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Caroline Fourest : le vertige réactionnaire

Comment casser la tête du mouvement #MeToo en faisant mine de le défendre ? Rendons hommage à Caroline Fourest pour sa performance. Invitée de tous les plateaux par des journalistes béats et acritiques, c’est avec le sourire et le ton posé que l’essayiste remet en cause quasiment tous les apports de cette vague féministe planétaire. Mais qui s’en rend compte ? Il faut dire que son livre le Vertige Me Too, en tête des ventes, part d’une question légitime : « Comment défendre nos principes féministes, favoriser la libération de la parole, sans accuser à tort et jeter en pâture des innocents ? ».

La réponse n’a rien d’évident et, oui, il peut arriver qu’une femme mente. Mais une chose est sûre : la façon de tenir tous les principes émancipateurs ne peut pas se traduire par une nouvelle chape de plomb et le retour de la défiance à l’égard des victimes. Or, dans son livre, Caroline Fourest met à terre tous les soubassements de la parole libérée et de la honte changeant de camp.

D’abord, son parti pris masque la réalité : dans l’écrasante majorité des cas, la justice n’est pas rendue. Non, nous ne sommes pas passés « d’une société de l’honneur imposant le bâillon à celle de la pureté magnant le bûcher et la délation ». En France, on estime à moins de 2 % le nombre de viols qui aboutit à une condamnation. Le taux de classement sans suite des affaires de violences sexuelles atteint 86 %.

C’est pourquoi, en tant que féministes, notre devoir, notre urgence, c’est de pousser la réflexion et les propositions pour que la justice, et avec elle la France entière, soit à la hauteur de la vague de la libération de la parole. Je vois des millions de femmes en souffrance, car confrontées à la non-reconnaissance de ce qu’elles ont subi. Où sont les millions, voire les milliers, voire les centaines ou même les dizaines d’hommes déshonorés sur des bûchers ?

Si l’outil des réseaux sociaux a été mobilisé, c’est précisément en raison de cette justice dysfonctionnelle. Le travail des journalistes, qui ne reprennent pas tout ce qui circule sur les réseaux, mais enquêtent, étayent, prennent de nombreuses précautions, est décisif quand les tribunaux font défaut. Or, Caroline Fourest s’en prend notamment, et de manière obsessionnelle à Mediapart, soit l’un des médias les plus en pointe sur les VSS [violences sexistes et sexuelles]. En réalité, à partir du sujet #MeToo, l’essayiste mène une croisade politique en ravivant le spectre des « deux gauches irréconciliables », sorte de masque de son virage à droite.

Un vocabulaire qui minimise les violences

Comment une féministe qui prétend sauver #MeToo peut-elle emprunter un vocabulaire minimisant les violences ? Caroline Fourest utilise des mots tels que se comporter « de façon déplacée », « abuser », « avoir mal agi »… Et elle contourne la réalité. C’est un grand musicien qui ne présenterait aucun risque parce qu’il aurait reconnu s’être mis dans une « situation nauséabonde » en embrassant sa stagiaire de 14 ans. Caroline Fourest omet les termes de la plaignante qui fait état d’agression sexuelle. C’est un homme politique bien connu qui aurait été condamné, selon elle, pour une « gifle isolée », ce qui est faux. Et elle évoque un « conflit privé ».

Si on suit son raisonnement, les violences commises par des personnalités publiques qui se dérouleraient au sein du couple ne seraient pas légitimes à être connues du grand public ? Caroline Fourest nous dit qu’il aurait dû être sanctionné dans les urnes et non par son mouvement politique. Mais si ces violences restent tues parce que privées, comment les électeurs et électrices auraient-ils pu juger ? C’est encore un réalisateur de renom dont elle mentionne le comportement lié à la prise d’alcool – comme si l’état d’ivresse était une circonstance atténuante alors que, même dans le droit, c’est une circonstance aggravante. Utilisant un doux euphémisme, Fourest écrit que des femmes l’accusent de « mal se comporter en soirée ». Pas de mention de l’enquête préliminaire pour harcèlement et agression sexuelle qui doit être jugée ces jours-ci. Le livre de Fourest est un festival d’approximations et de réécriture des faits.

