève, le Panthéon puis Luxembourg. Le plus gros morceau pourra s’écouler vers les Gobelins, et de là rejoindre la rive droite …jusqu’au local d’Ordre Nouveau rue des Lombards à Chatelet.
Les membres de la CT qui ont accompagnés les groupes de SO encadrant les manifestants jusqu’aux métros, et fait le compte des dégâts possibles dans nos rangs (aucune interpellation !) rejoignent le soir une brasserie près de la Gare de l’Est et autour de Ludo rapportent les infos et font un premier bilan « à chaud » des affrontements. L’avis général est que tout s’est déroulé comme prévu, avec même une « cerise sur la gâteau », l’attaque du local d’Ordre Nouveau qui n’était pas initialement prévue, mais qui conforte le succès de cette mobilisation anti-fasciste.
Le reste aussi est connu, perquisitions du local de l’impasse Guéménée, arrestation de Pierre Rousset qui s’y trouve, et engagement du processus de dissolution de La Ligue Communiste (et d’Ordre Nouveau)
Michel Recanati (Ludo) est exfiltré en Suisse auprès des camarades de la LMR qui l’hébergeront …et qui assureront le tirage du premier numéro du journal Rouge interdit, et donc clandestin.
Suivront les manifestations de soutien de la gauche contre la dissolution, le meeting unitaire au Cirque d’Hiver, le bilan très contrasté tiré par les membres du BP de ces évènements ayant conduit à la dissolution de l’organisation, puis la constitution rapide et éphémère du Front Communiste Révolutionnaire qui tiendra son unique congrès à Suresnes, participera à une ou deux manifs sous ce sigle, avant de se transformer en LCR.
Quel bilan tires-tu de cette période ?
Cinquante ans se sont écoulés depuis ce 21 juin, …un demi-siècle ! Un temps long comparable à celui qui séparait Mai 68 de la fin de la guerre de 14-18… ! C’est dire la difficulté à analyser rétrospectivement et à tirer un bilan de ce moment de notre « après 68″…
Quelques modestes éléments néanmoins. En 50 ans le monde a connu la fin de la guerre du Vietnam, la disparition de certaines dictatures militaires (en Europe comme en Amérique latine) que nous avions combattues… alors qu’il en est apparu d’autres depuis, à des endroits du monde que nous ne soupçonnions pas. Les pays du « socialisme réel » (sic) et leurs bureaucraties se sont pour la plupart transformées en autocraties libérales et autoritaires, et en Europe la vague néo-libérale s’est étendue sur les échecs et trahisons des social-démocraties. Mais le fascisme est toujours là, lui, même sous une forme « néo » tout aussi dangereuse car masquée sous un vernis de soi-disant respectabilité qui le rend désormais fréquentable. Il est à la tête de certains gouvernement européens, et à la porte du notre…
En 50 ans également, la génération qui avait vécu le génocide nazi, a disparu, et la nôtre, celle de ses enfants ne sommes pas loin de les suivre. C’est peut-être cette proximité avec l’horreur qui nous avait radicalisés et formés de façon si réactive contre les rejetons du fascisme. Cette radicalité existe-elle encore aujourd’hui alors que les groupuscules nazis prolifèrent sans vraiment être inquiétés, et diffusent leurs idées sur des réseaux bien plus larges que leurs journaux de l’époque. Le combat antifasciste est devenu quasi exclusivement défensif, et toute idée de rééditer des opérations types Duroc, ou Monge serait non seulement totalement inenvisageable, mais apparaitrait également aussi incompréhensible pour l’écrasante majorité de la société, que l’ont été les nôtres dans la société post-gaulliste des années 70.
Alors oui, peut-être, avons-nous contribué à « terroriser » pour un temps, – et pour un temps seulement – la frange la plus radicale de l’extrême-droite, mais force est de reconnaître, que 50 ans plus tard, elle n’a pas disparue, et qu’elle surfe aujourd’hui dans les plis d’un courant néo-fasciste plus présentable qui s’appuie désormais sur un tiers de l’électorat et qui dispose d’un tiers des députés à l’Assemblée Nationale !
De l’intérêt peut-être, de rappeler que nos combats d’hier contre les « rats noirs » ne participent pas seulement à la nécessité d’entretenir une mémoire, mais à nourrir une vigilance aussi déterminée et radicale contre ceux qui en portent toujours les mêmes idées …et les mêmes projets.
Michel Angot « Laszlo »