Il y a également dans sa réflexion un énorme paradoxe. Si Fourest nous dit tout au long de son livre qu’il faut se baser sur les faits, rien que les faits, et s’en remettre à la justice, elle ne cesse de juger elle-même les faits. Pour apprécier la légitimité d’une accusation, elle utilise un test : « J’essaie de me demander si je serais montée dans un ascenseur, seule avec lui, l’esprit tranquille, lorsque j’avais 20 ans (sic) » ? Il va sans dire que ce ressenti ne prouve rien – je n’ai jamais craint de monter seule dans un ascenseur avec DSK… voyez le résultat ! Elle s’intéresse ensuite au nombre d’accusations portées de même gravité envers l’accusé. S’il n’y a qu’une seule accusation, nous devons donc la balayer d’un revers de la main ? Ce n’est pas sérieux.

On pourrait au moins attendre en retour de Fourest qu’elle-même cite les faits, rien que les faits. Mais non. Je ne donnerai qu’un seul exemple, édifiant. Sur un plateau de BFM TV, l’essayiste dit plusieurs fois que Judith Godrèche avait été mariée à Benoît Jacquot, ce qui est faux – et Benjamin Duhamel la laisse tranquillement répéter cette erreur. Plus grave encore, elle met en accusation le père de l’actrice, qu’elle qualifie de « pédocriminel ». Renvoyons-lui l’ascenseur, la cohérence de ses propos : sur la base de quels témoignages met-elle sur la place publique une telle accusation ?

En insistant sur le fait que toutes les violences n’ont pas la même gravité, Caroline Fourest semble nier le continuum à l’œuvre, c’est-à-dire le lien entre le harcèlement, l’agression sexuelle et le viol qui, ensemble, constituent un système. Faire un lien entre ces violences ne veut pas dire qu’elles sont équivalentes, de même gravité. Cela permet de comprendre qu’elles ne sont pas des irruptions isolées, mais prennent racine dans des comportements balisés. En faisant comme s’il y avait des actes simplement déplacés, de petites violences sans gravité qui relèveraient du privé, et le viol en bonne et due forme, elle remet en cause ce que les féministes ont mis en lumière depuis les années 1968. D’ailleurs, elle conteste même le concept de VSS, conquête s’il en est du mouvement #MeToo.

Les bonnes et les mauvaises victimes

Enfin, Fourest classe les bonnes et les mauvaises victimes : il y aurait d’un côté les femmes « courageuses » et « résilientes », et de l’autre, les « plaintives » et « victimaires ». Comme si l’on pouvait se libérer sans passer par la phase de reconnaissance de son statut de victime.

Comme si les femmes devaient avoir un comportement bien défini pour être crues et respectées. Comme si l’on devait donner des bons et des mauvais points sur la façon dont une femme violentée réagit. Chacune le fait comme elle peut, comme elle est. Dire aux victimes quel comportement mérite ou non le respect est extrêmement violent.

Il faut d’ailleurs bien écouter la réponse qu’a donnée Fourest à l’auditrice de France Inter qui exprimait, en tant que victime, sa douleur à l’écoute de ses propos qui « réembrayent sur le doute » à l’égard des femmes. Caroline Fourest la renvoie dans ses cordes : voilà tout le mal de notre société dans laquelle on ne pourrait plus opposer « un propos intellectuel » (le sien) au « ressenti des victimes » (celui de l’auditrice). Le prétendu cercle de la raison a encore frappé. La victime est renvoyée à son statut, comme si elle n’était de ce fait pas légitime à participer à la réflexion commune. Tout le mouvement des femmes a pourtant démontré la pertinence à construire du politique à partir de l’expérience vécue. Mais décidément, ce n’est plus l’histoire de Caroline Fourest.

Clémentine Autain, députée NFP. Tribune publiée dans Libération.